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Mémoire-de-la-Littérature
8 janvier 2007

Leçon III - 12/12/06 - Première partie

Cette fois, la chemise est bleue et la cravate dans les jaunes, sans excès.
A.Compagnon semble un peu gêné aux entournures, ni par la chemise, ni par la cravate en fait, mais par un souci de défense et illustration de ses présentations antérieures qui se sont frottées (et s’en sont trouvées un peu bosselées) à sa relecture, préparant le cours du jour, de quelques pages d’Harald Weinrich.
Note: Weinrich est professeur honoraire ici, ayant eu en charge, dans la maison, la Chaire de Langues et Littérature romanes (1992 - 1998).
Compagnon donc, relisant Weinrich et Léthé, art et critique de l’oubli (Fayard - 1999), s’y est heurté à cet avis péremptoire et définitif sur Proust: Rien dans son œuvre n’indique qu’il ait rien attendu de la mémoire rhétorique. Voilà un rude coup porté à sa leçon du 12/12. Il veut s’en expliquer et ... se défendre.

Soit, admet-il, allons à quelques concessions... La rhétorique a un parfum d’enseignement secondaire en ce début du XX° siècle. Jusqu’en 1902, la classe de première des lycées était désignée comme classe “de rhétorique”. Et lors d’une de ses conversations avec le narrateur, Charlus moque les “accessoires de rhétorique” auxquels recourt Norpois, lieux communs et clichés convenus qui encombrent (comme aussi chez Cottard, ou Brichot) ses propos de références au général hiver, à l’aube de la nation et autres alea jacta est ... C’est vrai, nous sommes au terme d’une tradition où la forme, travaillée pour soutenir le fond, le sens, est devenue creuse, un contenant désormais sans contenu.
Et puis on ne peut nier les réserves de Proust devant le principe de collection (mémoratifs, herbier,..). D’ailleurs, Swann, grand collectionneur, n’est-il pas un artiste impuissant? Collections? Souvent accumulations inabouties plutôt signes d’échecs: ... ainsi s’entassaient dans mon esprit (comme dans ma chambre les fleurs que j’avais cueillies dans mes promenades ou les objets qu’on m’avait donnés) une pierre où jouait un reflet, un toit, un son de cloche, une odeur de feuilles, bien des images différentes sous lesquelles il y a longtemps qu’est morte la réalité pressentie .... (dans les dernières pages de Combray). La méfiance s‘affirme vis à vis d’un effort rationnel qui ne passerait que par l’évocation d’images, béquille mémorielle trop fondée sur le visuel, les yeux : ... comme ce que je m’en serais rappelé m’eût été fourni seulement par la mémoire volontaire, la mémoire de l’intelligence, et comme les renseignements qu’elle donne sur le passé ne conservent rien de lui (...) cela était en réalité mort pour moi. (....). Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel) que nous ne soupçonnons pas.... (toujours dans Combray).
Oui, dans un entretien accordé au Temps, en 1913, Proust, à propos de son projet littéraire, affirmait déjà que la mémoire volontaire, à laquelle recourt la rhétorique, qui relève de l’intelligence et du regard, de la vision, “des yeux”, ne peut nous donner accès, concernant le passé, qu’à des “pans de vérité”, qu’il compare à des images comme nous en fournissent les mauvais peintres. Il oppose à ces “images” les odeurs, les saveurs, qui elles peuvent nous restituer les choses dans un exact dosage de mémoire et, nécessaire, d’oubli, évoquant aussi les couleurs... et là dans un involontaire et contradictoire rapprochement avec les mécanismes de la vision, avec les “yeux”, référence implicite à un leitmotiv de lustrine verte qui revient beaucoup dans ses brouillons ... Contradictoire? Oui et non, et Compagnon renvoie à la querelle Ingres / Delacroix, dessin / couleur, couleur plus proche de la sensation pure que le dessin, qui relève davantage de l’intelligence....

Citation de nouveau : La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé (...) les formes (...) s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu (leur) force d’expansion (...). Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.

