Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Mémoire-de-la-Littérature
9 mars 2007

Leçon XI du 06 / 03 / 007 Persistance de l'Ancien régime (II)

Seconde Partie .........

On revient alors sur la fin du passage précédemment lu relatif à la princesse de Parme, dont Compagnon veut exploiter l’ironique chute: “ .... si la princesse de Parme avait été souveraine d’un État, sans doute eussé-je eu l’idée d’en parler à peu près autant que d’un président de la République, c’est-à-dire pas du tout”. Il s’amuse de ce que - car il est malgré tout des allusions dans la Recherche - chaque fois qu’un président de la République “traverse” une page, on sent une gêne, on devine un embarras, on constate un malentendu ... Il évoque - idée sans doute “reçue” dans un certain “milieu” - ce que la République pouvait avoir de “tiède” (dans le consensus mou d’un égalitarisme supposé sans plus aucune aspérité), renvoyant au mot de Jules Grévy, premier président (1879-1887) de ce nouvel avatar politique, inaugurant le Salon, s’enquérant du “niveau” des œuvres exposées et s’entendant répondre: “Rien d’extraordinaire, mais une bonne moyenne”, qui répliquait: “Une bonne moyenne? Très bien! C’est ce qu’il faut dans une république”.

Et revenant au texte, il va chercher Jules Grévy justement, cité par Swann, pour étayer les soupçons de gêne - embarras - malentendu avancés. Dans Du côté de chez Swann, Mme Verdurin se plaint de n’avoir pas toujours de coupe-file pour les soirs de première:

“... Swann, qui ne parlait jamais de ses relations brillantes, mais seulement de celles mal cotées qu’il eût jugé peu délicat de cacher, et au nombre desquelles il avait pris dans le faubourg Saint-Germain l’habitude de ranger les relations avec le monde officiel, répondit:
- Je vous promets de m’en occuper, vous l’aurez à temps pour la reprise des Danicheff, je déjeune justement demain avec le Préfet de police à l’Élysée.
- Comment ça, à l’Élysée? cria le docteur Cottard d’une voix tonnante.
- Oui, chez M. Grévy, répondit Swann, un peu gêné de l’effet que sa phrase avait produit
(.......)
- Comment ça, M. Grévy? vous connaissez M. Grévy? dit-il à Swann de l’air stupide et incrédule d’un municipal à qui un inconnu demande à voir le Président de la République et qui, comprenant par ces mots ‘à qui il a affaire’, comme disent les journaux, assure au pauvre dément qu’il va être reçu à l’instant et le dirige sur l’Infirmerie spéciale du Dépôt.
- Je le connais un peu, nous avons des amis communs (il n’osa pas dire que c’était le prince de Galles), du reste il invite très facilement, et je vous assure que ces déjeuners n’ont rien d’amusant, ils sont d’ailleurs très simples, on n’est jamais plus de huit à table, répondit Swann qui tâchait d’effacer ce que semblaient avoir de trop éclatant, aux yeux de son interlocuteur, des relations avec le Président de la République”.

Dans la Recherche, dit Compagnon, l’Élysée est toujours un “faux pas”.

Note: Les Danicheff. Il s’agit d’une comédie, signée du pseudonyme Pierre Newsky, mais écrite par Alexandre Dumas fils, en collaboration avec Pierre Corvin, qui date de 1879. Elle était au répertoire du théâtre de l’Odéon et fut reprise en 1896 (date de la première: le 4 mars). Proust avait préalablement écrit, avant de corriger, “...la première de Chamillac”, renvoyant là à une pièce en cinq actes d’Octave Feuillet, de 1889. Feuillet, élu en 1862 à l’Académie française, auteur dramatique, fut le premier à entrer à l’Académie au titre de romancier, ce qu’il était aussi.

