Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Mémoire-de-la-Littérature
12 mars 2007

Séminaire de Sophie Duval (I) 06 / 03 / 007

Le martyre amphibologique de Saint-Legrandin: une syllepse intertextuelle.
Première Partie

Initialement, Sophie Duval, Maître de conférences à l’Université de Bordeaux N, androgyne blond et menu aux cheveux courts dont la voix trahit le sexe et conforte l’état civil, pull noir à col montant, veste grise stricte semble-t-il retaillée dans la blouse d’un instituteur de la troisième République, spécialiste - reconnue depuis sa belle thèse de 1999 dont Compagnon garde encore le souvenir ému - de la satire, de l’ironie, dont elle sait débusquer l’affleurement le plus discret dans les textes les plus imprévus et qui envisagea, un temps, comme sujet complémentaire à ses travaux en vue d’une habilitation à diriger des recherches de dresser le tableau complet des analogies et des différences entre l’Almanach Vermot et l’Annuaire des PTT, initialement, donc, Sophie Duval avait choisi pour titre du séminaire de ce soir:

“Les réminiscences travesties; trope parodique et adaptation dépravée”

Antoine Compagnon lui ayant fait remarquer qu’un tel intitulé était peut-être un peu simple, voire simpliste, compte tenu de l’ambition qu’il devinait à son propos, et qu’il risquait donc d’induire en erreur quant à l’orientation qu’elle souhaitait donner à sa réflexion, elle avait hésité: Maintiens-je? Ne maintiens-je pas?
Finalement elle maintint, ce dont personnellement je me félicite, la limpidité de l’annonce m’ayant beaucoup aidé à démêler l’écheveau - sans cette aide, assez énigmatique - d’un exposé dont l’incandescence ne devait pas cesser de le disputer aux mystères de sa conception.

Le compte-rendu qui suit est absolument sans aucune garantie de fidélité à la véritable pensée de la conférencière. Mais il va, malgré ce que pourrait laisser supposer son introduction, s’efforcer d’être honnête, et honnêtement construit sur la base de ce qu’on a cru entendre...

Quand on annonce à Proust le titre retenu pour la traduction anglaise de la Recherche : Remembrance of things past, il proteste. Outre que peut lui chaut - et d’ailleurs, semble-t-il, il l’ignore - qu’il y ait là la trace d’un vers de Shakespeare (note: Sonnet n°30; When to the sessions of sweet silent thought / I summon up remembrance or things past / ...), il n’y retrouve plus rien de l’amphibologie voulue, désirée, exigeante, du titre qu’il a retenu: À la recherche du temps perdu. Amphibologie, double sens, double pointe, qu’on peut lancer des deux côtés, qu’on peut lire de deux façons - et différentes, ce qui l’oppose au palindrome -, comme une mémoire-de-la-littérature qui accepterait un instant qu’on la trahisse en la prenant pour une littérature-de-la-mémoire.... Il est scandalisé. Son titre général qui renvoie, dans un double fléchage perdu-retrouvé, à celui de sa dernière partie (Le temps retrouvé), son titre qu’un imbécile prendra peut-être pour l’annonce d’un manuel de productivité industrielle, ce qui ferait un peu rire, voilà ce qu’on en fait, dans la perfide Albion! On le vide de sa substance, et d’un manifeste volontairement ambigu, on fait une bluette! Ah! Fachoda ....

Note: Le 18 septembre 1898, le capitaine Jean-Baptiste Marchand, à la tête de l’expédition Congo-Nil qui s’inscrit dans la politique française de constitution d’un axe africain Ouest-Est, du Sénégal à Djibouti, se heurte à Fachoda, au cœur du Soudan, aux hommes du général Kirchener, chargé par l’Angleterre d’installer en Afrique un axe Nord-Sud, de l’Égypte au Cap. Le gouvernement français donne l’ordre à Marchand de laisser l’avantage aux anglais - bien qu’il y ait priorité à droite ! - pour cause d’alliance à venir dans la perspective d’une revanche sur l’Allemagne. La reculade heurte l’opinion (surtout à cause du code de la route).

