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Mémoire-de-la-Littérature
8 janvier 2007

Leçon III - Troisième partie - 12/12/06

Mais ce n’est pas fini et l’exposé se relance......... Il faut quand même un peu recentrer le propos sur la mémoire. On a annoncé “Mémoire et reconnaissance” comme plat du jour et ...
Du coup, on va regarder du côté des Jeunes filles en fleurs, pour y chercher quelques éléments d’une analyse de l’expérience esthétique comme expérience de mémoire, comme expérience d’orientation (du sentiment esthétique, des impressions esthétiques, ...) par la mémoire, en commençant par la première audition, écoute, de la sonate de Vinteuil. Le passage évoqué est long, et s’il n’est pas tout à fait lu in extenso, il est presque entièrement paraphrasé, avec affirmation de ce qu’on trouve là une description phénoménologique de la découverte (de l’œuvre d’art), comme une analyse-présentation complète du phénomène d’accès au beau par l’accoutumance, qui domestique l’inconnu et en fait surgir les beautés cachées, tandis que s’affadit le banal dès l’abord apprécié par la facilité du “directement reconnu”, etc. .... On laisse parler le passage (ici reproduit en entier) avant d’y revenir un peu :

……. Ce fut un de ces jours-là qu'il lui arriva de me jouer la partie de la Sonate de Vinteuil où se trouve la petite phrase que Swann avait tant aimée. Mais souvent on n'entend rien, si c'est une musique un peu compliquée qu'on écoute pour la première fois. Et pourtant quand plus tard on m'eut joué deux ou trois fois cette Sonate, je me trouvai la connaître parfaitement. Aussi n'a-t-on pas tort de dire «entendre pour la première fois». Si l'on n'avait vraiment, comme on l'a cru, rien distingué à la première audition, la deuxième, la troisième seraient autant de premières, et il n'y aurait pas de raison pour qu'on comprit quelque chose de plus à la dixième. Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n'est pas la compréhension, mais la mémoire. Car la nôtre, relativement à la complexité des impressions auxquelles elle a à faire face pendant que nous écoutons est infime, aussi brève que la mémoire d'un homme qui en dormant pense mille choses qu'il oublie aussitôt, ou d'un homme tombé à moitié en enfance qui ne se rappelle pas la minute d'après ce qu'on vient de lui dire. Ces impressions multiples, la mémoire n'est pas capable de nous en fournir immédiatement le souvenir. Mais celui-ci se forme en elle peu à peu et, à l'égard des œuvres qu'on a entendues deux ou trois fois, on est comme le collégien qui a relu à plusieurs reprises avant de s'endormir une leçon qu'il croyait ne pas savoir et qui la récite par cœur le lendemain matin. Seulement je n'avais encore jusqu'à ce jour rien entendu de cette Sonate, et là où Swann et sa femme voyaient une phrase distincte, celle-ci était aussi loin de ma perception claire qu'un nom qu'on cherche à se rappeler et à la place duquel on ne trouve que du néant, un néant d'où une heure plus tard, sans qu’on y pense, s'élanceront d'elles-mêmes, en un seul bond, les syllabes d'abord vainement sollicitées. Et non seulement on ne retient pas tout de suite les œuvres vraiment rares, mais même au sein de chacune de ces œuvres-là, et cela m'arriva pour la Sonate de Vinteuil, ce sont les parties les moins précieuses qu'on perçoit d'abord. De sorte que je ne me trompais pas seulement en pensant que l'œuvre ne me réservait plus rien (ce qui fit que je restai longtemps sans chercher à l'entendre) du moment que Mme Swann m'en avait joué la phrase la plus fameuse (j'étais aussi stupide en cela que ceux qui n'espèrent plus éprouver de surprise devant Saint-Marc de Venise parce que la photographie leur a appris la forme de ses dômes). Mais bien plus, même quand j'eus écouté la Sonate d'un bout à l'autre, elle me resta presque tout entière invisible, comme un monument dont la distance ou la brume ne laissent apercevoir que de faibles parties. De là, la mélancolie qui s'attache à la connaissance de tels ouvrages, comme de tout ce qui se réalise dans le temps. Quand ce qui est le plus caché dans la Sonate de Vinteuil se découvrit à moi, déjà, entraîné par l'habitude hors des prises de ma sensibilité, ce que j'avais distingué, préféré tout d'abord, commençait à m'échapper, à me fuir. Pour n'avoir pu aimer qu'en des temps successifs tout ce que m'apportait cette Sonate, je ne la possédai jamais tout entière: elle ressemblait à la vie. Mais, moins décevants que la vie, ces grands chefs-d'œuvre ne commencent pas par nous donner ce qu'ils ont de meilleur. Dans la