Et comme s’il s’écoutait lui-même et découvrait ici, pour sa démarche personnelle, un mémoratif, ayant prononcé édifice, Compagnon, en incidente (il)logique, digresse quelques instants sur “mémoire et espace”, voulant lire dans l’introduction de Combray dont sa dernière citation est extraite, comme les prolégomènes du Palais de mémoire que va être la Recherche en construction, comme le vocabulaire caché d’une architectonique littéraire: On entre dans Combray par des “portails”. Le dormeur éveillé, les chambres successives et hypothétiques, la lanterne magique (qui ... à l’instar des premiers architectes (...) de l’âge gothique ...)? Porches, ouvertures, passages que tout cela. Il ne s’agit pas de pages d’exposition, mais d’une introduction dans un espace où tout tourne, qui s’amplifie en topographie extensible et puis, soudain, violemment, se rétracte et se resserre autour d’un point fixe douloureusement attractif, comme un trou noir stellaire aspirant toute incertitude et niant toute échappatoire dans l’évidence de son unicité: .... À Combray, tous les jours, dès la fin de l’après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand’-mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations.

Note: ... La volonté de plaquer le modèle architectural sur le tourbillon spatial des souvenirs du réveil est un choix a priori de grille de lecture qui s’entend ici comme parfaitement systématique. Que la Recherche soit un “Palais de mémoire” est une chose, que dans une succession d’étapes, ici de réveil, chaque pas soit porche ou portail une autre, sous-tendue par l’affirmation que toute progression pensée ou énoncée (dans un raisonnement, dans une description...) est modélisable comme parcours spatial. Point de vue recevable? Pourquoi pas, sans doute même, mais qui détruit du coup le caractère spécifique qu’on prétend reconnaître dans l’approche proustienne. La mémoire comme espace intérieur? On tâtonne un peu, en aveugle, et puis on entre? Mais l’énoncer, est-ce faire une découverte? À moins qu’expliquer (enseigner?), ce ne soit qu’accoucher des évidences. Peut-être bien, au fond, d’ailleurs.

Oui, mais la rhétorique, quand même .... Et bien, on ne digressait pas, en fait, dans le moment architectural précédent; et Compagnon s’y articule. Enfin!, nierait-on cette importance du franchissement des portails qui mènent au centre de l’espace, ces images fortes, ailleurs et précédemment citées, de Giotto, cette lanterne magique, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail? Et qui dit vitrail dit église, lieu privilégié où s’incarne toute une mnémonique rhétorique, église que l’on grandit en cathédrale, symbole architectural, peuplé de signes, de la Recherche même. Non, non, même s’il la faut subliminale, la rhétorique n’est pas si loin....

Bref, quand on ne veut pas avoir tort, il ne reste qu’à affirmer qu’on a raison....

Et puis l’espace du discours, que la rhétorique se donne pour tâche de construire, ce sont certes des lieux, certes des routes, certes des places, mais c’est aussi, outre une géographie, une géologie, et tout un vocabulaire de couches, de recouvrements, de strates nous en rapproche, dans le texte. Soulignement des jours qui se succèdent et ... recouvrent peu à peu ceux qui les ont précédés..., mais dans un enfouissement qui ne vaut pas effacement, tant ... chaque jour ancien est resté déposé en nous comme en une bibliothèque immense..., souvenir abandonné comme un vieux livre, mais qui peut remonter , revenir en surface, car la superposition effectuée n’est pas immuable comme la stratification d’une montagne. Où Compagnon distingue une image double du moi, temporelle (jours anciens) et spatiale (bibliothèque), en même temps qu’une concurrence mémorielle entre un mécanisme fallacieux, où la superposition, itérée dans le semblable, peut créer l’habitude (le voile lourd de l’habitude, abêtissante .... / ... jusqu’ici je l’avais considérée surtout comme un pouvoir annihilateur qui supprime l’originalité et jusqu’à la conscience des perceptions ...), l’habitude qui ne restitue, comme l’intelligence, qu’une apparence dont on a perdu le sens, et une “bonne” mémoire, une mémoire-bibliothèque, qui conserve et préserve, intacts sous la poussière, les précieux dépôts qu’on y a faits.

Voilà pour les mises au point qui alourdissaient son installation du jour derrière l’estrade. Harald Weinrich est-il à terre? En tout cas, la page est tournée et Compagnon annonce, ferme, son intention de se consacrer un peu, hic et nunc, au thème suivant: “Mémoire et Reconnaissance”, mais où “Mémoire (de la Littérature)” pourrait un temps devenir : “De la Littérature comme Géographie plus que comme Histoire”. Car voici la question: Comment s’oriente-t-on, se reconnaît-on dans la Littérature? Et tout roman ne serait-il pas métaphore d’un territoire comme d’une déambulation, d’un voyage? Et de nous servir, pour appuyer l’effet, deux anecdotes “personnelles” ....