L’amphibologie, comme mode d’expression, est en fait chère à Proust, n’utilisât-il pas le vocable. Il aime le double sens, il a la réactivité sémantique et l’humour poétique, il se plaît à associer le visuel, le moral, le verbal, à retravailler la langue figée pour en faire “sa” langue. Mais , dans d’éventuelles dérives et de complices délires, il préfère le terme de “louchonnerie” (note: ... qu’il a forgé avec son cadet et ami cher Lucien Daudet “parce que, savez-vous, cela vous fait loucher”. L’inconvénient étant que quand ils sortaient ensemble, ils n’étaient pas à l’abri de crises partagées de fou rire qui ne manquaient pas de vexer ...).
Sophie D. au passage souligne l’amphibologie dans l’expression “réminiscences anticipées” qu’elle a mise dans son titre, au double sens de réminiscence temporelle, qui découvrira une vérité psycho-personnelle (la madeleine) et de réminiscence littéraire qui dégagera, elle, une vérité intertextuelle.
Elle y revient, Proust fait “sa” langue, au besoin par l’installation retravaillée d’un énoncé figé ancien dans un texte nouveau qui “louchonne” l’insertion et détournant la citation, réécrit, dans un renversement parodique, l’Histoire. Un long passage la retient - et nous avec - au début de Sodome et Gomorrhe, quand Proust se lance dans une réécriture burlesque de la Bible pour peut-être à la fois un plaidoyer pro domo et une leçon d’idéalisme, tant l’amour sodomiste - autour duquel s’articule la citation - met mieux qu’un autre en évidence la déconnexion résolue du sentiment et de son objet, tant il montre que la matière est indifférente et que seule compte la pensée (note: ... encore que ....!!). Le passage: ...

“.... ces êtres d’exception sont une foule, ainsi qu’on le verra au cours de cet ouvrage, pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin, et se plaignent eux-mêmes d’être plutôt trop nombreux que trop peu. Car les deux anges qui avaient été placés aux portes de Sodome pour savoir si ses habitants, dit la Genèse, avaient entièrement fait toutes ces choses dont le cri était monté jusqu’à l’Éternel, avaient été, on ne peut que s’en réjouir, très mal choisis par le Seigneur, lequel n’eût dû confier la tâche qu’à un Sodomiste. Celui-là, les excuses: “Père de six enfants, j’ai deux maîtresses, etc.” ne lui eussent pas fait abaisser bénévolement l’épée flamboyante et adoucir les sanctions. Il aurait répondu: “Oui, et ta femme souffre les tortures de la jalousie. Mais même quand ces femmes n’ont pas été choisies par toi à Gomorrhe, tu passes tes nuits avec un gardien de troupeaux de l’Hébron”. Et il l’aurait immédiatement fait rebrousser chemin vers la ville qu’allait détruire la pluie de feu et de soufre. Au contraire, on laissa s’enfuir tous les Sodomistes honteux, même si, apercevant un jeune garçon ils détournaient la tête, comme la femme de Loth, sans être pour cela changés, comme elle, en statues de sel. De sorte qu’ils eurent une nombreuse postérité chez qui ce geste est resté habituel, pareil à celui des femmes débauchées qui, en ayant l’air de regarder un étalage de chaussures placées derrière une vitrine, retournent la tête vers un étudiant. Ces descendants des Sodomistes, si nombreux qu’on peut leur appliquer l’autre verset de la Genèse: “Si quelqu’un peut compter la poussière de la terre, il pourra aussi compter cette postérité”, se sont fixés sur toute la terre, ils ont eu accès à toutes les professions, et entrent si bien dans les clubs les plus fermés que, quand un Sodomiste n’y est pas admis, les boules noires y sont en majorité celles de sodomistes, mais qui ont soin d’incriminer la sodomie, ayant hérité le mensonge qui permit à leurs ancêtres de quitter la ville maudite”.

