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Mémoire-de-la-Littérature
17 mars 2007

Leçon XII - 13 / 03 / 007 (I)

De Rousseau au Gouvernement des Morts...
Première Partie

Avant dernière leçon ... Antoine Compagnon arrive. Antoine Compagnon s’installe . Inaltéré. Ce type a quelque chose d’intemporel. Il est à la fois là et ailleurs. Il flotte. C’est le costard gris anthracite me semble-t-il aujourd’hui, mais sans absolue certitude, il est déjà assis, je ne vois que la veste, sur la chemise bleue, avec des nuances rouges dans la cravate sombre..

Une phrase rapide pour rappeler qu’après avoir marqué il y a quinze jours l’absence du XVIII° et noté la semaine dernière une persistance de l’ancien régime dans la Recherche, une question avait été évoquée, posée par un correspondant - à la façon d’un Jacques Chancel demandant: “Et Dieu dans tout ça” - : “Et Rousseau dans tout ça?”.... Une question laissée provisoirement sans réponse, mais pas sans écho, et sur laquelle il voudrait maintenant revenir.

Lucien Daudet (frère de Léon, proche de Maurras et fils d’Alphonse; ami cher, très proche de Proust et de sept ans son cadet) a été l’auteur d’un des premiers articles publiés sur Swann (in Le Figaro ; 1913) - Cet article est republié en 1929, assorti de lettres envoyées par Proust. Et Lucien Daudet s’y laisse aller à un repentir, une retouche additive: il avait négligé Rousseau. Il rappelle que Proust admirait les Confessions de Jean-Jacques et se demande s’il n’y en aurait pas quelques traces, surtout justement dans Swann , avec ceci que - réminiscence anticipée ? - il pourrait bien aussi y avoir des pages proustiennes dans les Confessions ... où Compagnon lit :
“Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitais ma leçon: je vois tout l’arrangement de la chambre où nous étions; le cabinet de M. Lambercier à main droite, une estampe représentant tous les papes, un baromètre, un grand calendrier, des framboisiers qui, d’un jardin fort élevé dans lequel la maison s’enfonçait sur le derrière, venaient ombrager la fenêtre et passaient quelquefois jusqu’en dedans. Je sais bien que le lecteur n’a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j’ai besoin moi de le lui dire.”
... reprenant ensuite un autre court passage où se rencontre un lieu pour une situation “... qui ne s’est fait sentir que là et dont le souvenir, vif, m’y transporte de nouveau”.

Mémoire de la Littérature ... et “feed-back”: on relit maintenant Rousseau ou Sévigné comme des auteurs “proustiens”. Cela dit, ce rapprochement Rousseau-Proust que pointe Lucien Daudet est déjà à l’époque un cliché, il a été très tôt proposé.
Edmond Jaloux en septembre 1922 prophétise le classement de la Recherche aux côtés et au niveau de ces autres “extraordinaires monuments dressés à la nature humaine que sont les Essais et les Confessions”. Montaigne donc et ... Rousseau.
Note: ... Edmond Jaloux (1878-1949), romancier (oublié) et critique littéraire; élu en 1936 à l’Académie Française, au fauteuil de Paul Bourget.

En Août 1922, dans l’Action Française, Henri Ghéon avait parlé de ceux-là “.... qui livrent leurs secrets en clair (...) tels un Montaigne, un Rousseau, un Stendhal ou un Proust”. Un jugement, au passage, qui ne pouvait recueillir l’assentiment de Proust car rangeant la Recherche sur le rayon des Mémoires (Les Essais, Les Confessions, La vie d’Henri Brulard ...) alors qu’il en revendiquait absolument et vigoureusement la dimension fictionnelle .
Note: ... Henri Ghéon (1875-1944), critique littéraire et artistique, lié à André Gide, est un des fondateurs de la NRF. La Grande Guerre, au cours de laquelle il rencontre la foi, le fait basculer du côté de l’Action Française.

