Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Mémoire-de-la-Littérature
16 décembre 2006

Leçon II - Mardi 12 / 12 / 06

L’espace-temps de la mémoire (?)

Beaucoup de monde. L’amphi est déjà presque comble 35 minutes avant le début du cours. Public tous âges... tirant plutôt vers le troisième malgré tout. Attentif, concentré, silencieux, sauf un téléphone cellulaire qui sonnera en deuxième heure pendant que vaguement lunaire, Jean-Yves Tadié, au titre d’invité du séminaire, mâchouille des fins de phrases à propos de bombardements.

Arrivée du professeur. Même vêture que la fois précédente. Chemise claire, cravate (bleue?), veste dans les tons gris: Bonjour !

Quelques rappels et le souci de reprendre les ébauches des dernières minutes du premier exposé, où il était question de théâtre de la mémoire. En soulignant d’abord le rapport sous-jacent “Mémoire - Espace”, moins fréquemment référencé que le rapport Mémoire-Temps.

Matérialisation de ce rapprochement Mémoire-Espace, l’image de Proust alité, entouré de sa montagne de papier (et de papiers), comme en un palais de mémoire, une construction, une cathédrale, donnant le sentiment de tout maîtriser de ce territoire, dans le jeu de pistes de ses renvois multiples, dans la signalisation intime de ses cahiers aux noms codés (Babouche, Fridolin, Grand-Bonhomme, ...), dans ces trésors enfouis mais que flèche ainsi toute une mnémotechnique. Il y a là une mémoire concrète, une mémoire artificielle de l’écrivain, une copia (cf. note 1; on dira aujourd’hui: une base de données) dans laquelle il pioche.
Le rapprochement s’impose avec les arts de la mémoire de l’Antiquité (note 2) comme de la Renaissance (note 3), avec une mnémonique de la mémoire construite, cette mémoire qui est la dernière partie de la rhétorique puisqu’autant, il faut retenir le texte, le discours, les arguments et s’en donner les moyens. Et on prépare ainsi son parcours de mémoire en le balisant spatialement, en y repérant / identifiant des lieux où on dépose des images références comme autant de pancartes ...

D’où aussi et d’abord le renvoi obligé au document “fondateur” (note 4), la Rhétorique à Herennius (note 5), qui tâche à distinguer mémoire naturelle et mémoire artificielle, avec les moyens de construire cette dernière. Loci memoriæ et imagines (lieux de mémoire et images ): l’orateur met en place des images qui rappellent des objets et construit un bâtiment de mémoire à travers lequel re-cheminer. Discours et parcours sont ainsi liés (les “topoï”, les lieux du discours): La mémoire, c’est du temps représenté dans l’espace.

Mais revenons au narrateur, dans son lit, au début de Combray. Où le situer, de cette mémoire artificielle de Proust entouré de ses cahiers qu’on vient d’évoquer à la mémoire romantique d’un Rousseau? Rhétorique d’un côté, scène littéraire de réminiscence de l’autre, où le lieu joue encore le rôle d’un signe, mais accidentel (cite Starobinsky commentant Rousseau dans La transparence et l’obstacle, puis Georges Poulet dans ses Études sur le temps humain). Souligne que grâce au signe accidentel, un bonheur passé peut ressusciter, et renvoie à l’article “Signe” de l’Encyclopédie et à ses références aux connotations Objet-Idée, Objet-Circonstance-Événement, où l’objet réveille l’idée, la circonstance, l’événement, phénomène du “signe mémoratif” ou, raccourci, du “mémoratif”.

Évoque le Dictionnaire de musique (note 6) de Rousseau, et ces airs qui peuvent n’avoir pas grande valeur musicale mais tirent tout de ce à quoi - contextuellement - ils sont ou furent liés.... Et de l’ouïe à la vue, nous en voilà venus à évoquer l’herbier, artefact ambigu, l’herbier rempli de mémoratifs néanmoins organisés, accumulation de signes accidentels et pourtant classement concerté de mémoire, l’herbier comme prémices potentielles d’une convergence envisageable entre mémoires artificielle et accidentelle, qui sait? L’herbier, rhétorique involontaire (c’est moi qui prolonge, formule et souligne)?

Et Combray de nouveau, en son début : on sent bien l’alternative qui s’offre, et le balancement, entre un récit chronologique et un récit aléatoire, entre un récit composé (déposé, disait Albert Thibaudet) et un récit dans le désordre des souvenirs. On sent aussi la présence d’une architecture (une géométrie?) de la mémoire: Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. (...). Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années.