Autre passage dans le même sens, quand Charlus retrouve Legrandin au mariage de la nièce de Jupien, qui va épouser le jeune Cambremer: "[Legrandin] entra en ouragan dans l’hôtel de M. de Charlus, absolument comme dans une maison mal famée où il ne faut pas être vu (...) et presque personne ne remarqua qu’en lui disant bonjour M. de Charlus lui adressa un sourire difficile à percevoir, plus encore à interpréter; ce sourire était pareil en apparence - et au fond était exactement l’inverse - de celui que deux hommes qui ont l’habitude de se voir dans la bonne société échangent si par hasard ils se rencontrent dans un mauvais lieu (par exemple l’Élysée où le général de Froberville, quand il y rencontrait jadis Swann, avait en apercevant Swann le regard d’ironique et mystérieuse complicité de deux habitués de la princesse de Laumes qui se commettent chez M. Grévy)”.

Caractéristique encore l’anecdote de la carte déposée par la duchesse de Guermantes à l’Élysée, sous Sadi Carnot, provoquant la grande indignation d’abord du prince de Guermantes, puis - quand elle en parle - de son mari le duc (Note: Sadi Carnot, qui sera assassiné en 1894 pendant l’Exposition universelle de Lyon, a succédé en 1887 à Jules Grévy, poussé à la démission peu après le début de son second mandat par le scandale du trafic de décorations auquel est mêlé son gendre Daniel Wilson):

“Ah! mais c’est vrai, dit-elle en se tournant vers moi, vous ne connaissez pas Gilbert! Je vais vous en donner une idée: il a autrefois pris le lit parce que j’avais mis une carte à Mme Carnot ... Mais, mon petit Charles, dit la duchesse pour changer de conversation, voyant que l’histoire de sa carte à Mme Carnot paraissait courroucer M. de Guermantes, vous savez (....)
Le duc, cependant, n’avait pas cessé de regarder sa femme fixement:
- Oriane, il faudrait au moins raconter la vérité et ne pas en manger la moitié. Il faut dire, rectifia-t-il en s’adressant à Swann, que l’Ambassadrice d’Angleterre de ce moment-là, qui était une très bonne femme, mais qui vivait un peu dans la lune et qui était coutumière de ce genre d’impairs, avait eu l’idée assez baroque de nous inviter avec le président et sa femme (...) c’était déjà bien comme ça. Mme de Guermantes, qui ne me fait pas souvent l’honneur de me consulter, a cru devoir aller mettre une carte dans la semaine à l’Élysée. Gilbert a peut-être été un peu loin en voyant là comme une tache sur notre nom. Mais il ne faut pas oublier que, politique mise à part, M. Carnot, qui tenait du reste convenablement sa place, était le petit-fils d’un membre du tribunal révolutionnaire qui fit périr en un jour onze des nôtres.
- Alors Basin, pourquoi alliez-vous dîner toutes les semaines à Chantilly? Le duc d’Aumale n’était pas moins petit-fils d’un membre du tribunal révolutionnaire, avec cette différence que Carnot était un brave homme et Philippe-Égalité une affreuse canaille”.

Note: Sadi Carnot était le petit-fils de Lazare Nicolas Marguerite Carnot, l’Organisateur de la victoire des armées de la Révolution française, chargé des questions militaires au Comité de salut public. Conservateur modéré, bien que tous deux aient voté la mort du roi, il semble trouver grâce aux yeux de Mme de Guermantes peut-être parce qu’au moins, il n’a pas trahi sa classe, sa famille, comme Louis Philippe Joseph duc d’Orléans, dit Philippe-Égalité, père de Louis-Philippe et donc grand-père du duc d’Aumale, qui, s’étant fait élire député à la Convention en 1792, en votant la mort de Louis XVI, votait la mort de son cousin. Concernant le domaine de Chantilly, gravement endommagé par la Révolution, le duc d’Aumale qui le possédait en avait assuré la restauration et lui avait rendu son luxe avant d’en faire don en 1886 à l’Institut (il était membre de l’Académie française depuis 1871)

Sur ces deux derniers exemples (Charlus - Legrandin; la carte à Mme Carnot), Compagnon réarticule son affirmation d’une mémoire encore très présente de l’ancien régime dans cette société des débuts de la troisième République mise en scène dans la Recherche. Et il en ajoute un autre encore, au début du Côté de Guermantes, lors de l’installation du narrateur dans un nouvel appartement dépendant de leur hôtel, qu’il décrit: ...