Anecdote I : le héros voyage .... Colloque en Italie (sur Le roman réaliste); attendu à la gare par un collègue, autochtone aussi civil qu’inconnu qui doit le véhiculer jusqu’au lieu des débats; on monte en voiture, on démarre, on part au sud, puis on file vers l’ouest, on atteint un périphérique, on hésite, on repart vers le sud, pour décider peu après que finalement, non, ce doit être au nord qu’il faut aller; on est perdus .... On s’arrête, on hèle une (jolie?) passante (baudelairienne?). Le collègue, toujours civil, toujours italien, toujours inconnu et définitivement paumé avoue que ce n’est pas la première fois qu’il vient ici et ... qu’il s’y est toujours égaré. Prenant l’initiative et scrutant l’horizon, Compagnon découvre le panneau salvateur, permet qu’on s’engage enfin dans la bonne direction, et se dit qu’un homme qui a des rapports si particuliers avec la topographie ne doit pas avoir la même représentation du “Roman”, fut-il réaliste, que lui.
Pour lui (Compagnon), un roman est comme une carte, quand il s’y engage, il ne sait où il est, ni où il va, c’est le brouillard. Il a devant lui un espace à parcourir, à investir, à habiter, qu’il explorera, puis dont il découvrira les richesses cachées au gré de ses promenades-relectures, concluant que, de même que nous n’avons pas tous les mêmes aptitudes cartographiques ni les mêmes modes de représentations mentales, nous n’entrons pas à l’identique dans un même roman (peut-être d’ailleurs ne lisons-nous pas ce faisant le même roman...). Note: On peut se demander si toutes ces remarques sont bien originales .....
Évoque André Ferré et sa “Géographie de Marcel Proust” (ouvrage paru en 1939) qui reproduit une carte ... aberrante de la région de Balbec, esquissée par Proust lui-même. Fantaisie des espaces mentaux .....

Anecdote II : le héros enseigne ... Cours en Sorbonne pendant lequel il a parlé de son expérience de la lecture, du sentiment d’égarement qui préside à l’entrée dans un nouveau roman. On manque de repères, on ignore où on va, on attend, mieux, pour parler comme les phénoménologues, on construit un modèle d’attente qu’on va passer son temps ensuite à corriger, on vit un sentiment de perte, d’angoisse, avançant dans l’obscurité, on connaît la désorientation inaugurale .... certains vont abandonner en deçà de la limite de franchissement de ces difficultés initiales. Pour illustrer le propos, il parle de la Recherche (comme il aurait pu parler de la Chartreuse de Parme et évoquer Balzac conseillant à Stendhal qui l’avait, respectueux du maître, envisagé - pour fort heureusement y renoncer - de supprimer (réécrire?) le début, Milan, Waterloo...). Il avait insisté sur la naturelle désorientation du lecteur, au début de Combray, la scène d’ouverture n’est située ni dans le temps, ni dans l’espace avec un auteur-narrateur qui nous dit: Il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage. Et puis vient: Combray, de loin, à dix lieues à la ronde, vu du chemin de fer quand nous y arrivions la dernière semaine avant Pâques .... et tout se met en place.
Voilà ce qu’il avait - entre autres - dit. Et vient un étudiant qui tient, après le cours, à lui faire part de son expérience contradictoire. Il vient de lire Du côté de chez Swann et il n’a rien connu de ces tremblements incertains, de ces angoisses initiales... Est-il normal?
Et dans quelle édition l’avez-vous lu?
Mais dans la collection dont vous avez rédigé la préface!
Ah ... et?
Et j’ai commencé par la préface
....
Voilà l’erreur! Finie la découverte et le charme des étonnements! Pauvre jeune-homme!, privé de sa prise de possession intime du roman, et réciproquement. Mais quelle idée de commencer par la préface! Elles tuent l’innocence de la première fois. Au fond, on devrait les interdire et n’écrire que des postfaces....
Un roman, c’est une demeure inconnue, une maison inconnue, et le charme de la découverte ne gagne rien à passer d’abord par l’étude d’un plan ... L’appropriation se fera mieux par la déambulation. Pense à Venise, ville-roman, archétype d’une désorientation spatiale qui rend même toute carte inopérante, ville qui se “lit” ....

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