Une mémoire du corps se met en route, qui cherche un lieu: Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres.

Et tandis que le corps, obstinément, sans contrôle, s’entête à chercher, la pensée, que pour l’heure il devance, se préoccupe déjà de faire converger l’espace et le temps: Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui, - mon corps -, se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’endormant et que je retrouvai au réveil.

Cette mémoire du corps, qui est première, qui est, stricto sensu, involontaire, qui devance l’effort de la conscience et lui offre en outre des fausses pistes, balayant assez aléatoirement un champ large de mémoratifs, quand elle va - rapidement, en fait - se stabiliser (Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que quelques secondes...), va se trouver avoir ouvert tout son horizon à la mémoire artificielle, par les balises parcourues qu’elle lui a données à voir: Certes j’étais bien réveillé maintenant, mon corps avait viré une dernière fois et le bon ange de la certitude avait tout arrêté autour de moi, m’avait couché sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait mis approximativement à leur place dans l’obscurité ma commode, mon bureau, ma cheminée, la fenêtre sur la rue et les deux portes. Mais j’avais beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont l’ignorance du réveil m’avait en un instant sinon présenté l’image distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était donné à ma mémoire; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite; je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois à Combray chez ma grand’tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu d’elles, ce qu’on m’en avait raconté.

Analyse personnelle : Ces développements d’A. Compagnon sont malgré tout assez (très) spécieux. Dans sa volonté de dégager une convergence des deux mémoires, naturelle et artificielle, il essaie de réorganiser, de relire l’apparition antérieurement aléatoire des différents lieux proposés par les tâtonnements mémoriels du corps, une fois l’éveil acquis, à partir d’une logique (celle des balises mémorielles spatiales de la rhétorique (de sa mnémonique)) qui lui est incompatible, inassociable. Le discours rhétorique est un discours pré-installé, il précède dans sa totalité constituée la recherche des articulations au niveau desquelles, pour pouvoir le restituer, on va installer des signes de rappel “déclenchants”. Les déclencheurs, chez le narrateur, du balayage des souvenirs conscients (je ne cherchais pas à me rendormir) n’ont en rien préexisté à ce balayage, n’ont pas été pré-implantés dans ses mécanismes de réveil pour organiser ce balayage-là et pas un autre. Nous sommes sur deux plans totalement distincts et les lieux de mémoire proposés par les mécanismes du réveil restent définitivement des mémoratifs à la Rousseau et en aucune façon des jalons rhétoriques, des marqueurs de mémoire artificielle.

On se lance ensuite dans une tentative de mise en perspective d’une référence bergsonienne: le temps c’est de l’espace pur. Dans le prolongement des présentations précédentes, A.Compagnon, qui ne se décourage pas, reprend les incertitudes mémorielles du réveil pour y lire une transition, un transfert, comme avènement aléatoire de souvenirs qui, dans leur succession même, sont connotateurs de temps puisque scandés par lui, un transfert donc de mémoratifs rousseauistes vers une quête mémorielle concertée, active, relue en réorganisation spatiale, quand apparaît la liste ordonnée des lieux où la mémoire consciente va s’exercer (à Combray, à Balbec, à Paris, à Doncières,...). Il veut pouvoir invoquer Ramon Fernandez et affirmer ici avec lui l’observation d’une “spatialisation temps-mémoire” en acte. Remarque personnelle: J’ai du mal à le suivre dans la pseudo-logique de cette transposition, essentiellement en raison du caractère ténu d’une émergence du temps en tant que tel par le seul levier de la succession des offres mémorielles du corps, succession certes “bêtement” temporelle, mais sans temporalité consubstantielle à leur contenu.

Ayant quoi qu’il en soit conjointement introduit le temps et l’espace, A.Compagnon bifurque vers ce que Proust défend, une psychologie dans le temps et l’espace (spatio-temporelle?), par opposition à une psychologie “plane”, qu’il critique comme psychologie de convention, psychologie statique, infirme de ce qu’elle ne prend pas en compte le temps. Je cherche, dit Proust dans une lettre de 1919 à Jacques Rivette, à travailler sur plusieurs plans pour éviter une psychologie plane (note 7). Épisode caractéristique, affirme A.Compagnon, dans La Fugitive, le lapsus du narrateur qui ne reconnaît pas Gilberte dans Mlle de Forcheville, après un quiproquo où il a écorché son nom en d’Éporcheville (note 8). D’où une autocritique de nos mécanismes de prise en compte d’informations comme de nos automatismes de récognition, trop incomplets: En elle-même, ma double erreur de nom (...) n’avait rien d’extraordinaire. Notre tort est de présenter les choses telles qu’elles sont, les noms tels qu’ils sont écrits, les gens tels que la photographie et la psychologie donnent d’eux une notion immobile. Mais en réalité ce n’est pas du tout cela que nous percevons d’habitude. Nous voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers.