Sonate de Vinteuil, les beautés qu'on découvre le plus tôt sont aussi celles dont on se fatigue le plus vite, et pour la même raison sans doute, qui est qu’elles diffèrent moins de ce qu'on connaissait déjà. Mais quand celles-là se sont éloignées, il nous reste à aimer telle phrase que son ordre, trop nouveau pour offrir à notre esprit rien que confusion, nous avait rendue indiscernable et gardée intacte; alors, elle devant qui nous passions tous les jours sans le savoir et qui s'était réservée, qui par le pouvoir de sa seule beauté était devenue invisible et restée inconnue, elle vient à nous la dernière. Mais nous la quitterons aussi en dernier. Et nous l'aimerons plus longtemps que les autres, parce que nous aurons mis plus longtemps à l'aimer. Ce temps du reste qu'il faut à un individu - comme il me le fallut à moi à l'égard de cette Sonate - pour pénétrer une œuvre un peu profonde, n'est que le raccourci et comme le symbole des années, des siècles parfois, qui s'écoulent avant que le public puisse aimer un chef-d'œuvre vraiment nouveau.
Aussi l'homme de génie pour s'épargner les méconnaissances de la foule se dit peut-être que, les contemporains manquant du recul nécessaire, les œuvres écrites pour la
postérité ne devraient être lues que par elle, comme certaines peintures qu'on juge mal de trop près. Mais en réalité toute lâche précaution pour éviter les faux jugements est inutile, ils ne sont pas évitables. Ce qui est cause qu'une œuvre de génie est difficilement admirée tout de suite, c'est que celui qui l'a écrite est extraordinaire, que peu de gens lui ressemblent. C'est son œuvre elle-même qui, en fécondant les rares esprits capables de le comprendre, les fera croître et multiplier. Ce sont les quatuors de Beethoven (les quatuors XII, XIII, XIV et XV) qui ont mis cinquante ans à faire naître, à grossir le public des quatuors de Beethoven, réalisant ainsi comme tous les chefs - d'œuvre un progrès sinon dans la valeur des artistes, du moins dans la société des esprits, largement composée aujourd’hui de ce qui était introuvable quand le chef - d'œuvre parut, c'est-à-dire d'êtres capables de l'aimer.
Ce qu'on appelle la postérité, c'est la postérité de l'œuvre. Il faut que l'œuvre (en ne tenant pas compte, pour simplifier, des génies qui à la même époque peuvent parallèlement préparer pour l'avenir un public meilleur dont d'autres génies que lui bénéficieront) crée elle-même sa postérité. Si donc l'œuvre était tenue en réserve, n'était connue que de la postérité, celle-ci, pour cette œuvre, ne serait pas la postérité, mais une assemblée de contemporains ayant simplement vécu cinquante ans plus tard. Aussi faut-il que l'artiste - et c'est ce qu'avait fait Vinteuil - s'il veut que son œuvre puisse suivre sa route, la lance, là où il y a assez de profondeur, en plein et lointain avenir. Et pourtant ce temps à venir, vraie perspective des chefs-d'œuvre, si n'en pas tenir compte est l'erreur des mauvais juges, en tenir compte est parfois le dangereux scrupule des bons. Sans doute, il est aisé de s'imaginer, dans une illusion analogue à celle qui uniformise toutes choses à l'horizon, que toutes les révolutions qui ont eu lieu jusqu'ici dans la peinture ou la musique respectaient tout de même certaines règles et que ce qui est immédiatement devant nous, impressionnisme, recherche de la dissonance, emploi exclusif de la gamme chinoise, cubisme, futurisme, diffère outrageusement de ce qui a précédé. C'est que ce qui a précédé, on le considère sans tenir compte qu'une longue assimilation l'a converti pour nous en une matière variée sans doute, mais somme toute homogène, où Hugo voisine avec Molière. Songeons seulement aux choquants disparates que nous présenterait, si nous ne tenions pas compte du temps à venir et des changements qu’il amène, tel horoscope de notre propre âge mûr tiré devant nous durant notre adolescence. Seulement tous les horoscopes ne sont pas vrais, et être obligé pour une œuvre d'art de faire entrer dans le total de sa beauté le facteur du temps mêle à notre jugement quelque chose d'aussi hasardeux et par là d'aussi dénué d'intérêt véritable que toute prophétie dont la non-réalisation n'impliquera nullement la médiocrité d'esprit du prophète, car ce qui appelle à l'existence les possibles ou les en exclut n'est pas forcément de la compétence du génie; on peut en avoir eu et ne pas avoir cru à l'avenir des chemins de fer, ni des avions, ou, tout en étant grand psychologue, à la fausseté d'une maîtresse ou d'un ami, dont de plus médiocres eussent prévu les trahisons.