Passage très douteux : [ Il faut voir là, d’abord, la réécriture burlesque d’une réminiscence anticipée qui ne prendra sens (ou n’interviendra) qu’à la fin du Temps retrouvé et qui permet de jongler avec la dualité d’interprétation du membre de phrase : “...ces êtres d’exception sont une foule, ainsi qu’on le verra au cours de cet ouvrage, pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin ...”, selon qu’on prétend le lire :
- soit comme s’il était écrit: “ ... ces êtres d’exception sont une foule (ainsi qu’on le verra au cours de cet ouvrage pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin) ....”
- soit comme s’il était écrit: “ ... ces êtres d’exception sont une foule (ainsi qu’on le verra au cours de cet ouvrage) pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin ....” ]

Note: Loth, neveu d’Abraham, a échappé à la destruction de Sodome, autorisé à fuir, avec son épouse Édith et ses deux filles. Mais sa femme, se retournant pour voir brûler la ville, est changée en statue de sel. Il aura néanmoins une descendance masculine (Amnon et Moab) grâce à ses filles, qui s’uniront à lui - à son insu , ce qui me semble en soi un assez étonnant miracle ....
Dans la Genèse, texte de référence, Dieu a bien envoyé deux anges, pour examiner le cas des habitants de Sodome. Et Abraham, qui sait assez ou presque l’étendue de la perversion a plaidé, demandant l’indulgence s’il se pouvait découvrir quelques justes; 50 lui dit Dieu, et il marchande à 45, puis 40, puis 30, 20, 10. Il lui faut s’arrêter à 10. Dieu n’ira pas plus loin. Mais on ne peut trouver que Loth et sa courte famille. Et la ville sera détruite, Loth et les sien(ne)s étant épargnés.

Il y a, dans la parodie proustienne, un “mensonge joyeux”, dit Sophie D., mais qui ne saurait être réduit à une galéjade, sauf à vouloir ruiner toute la conception esthétique du Temps retrouvé. Certes il y a burlesque, et pour accuser le caractère nécessairement fictif du texte biblique, avec une exagération qui va exponentier la croissance des Sodomistes, mais on ne peut s’en tenir là sans mutiler de moitié l’amphibologie voulue.
Passage comico-sérieux (et désopilo-austère?) où le message idéaliste - déjà évoqué - est et s’installe et fleurit et où la mission de l’écrivain pointe: le travestissement inverse le mythe biblique, l’inversion devient créatrice, le burlesque se révèle procréateur, le projet d’écriture où le Temps perdu va se renverser en Temps retrouvé est là, tout près, qui s’avoue sans se dire, et qui va essaimer dans et par l’inversion de ses échecs frustrés comme ces Sodomistes honteux vont se répandre et finalement féconder le monde ....

Note: ... on se rend peut-être mieux compte encore de l’épaisseur de réflexion sous-jacente à la pochade en prolongeant l’extrait retenu, car il se poursuit ainsi: “... . Certes ils forment dans tous les pays une colonie orientale, cultivée, musicienne, médisante, qui a des qualités charmantes et d’insupportables défauts. On les verra d’une façon plus approfondie au cours des pages qui suivront; mais on a voulu provisoirement prévenir l’erreur funeste qui consisterait, de même qu’on a encouragé un mouvement sioniste, à créer un mouvement sodomiste et à rebâtir Sodome. Or, à peine arrivés, les sodomistes quitteraient la ville pour ne pas avoir l’air d’en être, prendraient femme, entretiendraient des maîtresses dans d’autres cités où ils trouveraient d’ailleurs toutes les distractions convenables. Ils n’iraient à Sodome que les jours de suprême nécessité, quand leur ville serait vide, par ces temps où la faim fait sortir le loup du bois. C’est à dire que tout se passerait en somme comme à Londres, à Berlin, à Rome, à Pétrograd ou à Paris”.