Analyse personnelle: Les affirmations de Compagnon là aussi me surprennent. Si on continue la page citée : ... Nous répétons un nom tel que nous l’avons entendu jusqu’à ce que l’expérience ait rectifié notre erreur, ce qui n’arrive pas toujours. Tout le monde à Combray parla pendant vingt-cinq ans à Françoise de Mme Sazerat et Françoise continua à dire Mme Sazerin (...). Cette perpétuelle erreur, qui est précisément la “vie”, ne donne pas ses mille formes seulement à l’univers visible et à l’univers audible, mais à l’univers social, à l’univers sentimental, à l’univers historique, etc. Tout ça construit-il vraiment une méditation sur la place de l’espace et du temps dans l’approche psychologique? N’est-ce pas plus simplement de l’ordre de la réflexion sur nos erreurs d’entendement, sur la pré-configuration au gré de nos obsessions de nos dispositions comme de nos moyens propres à saisir l’information, information que du coup nous recevons biaisée ab initio et, l’erreur acquise, de l’ordre de la réflexion sur notre obstination à n’en pas vouloir (pouvoir) sortir?

Mais A. Compagnon laisse là l’anecdote et part souligner plus loin, dans les dernières pages du Temps Retrouvé, l’importance capitale de la dimension espace-temps dans les approches psychologiques. Il cite: Ainsi chaque individu - et j’étais moi-même un de ces individus - mesurait pour moi la durée par la révolution qu’il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres, et notamment par les positions qu’il avait occupées successivement autour de moi. Et sans doute tous ces plans différents suivant lesquels le Temps, depuis que je venais de le ressaisir dans cette fête, disposait de ma vie, en me faisant songer que, dans un livre qui voudrait en raconter une, il faudrait user, par opposition à la psychologie plane dont on use d’ordinaire, d’une sorte de psychologie dans l’espace, ajoutaient une beauté nouvelle à ces résurrections que ma mémoire opérait tant que je songeais seul dans la bibliothèque, puisque la mémoire, en introduisant le passé dans le présent sans le modifier, tel qu’il était au moment où il était présent, supprime précisément cette grande dimension du Temps suivant laquelle la vie se réalise.

J’ai donné le passage entier. A.Compagnon en fait le tronque (la longue phrase est assez alambiquée) voire le biaise à l’appui de sa démonstration et, mélangeant citation et incises de son fait, isole sans le dire assez explicitement la ligne discursive : Ainsi chaque individu - et j’étais moi-même un de ces individus - mesurait pour moi la durée par la révolution qu’il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres, et notamment par les positions qu’il avait occupées successivement autour de moi. Et sans doute tous ces plans différents suivant lesquels le Temps (...) disposait ma vie [ me faisaient songer qu’] il faudrait user, par opposition à la psychologie plane dont on use d’ordinaire, d’une sorte de psychologie dans l’espace ... [en percevant que] ... la mémoire [introduit ] le passé dans le présent sans le modifier ... [et supprime] ... cette grande dimension du Temps suivant laquelle la vie se réalise. Et, commentant, il souligne à quel point le temps (mesurait pour moi la durée...; durée=temps) rejoint l’espace (par la révolution...; révolution des planètes, espace. Et aussi: par les positions ... par rapport à moi...; positions=espace).... pour revenir en une phrase à l’expression “Palais de mémoire” qui lui paraît concrétiser au mieux cette conjonction spatio-temporelle.

Last but not least ....

A.Compagnon annonce un dernier angle d’attaque et un dernier argument dans le sens de la thèse centrale de la séance; il l’annonce avec gourmandise et sans pouvoir cacher qu’il le trouve excellent et probablement nouveau. Soit.
Palais de mémoire la Recherche? De mémoire involontaire ou de mémoire artificielle? Ou victoire de la convergence des deux? Où sont les traces? Et si nous revenions à Herennius, à ses images-balises? Et si nous les trouvions là, cachées où on ne les attendait pas, évidentes et pourtant détournées, là, dès le début, dès Combray?