Que s’attache, en marge du (ou en connexité avec le ...) texte à souligner Compagnon? Il veut extraire de là quelques schèmes forts, essentiels, directeurs. Et il isole :

-Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n'est pas la compréhension, mais la mémoire...
- ... et là où Swann et sa femme voyaient une phrase distincte, celle-ci était aussi loin de ma perception claire qu'un nom qu'on cherche à se rappeler et à la place duquel on ne trouve que du néant ...
- ... je ne me trompais pas seulement en pensant que l'œuvre ne me réservait plus rien (...) du moment que Mme Swann m'en avait joué la phrase la plus fameuse (j'étais aussi stupide en cela que ceux qui n'espèrent plus éprouver de surprise devant Saint-Marc de Venise parce que la photographie leur a appris la forme de ses dômes) ...
- ... Mais, moins décevants que la vie, (les) grands chefs-d'œuvre ne commencent pas par nous donner ce qu'ils ont de meilleur.... les beautés qu'on découvre le plus tôt sont aussi celles (...) qui (...) diffèrent moins de ce qu'on connaissait déjà. Mais quand celles-là se sont éloignées, il nous reste à aimer telle phrase que son ordre, trop nouveau pour offrir à notre esprit rien que confusion, nous avait rendue indiscernable et gardée intacte; alors, elle devant qui nous passions tous les jours sans le savoir et qui s'était réservée, qui par le pouvoir de sa seule beauté était devenue invisible et restée inconnue, elle vient à nous la dernière
....

.... tous extraits où Compagnon veut lire ce qui est écrit bien sûr, mais aussi la résurgence du thème “Une ville est une œuvre et réciproquement” (et dans une ville comme dans un livre, on déambule, on découvre, on redécouvre inlassablement ...), mais aussi la volonté de souligner cette idée que l’œuvre crée sa propre mémoire, celle dont elle a besoin que nous la possédions pour l’apprécier, une mémoire qui est une accoutumance, mais où perdure l’original, le “nouveau” qui fut si difficile à apercevoir (...elle vient à nous la dernière. Mais nous la quitterons aussi en dernier...), qui ne reste jamais identique à lui-même (d’où l’échec de la référence photographique pour l’épuiser: ... aussi stupide que ceux qui n'espèrent plus éprouver de surprise devant Saint-Marc de Venise parce que la photographie leur a appris la forme de ses dômes) ... quand s’affadit (... quand celles-là se sont éloignées ...) ce qui fut plus vite apprécié parce que plus facilement référençable à des acquis antérieurs.

En fait, l’analyse est délicate, le rôle de la mémoire à la fois évident (le connu rassure, l’inconnu inquiète) et insuffisant (tout ce qui est en rupture mémorielle, non repérable, n’est pas ipso facto beau et si la petite phrase de Vinteuil a d’abord troublé Swann et si elle l’obsède, est-ce seulement qu’il n’a jamais rien entendu de comparable? Et se lasser moins vite de la rencontre itérée, est-ce ne jamais se lasser?) et Compagnon s’y retrouve un peu sur le fil du rasoir, dans quelques incidentes où la passante (forcément) baudelairienne, en qui notre intuition voit un rêve marcher, vient bousculer Odette, œuvre d’art (?) descendue de son socle au fil ... du long oubli de l’image première ... pour se découvrir ... une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était même pas mon genre... pour quelle morale de son propos exactement?