Prolongement curieux, mais sous diverses formes moins idéologisées constant chez Proust, où le sionisme et la sodomie sont traités comme deux aspirations potentiellement parallèles, à partir de quoi on pourrait articuler une réflexion comparative sur Lobby juif et Lobby gay et se retrouver à se saisir à la gorge en se jetant des communautarismes à la tête.... fondant d’autant une modernité de Proust .
Prolongement curieux donc, qu’on ne discutera pas au fond, mais qui plaide à l’évidence pour suivre Sophie D. dans sa volonté ne pas réduire l’amphibologie proustiennement mise en place sous la dérision du détournement textuel à une monovalence comique abusivement vectorisée.

Quelques remarques complémentaires arrivent, sur des pages qui précèdent d’ailleurs d’assez peu ce qu’on vient de lire, dans cette première partie de Sodome et Gomorrhe où l’accent est mis sur la race des hommes-femmes (... “je comprends maintenant pourquoi tout à l’heure, quand je l’avais vu sortir de chez Mme de Villeparisis, j’avais pu trouver que M. de Charlus avait l’air d’une femme: c’en était une! ..."). Sophie D. souligne le chant léger sur l’hermaphrodisme qui s’y développe (“... Quelques-uns, si on les surprend le matin, encore couchés, montrent une admirable tête de femme, tant l’expression est générale et symbolise tout le sexe...”) et insiste sur l’allusion qu’on y trouve à une figure récurrente de Shakespeare : “... les femmes qui le regardaient avec désir étaient vouées (à moins d’un goût particulier) au même désappointement que celles qui, dans les comédies de Shakespeare, sont déçues par une jeune fille déguisée qui se fait passer pour un adolescent”. Sophie D. évoque Viola.

Note: .. Il s’agit de La nuit des Rois. Viola, par amour pour son frère jumeau, mort, usurpe l’apparence masculine et devient Césario. Confident du Duc Orsino, Césario est employé comme messager - douloureux car il / elle est tombé amoureux du Duc - auprès d’Olivia, que le Duc courtise, Olivia qui ne peut résister au charme fougueux de ce convaincant Césario qu’on lui envoie ....

Se référant - à travers des passages de la Recherche - à Gustave Moreau (note: ... la duchesse de Guermantes à propos des Iéna : “Le fils est même très agréable .. j’ai été le voir une fois pendant qu’il était malade et couché ... avec les palmettes et la couronne d’or qui étaient à côté, c’était émouvant, c’était tout à fait l’arrangement du Jeune homme et la mort de Gustave Moreau” ) et à Anna de Noailles (note: ... allusion à travers le personnage fictif de l’épouse d’un cousin de Saint-Loup: “... une jeune princesse d’Orient qui, disait-on, faisait des vers aussi beaux que ceux de Victor Hugo ou d’Alfred de Vigny...”; Anna de Noailles (1876-1933) dont l’œuvre poétique donne une place éminente à Dionysos, dieu à l’identité sexuelle ambiguë et aux déguisements multiples), Sophie D. souligne qu’on peut voir dans les préoccupations de Proust autour de Sodome, le fondement aussi d’une poétique du travestissement ... comme le marque d’ailleurs le prolongement de son allusion Shakespearienne (Viola): “ La tromperie est égale, l’inverti même le sait, il devine la désillusion que, le travestissement ôté, la femme éprouvera, et sent combien cette erreur sur le sexe est une source de fantaisiste poésie”.

Puis, soit concluant ce qui précède, soit annonçant la seconde partie de l’exposé - n’hésitons pas: grandiose - où Sophie D. va donner toute sa mesure, et nous manquer perdre notre sang-froid - cet aphorisme définitif mais après tout compréhensible:

“Où la louchonnerie converge, l’amphibologie diverge”.

Note: Sartre, après un coup d’œil dans le miroir, aurait sans doute contesté la première partie de la sentence, à moins qu’il ne se soit, dès lors, proclamé amphibologue! .. Mais Sartre n’est plus là...

(A  suivre ...)

Publicité
Publicité
Commentaires
J
Incipe, parue puer, risu cognoscere matrem.
Répondre
L
goujat
Répondre
Mémoire-de-la-Littérature
Publicité
Derniers commentaires
Archives
Publicité