“C’était une de ces vieilles demeures comme il en existe peut-être encore et dans lesquelles la cour d’honneur - soit alluvions apportées par le flot montant de la démocratie, soit legs de temps plus anciens où les divers métiers étaient groupés autour du seigneur - avait souvent sur ses côtés des arrière-boutiques, des ateliers, voire quelque échoppe de cordonnier ou de tailleur, comme celles que l’on voit accotées aux flancs des cathédrales que l’esthétique des ingénieurs n’a pas dégagées, un concierge savetier qui élevait des poules et cultivait des fleurs - et au fond, dans le logis ‘faisant hôtel’, une ‘comtesse’ qui, quand elle sortait dans sa vieille calèche à deux chevaux, montrant sur son chapeau quelques capucines semblant échappées du jardinet de la loge (ayant à côté du cocher un valet de pied qui descendait corner des cartes à chaque hôtel aristocratique du quartier), envoyait indistinctement des sourires et des petits bonjours de la main aux enfants du portier et aux locataires bourgeois de l’immeuble qui passaient à ce moment-là, et qu’elle confondait dans sa dédaigneuse affabilité et sa morgue égalitaire”.

Compagnon se délecte - et on le suit - de la citation, dont il redouble quelques passages, avec pour moi, cette surprise amusée d’une prononciation dont le sud-ouest - qui fait sonner presque toutes les lettres - ignore l’élégance, entendant ici - et dans un premier temps ne comprenant pas - “lè” quand il est écrit “legs” et, la lumière s’étant faite, quand j’attendais en quelque sorte “lègue“ .....
Et puis dit-il, ce “flot montant de la démocratie”, c’est un cliché d’époque, et qui a beaucoup resservi. On le devine sous l’expression de Royer-Collard, fondateur du libéralisme, en quelque sorte fondateur même du grand parti conservateur-libéral-intelligent de Mme Jeanne Proust (cf. leçon X), disant à la Chambre des députés en 1822: “... la démocratie coule à pleins bords... ”. Analysé à travers la littérature, de Rémy de Gourmont à Jean Paulhan, il apparaît sous la restauration, quand on débat sur la Pairie, et sa reprise dans la Recherche n’est qu’un témoignage de plus que la mémoire proustienne doit apparaître aussi comme mémoire de la langue.

Note: Il me semble qu’il y a par là un petit flottement ou lapsus dans les références de Compagnon que j’ai même cru, mais j’ai pu rater une marche, entendre parler de “suppression de la Pairie”.
La Charte constitutionnelle de 1814 a substitué au Sénat impérial une Chambre des pairs, nommés en nombre illimité par le roi, à vie ou par transmission héréditaire. La Pairie veut être le trait d’union entre l’Ancien régime et les “idées nouvelles”. Elle siège au palais du Luxembourg et installe, avec la Chambre des députés, le bicamérisme. Elle est la “Chambre haute” ou la “Haute assemblée”, une sorte d’aristocratie “moderne” quand la “Chambre basse”, la Chambre des députés, issue du processus électif, en est le pendant “démocratique”.
C’est au début de la Monarchie de Juillet que l’hérédité de la Pairie est violemment attaquée par la Gauche et que les députés, en 1831, en votent la suppression - sans remettre en cause l’institution même de la Pairie. Les pairs se résignent à entériner ce vote.
- On pourra consulter le site de la documentation française:
http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/

Concernant la citation de Royer-Collard (Pierre Paul ; 1763 - 1845), c’est lors d’un débat sur la liberté de la presse et dans ce seul cadre que, s’opposant à Villèle, il dit: “... Oui, la démocratie coule à pleins bords dans cette belle France plus que jamais favorisée au Ciel. Que d’autres s’en courroucent, pour moi, je rends grâce à la Providence”.
Marginalement: ...Il y a, non loin du Collège de France, face au Luxembourg, une rue Royer-Collard, qui coupe d’ailleurs à angle droit une impasse du même nom. On trouvait autrefois dans l’impasse un petit hôtel pittoresque dont la fréquentation nécessitait hélas de passer sous les fourches caudines d’une hôtesse particulièrement désagréable. Après une vaine tentative de vente par appartements, dans les années 80, il est redevenu hôtel, mais d’une catégorie décourageante pour les bourses modestes. Par contre, venu des mêmes temps immémoriaux, le restaurant chinois le Ton-Hon, dans le segment de la rue Royer-Collard qui va du Boul’mich à la rue Gay-Lussac, a maintenu une excellence très accessible qu’à l’occasion je recommande....