Car Rousseau n’est pas la référence, s’il en fallait vraiment une, que se donnerait Proust. Il penche plus volontiers du côté de Chateaubriand, du Chateaubriand des Mémoires d’outre-tombe en qui il pourrait accepter de voir un précurseur .. Compagnon lit :
“Je suis (...) à Montboissier, sur les confins de la Beauce et du Perche.(....) Le parc, maintenant à l’anglaise, conserve des traces de son ancienne régularité française: des allées droites, des taillis encadrés dans des charmilles, lui donnent un air sérieux; il plaît comme une ruine.
Hier au soir, je me promenais seul; le ciel ressemblait à un ciel d’automne; un vent froid soufflait par intervalles. À la percée d’un fourré, je m’arrêtai pour regarder le soleil; il s’enfonçait dans les nuages au-dessus de la tour d’Alluye (...) Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d’une grive perchée sur la plus haute branche d’un bouleau. À l’instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel; j’oubliai les catastrophes dont je venais d’être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j’entendis si souvent siffler la grive. Quand je l’écoutais alors, j’étais triste de même qu’aujourd’hui; mais cette première tristesse était celle qui naît d’un désir vague de bonheur, lorsqu’on est sans expérience (...). Le chant de l’oiseau dans les bois de Combourg m’entretenait d’une félicité que je croyais atteindre; le même chant dans le parc de Montboissier me rappelait des jours perdus à la poursuite d’une félicité insaisissable...”.

Note: ... Compagnon reprend là le passage dit "Apparition de Combourg" du livre III des Mémoires d’outre-tombe que Chateaubriand a écrit pendant un séjour au château de Montboissier (Eure-et-Loir) à l’été 1817 où il était - ainsi que sa femme qui y fut gravement malade - l’invité de deux des filles de Malesherbes dont l’une était baronne de Montboissier .
Malesherbes (1721-1794): Directeur de la Librairie en 1750, se montre protecteur de la liberté de la presse, des philosophes, et aide à la publication de l’Encyclopédie; membre du conseil du roi ... et de l’Académie française, il émigre au début de la révolution puis revient pour prendre la défense de Louis XVI; il est exécuté sous la Terreur.

Cette grive qui annonce - dans son aptitude à créer une résurrection/ réminiscence - sa madeleine, Proust lui-même l’a évoquée dans la Recherche, en un long passage où il insère la partie centrale de la citation précédente (“Hier au soir ... siffler la grive”) et fait dire au narrateur:
“N’est-ce pas à une sensation du genre de celle de la madeleine qu’est suspendue la plus belle partie des Mémoires d’Outre-Tombe : “Hier au soir je me promenais seul .... je revis ces campagnes où j’entendis si souvent siffler la grive”.......
... un narrateur qui poursuit en élargissant sa référence :
“ (...) Un des chef d’œuvres de la littérature française, Sylvie, de Gérard de Nerval, a, tout comme le livre des Mémoires d’Outre-Tombe relatif à Combourg, une sensation du même genre que le goût de la madeleine et le ‘gazouillement de la grive’. Chez Baudelaire enfin, ces réminiscences [sont] plus nombreuses encore ...”
Et donc, dans ce passage très significatif, pas de Rousseau cité par Proust!

Mais, il faut le souligner, il n’y a pas d’hostilité larvée... 1912, année où Proust rédige, c’est le bicentenaire de la naissance de Jean-Jacques. Il y a des commémorations, pour rester dans le goût français, et des réticences, voire des oppositions. Maurice Barrès tonne, dans un discours célèbre, à la Chambre des députés, le 10 juin, et refuse de voter les crédits demandés pour les fêtes à Ermenonville. Il connaît deux Rousseau et il n’en aime qu’un!
“J’admire l’artiste, le musicien pourrais-je dire (...) mais si vous voulez que j’adhère à l’auteur du Discours sur l’égalité, du Contrat social, de l’Émile (..) je ne le peux pas (...) [Nous ne pouvons accepter] ses constructions purement idéologiques ...”. Barrès convoque Auguste Comte: “Les vivants sont gouvernés par les morts”. Il insiste : "Les morts sont nos maîtres. Nous ne pouvons ni ne voulons les nier (...) Je ne voterai pas les crédits, je ne proclamerai pas Rousseau prophète, il est [certes] un grand artiste (....) Je l’écoute comme enchanteur mais je ne demanderai pas de conseils de vie à cet extravagant musicien...".
Pourtant, tandis que Barrès s’insurge à la tribune, Proust écrit à son ami Guiche pour l’inviter à Ermenonville, caressant le projet d’assister avec lui à une représentation de l’opéra de Rousseau, Le Devin du village, qui doit y être donnée ... L’affaire - velléité usuelle chez Proust - restera sans suite ...
Note: ... Armand, duc de Guiche, dont Proust a fait la connaissance en 1903, chez Anna de Noailles, est un des modèles de Saint-Loup. Grande famille (fils d’Agénor, duc de Gramont) avec une ascendance juive (sa mère, Marguerite, est fille du baron Charles de Rotschild)

Mais pour conclure cette mise au point Rousseau-Proustienne, au delà de ces éléments, on dira que s’il fallait imposer à Proust Rousseau comme un précurseur, il dirait peut-être bien: “Oui... de Chateaubriand” ....

(A suivre ........)

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