On commence donc par revenir à la Rhétorique à Herennius, texte canonique. Les conseils y sont de constituer des images laides ou honteuses, pour mieux les retenir, des images frappantes (imagines agentes, images agissantes, qui mettent en mouvement, qui font avancer..), jouant sur l’excès (de beauté ou de laideur), sur le rire, les ridicules.... Compagnon se réfère d’abord à l’historienne anglaise Francès Yates, spécialiste de la Renaissance, qui cite la Somme théologique de Saint Thomas d’Aquin: Pour la réminiscence, il faut prendre un point de départ, d’où l’on commence à avancer pour se rappeler (...) Tullius (n.d.r.: auteur présumé de la Rhétorique à Herennius jusqu’au XV° siècle, assimilé à Cicéron) enseigne dans sa Rhétorique que pour se rappeler facilement, il faut imaginer une certaine succession de lieux sur lesquels on distribue dans un certain ordre les images de toutes les choses que l’on veut se rappeler. Puis il renvoie en parallèle à l’essai de Michael Baxandall: Giotto and the orators (publié en français sous le titre: Les humanistes à la découverte de la composition en peinture). Donc, Giotto ! (note 9)

On lit Proust: L’année où nous mangeames tant d’asperges, la fille de cuisine habituellement chargée de les “plumer” était une pauvre créature maladive, dans un état de grossesse déjà assez avancé quand nous arrivâmes à Pâques, et on s’étonnait même que Françoise lui laissât faire tant de courses et de besogne, car elle commençait à porter difficilement devant elle la mystérieuse corbeille, chaque jour plus remplie, dont on devinait sous ses amples sarreaux la forme magnifique. Ceux-ci rappelaient les houppelandes qui revêtent certaines des figures symboliques de Giotto dont M.Swann m’avait donné des photographies. C’est lui-même qui nous l’avait fait remarquer et quand il nous demandait des nouvelles de la fille de cuisine, il nous disait: “Comment va la Charité de Giotto?”. D’ailleurs elle-même, la pauvre fille, engraissée par sa grossesse jusqu’à la figure, jusqu’aux joues qui tombaient droites et carrées, ressemblait en effet assez à ces vierges fortes et hommasses, matrones plutôt, dans lesquelles les vertus sont personnifiées à l’Arena. Et je me rends compte maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue lui ressemblaient encore d’une autre manière. De même que l’image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait devant son ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que la puissante ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous du nom “Caritas” et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle d’études, à Combray, incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre, elle foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui “passe” comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu’un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée.

Et ce que souligne A.Compagnon, c’est que ces Vices et Vertus représentés par Giotto ont tout pour frapper la mémoire, pour rester dans la mémoire, spécifiquement tout ce qu’Herennius énonce comme critères lorsqu’il s’agit de construire des imagines agentes. Il insiste: L’image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait devant son ventre. Ils y sont bien, ces caractères excessifs, ridicules et pour cela nécessaires, de la Rhétorique, que Swann souligne et que Ruskin (note 10) retrouvait dans ses études sur la Cathédrale d’Amiens. A.Compagnon rappelle qu’on dispose d’un projet de Proust plus tard abandonné, datant de 1911, envisageant la composition de la Recherche suivant un plan analogue à celui des Vices et Vertus de Padoue ... ce qui le fait penser à Panofsky (note 11) et aux homologies (note 12) qu’il voit entre architecture gothique (réf.: Cathédrale de Saint-Denis) et pensée scolastique (réf.: Somme théologique de Saint-Thomas d’Aquin).

A.Compagnon pense avoir installé - et beaucoup à travers ce dernier rapprochement Giotto / Herennius - , à partir de l’ensemble de ses remarques et références, le bien fondé de l’affirmation de la présence d’une architecture (cachée (?)) de la mémoire dans la Recherche, une architecture qui rendrait non contradictoire la double lecture des événements mémoriels occurrents comme mémoratifs “selon Rousseau” et comme imagines agentes “selon Herennius”.

Fin du cours sur quelques remarques prospectives annonçant la leçon suivante. Allusion à la première écoute de la sonate de Vinteuil par le narrateur; signe mémoratif pour Swann et Odette, mais pas pour lui. On ne comprend rien “la première fois”: une œuvre ne fait sens que par la mémoire .... (À suivre)

NOTES .