Quant à la forme: “... le flot montant de la démocratie ...”, on la trouve avant Proust, au hasard d’une très rapide recherche, employée par Lacordaire en 1861, dans son discours de réception à l’Académie française, où il va occuper le fauteuil de Tocqueville, dont il fait l’éloge: “Dirons-nous qu’il avait donné son âme au flot montant de la démocratie, et que là, au sein des ébranlements populaires, lui, fils d’une noble maison, intelligence plus haute que sa race, il avait descendu tous les degrés du monde pour chercher le plus proche possible de la terre le berceau secret des destinées futures?” ....

S’apercevant que l’heure tourne, et “pour conclure”, Compagnon reprend cette idée que dans le pays et dans le peuple, sous la surface égalitaire et démocratique, profonde demeure la trace d’une mémoire de l’Ancien régime. Certes, on a reproché à ce “peuple” de Proust d’être essentiellement un peuple de domestiques, il n’en reste pas moins le témoin d’un atavisme, d’une habitude persistante de la soumission, de l’intériorisation très acceptée d’une hiérarchie. Il cite encore, dans le Temps retrouvé, autour des élections de l’immédiate après-guerre, en 1919, qui ont vu l’installation d’une Chambre qui fut dite “bleu horizon” : ....
“J’ai souvent pensé depuis, en me rappelant cette croix de guerre égarée chez Jupien, que si Saint-Loup avait survécu il eût pu facilement se faire élire député dans les élections qui suivirent la guerre, l’écume de niaiserie et le rayonnement de gloire qu’elle laissa après elle, et où, si un doigt de moins, abolissant des siècles de préjugés, permettait d’entrer par un brillant mariage dans une famille aristocratique, la croix de guerre, eût-elle été gagnée dans les bureaux, suffisait pour entrer, dans une élection triomphale, à la Chambre des Députés, presque à l’Académie française. L’élection de Saint-Loup, à cause de sa ‘sainte’ famille, eût fait verser à M. Arthur Meyer des flots de larmes et d’encre. Mais peut-être aimait-il trop sincèrement le peuple pour arriver à conquérir les suffrages du peuple, lequel pourtant lui aurait sans doute, en faveur de ses quartiers de noblesse, pardonné ses idées démocratiques”.
Note: Arthur Meyer (1844 - 1924), journaliste de l’époque, est déjà apparu une fois dans la Recherche, où il a été traité, par Saint-Loup justement, “d’escarpe” .
Un escarpe (réf.: Trésor de la langue française) est "un bandit qui assassine pour voler". On trouve le mot utilisé en ce sens chez Hugo (Les misérables ), Barrès (Cahiers ), Céline (Mort à crédit ), ...

Dans ce renversement final, dit Compagnon, on voit apparaître, à travers la “sainte” famille Guermantes, les idées démocratiques comme une lubie d’aristocrates et c’est au fond dans “le peuple”, qu’habite “l’âme d’autrefois”. Persistance de l’Ancien régime, décidément, et attachement sentimental à un mode d’être d’autant plus charmant, prestigieux, qu’il est devenu impuissant.

Allez, on dit qu’on a tout dit ...

Il s’échappe. Il est en retard. L’heure du séminaire sonne. Il faut faire semblant de marquer la coupure et partir s’enquérir en coup de vent de l’état de fraîcheur de la séminariste, avant l’entrée en piste.

Publicité
Publicité
Commentaires
Mémoire-de-la-Littérature
Publicité
Derniers commentaires
Archives
Publicité