Il essaie d’y revenir, de défendre en quelques phrases une sorte de phénomène de prescience devant ce qui ne sera le beau que quand sa mémoire spécifique se sera créée en nous, comme si nous avions l’intuition d’un mécanisme qui va se mettre en route ici et pas ailleurs, comme si nous reconnaissions parfois (Swann et la petite phrase) quelque chose que pourtant nous ne connaissons pas encore .... avec ce sentiment de l’avoir “sur le bout de la langue” .... comme dans une conception platonicienne de connaissances antérieures, d’avant notre présence ici, et qui remueraient vaguement dans le lointain de limbes effacées qui nous appellent? C’est aller bien (trop) loin peut-être, outre que soudain tombe - pour cause d’emploi de l’expression (sur le bout de la langue) - et bien mal à propos une référence au duc de Guermantes et à l’anecdote que rapporte le narrateur (in Le côté de Guermantes):

Je demandai à M. de Guermantes s'il savait le nom du monsieur qui figurait en chapeau haute forme dans le tableau populaire, et que j'avais reconnu pour le même dont les Guermantes possédaient tout à côté le portrait d'apparat, datant à peu près de cette même période où la personnalité d'Elstir n'était pas encore complètement dégagée et s'inspirait un peu de Manet. Mon Dieu, me répondit-il, je sais que c'est un homme qui n'est pas un inconnu ni un imbécile dans sa spécialité, mais je suis brouillé avec les noms. Je l'ai sur le bout de la langue, monsieur... monsieur... enfin peu importe, je ne sais plus. Swann vous dirait cela, c'est lui qui a fait acheter ces machines à Mme de Guermantes, qui est toujours trop aimable, qui a toujours trop peur de contrarier si elle refuse quelque chose; entre nous, je crois qu'il nous a collé des croûtes. Ce que je peux vous dire, c'est que ce monsieur est pour M. Elstir une espèce de Mécène qui l'a lancé, et l'a souvent tiré d'embarras en lui commandant des tableaux. Par reconnaissance - si vous appelez cela de la reconnaissance, ça dépend des goûts - il l'a peint dans cet endroit-là où avec son air endimanché il fait un assez drôle d'effet. Ça peut être un pontife très calé, mais il ignore évidemment dans quelles circonstances on met un chapeau haute forme. Avec le sien, au milieu de toutes ces filles en cheveux, il a l'air d'un petit notaire de province en goguette.

Le personnage en question est sans doute M. Verdurin et il n’est pas exclu que le duc veuille marquer le mépris mondain dans lequel il le tient en ayant oublié son nom, mais il ne nie pas le connaître, ce qui n’est pas dans la logique du “sur le bout de la langue” des premières fois, celui de la prémonition esthétique qu’essayait d’introduire Compagnon, qui se met là plutôt en porte-à-faux...

On achève le cours sur une quasi-paraphrase des réflexions de Proust sur la postérité, et sur l’œuvre construisant, après sa mémoire, son public, avec (évoqué) un possible report à d’autres passages, sur cette même idée ou autour, à propos d’Elstir et de la nécessité ... de dissoudre cet agrégat de raisonnement que nous appelons vision (méfiance itérée à l’égard de l’intelligence), pour saisir, au travers de l’œuvre d’art nouvelle, l’ontologie en marche d’une perception recréée. Mais le texte donné et lu ici en référence est si précis et lumineux que le commentaire d’accompagnement, dès qu’on y revient, ne peut guère que lui rendre cet hommage, sans prétendre à l’éclairer davantage: ... seulement le re-dire (principe pédagogique néanmoins essentiel!), suffisamment porteur qu’il est de son propre sens.

La séance est levée. Qu’un parle ou que les autres écoutent, les héros sont fatigués.

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