(1) copia, æ: abondance, richesse ... (entre autres:) de biens, d’idées, de mots (Gaffiot)

(2) Rhétorique d’Aristote

(3) Mnémonique de Pierre de la Ramée (1515-1572) / Théâtre de la mémoire de Giulio Camillo (1530) / Listes d’images de Romberch de Kyrspe (1533) / Traité sur la mémoire de Guillaume Grataroli (1554) / Les ombres (1582) et Les sceaux (1584) de Giordano Bruno / ...

(4) Le premier écrit notable sur la question depuis la Rhétorique d’Aristote, sauf à valoriser (Pierre Chiron, professeur à Paris XII) le traité Du style daté autour de 100 avant J.C. et faussement attribué à Démétrios de Phalère, homme d’état et orateur athénien de 200 ans antérieur

(5) Ad C. Herennium, de ratione dicendi: texte rédigé semble-t-il entre 82 et 86 avant J.C., longtemps attribué à Cicéron , d’auteur inconnu (sauf référence à un certain Métrodore de Scepsis (?)), qui aura survécu au sac de Rome (six jours de pillage) par les Wisigoths d’Alaric (410) et qui est retrouvé / mentionné pour la première fois en 830. C’est dans la Rhétorique à Herennius que Molière aura pris l’aphorisme de Valère dans l’Avare: Il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger (Esse opportet ut vivas, non vivere ut edas) (Livre IV, 39)

(6) Publié en 1767, ce dictionnaire reprend, corrige et complète les articles de Rousseau dans l’Encyclopédie, tout en revenant sur sa critique antérieure de Rameau, dont il combat encore les conceptions ... mais se voit contraint d’adopter les principes, passés dans l’usage

(7) Formulation assez curieuse, où sortir d’un plan n’est qu’accéder à un autre, quand l’espace ne se caractérise pas plus par un empilement de plans qu’une psychologie par un mille-feuilles de strates indépendantes

(8) L’affaire est un peu compliquée. Le narrateur a aperçu au bois une jeune fille blonde, accompagnée de deux amies, qui a retenu, sans qu’il sache pourquoi exactement, son attention. Il la recroise plus tard sortant de l’immeuble des Guermantes. Il interroge le concierge à qui - la Duchesse est absente - elle a laissé son nom et qui a noté: Mlle Déporcheville. Il rectifie de lui-même en : d’Éporcheville, en quoi il croit reconnaître le nom “... d’une jeune fille d’excellente famille, et apparentée vaguement aux Guermantes, dont Robert m’avait parlé pour l’avoir rencontrée dans une maison de passe et avec laquelle il avait eu des relations”. Il télégraphie à Saint-Loup pour apprendre que la petite prostituée était boulotte et brune et s’appelait de l’Orgeville, avant de retrouver la blonde inconnue dans le salon des Guermantes et, présentations faites, de découvrir que c’est Gilberte, fille de Swann, qu’il n’a pas revue depuis des années, adoptée par son beau-père et portant son nom, suite à la mort de son père et au remariage d’Odette

(9) Giotto di Bondone (1266 (?) - 1337). On le donne pour l’élève de Cimabue (1240(?) - 1302). Appelé à Padoue, il décore vers 1305 - 1310 la chapelle des Scrovegni, à l’Arena (c’est le nom de la place sur laquelle ouvre la chapelle), à quoi fera plusieurs fois référence Proust

(10) John Ruskin (1819 - 1900). Critique d’art et sociologue anglais. Proust l’admire, l’a traduit, voit en lui un directeur de conscience de son époque

(11) Erwin Panofsky (Hanovre 1892 - Princeton 1968). Il avance l’idée (dans Architecture gothique et pensée scolastique ) que les architectes de l’époque avaient l’habitude mentale de penser “de façon scolastique” et que c’est cette structuration de la pensée même qui les a conduits à “inventer” les formes gothiques

(12) Le terme ici utilisé par Compagnon, au sens probable de “correspondance forte et non aléatoire” , pour ne pas croire à de simples “analogies” (ressemblances), désigne en mathématiques (en géométrie plane) une technique de construction d’une figure à partir d’une autre sur un principe de birapport. Les figures sont alors totalement déductibles (et réversiblement) l’une de l’autre. Cette réciprocité de détermination distingue la correspondance géométrique de la thèse causale de Panofsky: le Gothique déduit du Scolastique et non l’inverse!

Publicité
Publicité
Commentaires
Mémoire-de-la-Littérature
Publicité
Derniers commentaires
Archives
Publicité