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Mémoire-de-la-Littérature
7 mars 2008

En léger différé ... Leçon IX

Mardi 26 février 2008 . 16h30-17h30
Amphithéâtre Marguerite de Navarre.

J’avais commencé le compte-rendu précédent... par cette affirmation: “Compagnon nous mène en bateau”.
Et le voilà aujourd’hui qui, à sa façon, confirme, persiste et signe. J’avais un plan nous dit-il, un plan pour les six dernières leçons, une feuille de route (la formule fait florès depuis les années Villepin). Mais finalement, je vais sortir de mes propres prévisions - ce qui est une gageure pour quelqu’un qui n’y est jamais entré! - et j’avancerai à tâtons. Bref, faisant sienne la formule bien connue: “Plus ça change, plus c’est pareil”, Antoine Compagnon engage sa neuvième leçon ... d’introduction (le mot est de lui). Suivons-le ...

Très bref rappel de pistes (plusieurs fois) écartées: la Recherche selon Alain de Botton, la Recherche selon Richard Rorty.
Et puis ce qui semble la bonne (?), le “Voilà comme je suis” de Saint-Loup, formule définitivement a-explicative et donc exemple hyperbolique de loose ends, partant, affirmation fondatrice dans son éclairante obscurité des directions à prendre, celles des situations déconcertantes, troublantes, génératrices de perplexité et donc porteuses de promesses romanesques, c’est-à-dire propres à (comme caractéristiques de) la complexité des êtres et des romans.
Un mot sera celui du jour: Hapax (Sur les crédences, au salon vide, nul ptyx / Aboli bibelot d’inanités sonores/ Car le maître est allé puiser des pleurs au Styx / Avec ce seul objet dont le néant s’honore - Mallarmé). Trouvaille mallarméenne donc et surtout “terme, vocable, à occurrence unique”, “ptyx” est l’hapax dans toute sa splendeur. Il faut être ouvert à l’hapax sera donc - Compagnon aidant - dès aujourd’hui notre devise! Il n’est pas de règle sans exception, et celle-ci “fait hapax”! Énoncé du narrateur: “Les circonstances sont toujours si embrouillées que celui qui a cent fois raison peut avoir une fois tort”. On vous le dit, n’insistez pas: Hapax!

Revenant aux dichotomistes: Murdoch (Dry / Messy), Taylor (Thin / Thick), Compagnon le redit, car il compte bien s’y tenir, le roman est du côté de l’épais, du messy, de l’irréductible à une morale réglée. Et nantis de ce bref viatique, et d’un repentir augmenté (“On m’avait reproché d’avoir omis Guyau, en fait, j’avais occulté Bergson ...”), il nous entraîne faire un tour du côté des Données immédiates de la conscience avec, drapé dans leurs plis, Charles Péguy. Car Péguy, commentant Bergson en 1914, dans le dernier article publié avant sa mort au front [Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne/ Cahiers de la quinzaine/ 8° cahier de la 15° série/ Mardi 21 avril 1914], opposait “raison raide” (Descartes) et “raison souple” (Bergson), qui avait ses préférences, prolongeant l’affaire en la portant sur le terrain de la logique, puis de la méthode scientifique, et allant jusqu’aux questions morales, et aux morales “raides”, que le préjugé juge seules bonnes, auxquelles il opposait les morales “souples”, les affirmant - cultivant le paradoxe du vocabulaire - plus “serrées”, plus “sévères”, tant “une morale raide peut laisser échapper des replis du péché” dont les sinuosités seront mieux circonscrites par une “souple”... On retiendra que dans le raide, il y a des faux-plis ....

Compagnon lit en fait divers extraits de l’article de Péguy:

“La raideur est essentiellement infidèle et c’est la souplesse qui est fidèle. La raideur permet tout et ne signale rien...
Ce sont les morales souples qui exigent un cœur perpétuellement tenu à jour. Un cœur perpétuellement pur... c’est pour cela que le plus honnête homme n’est pas celui qui entre dans les règles apparentes ...
C’est un préjugé, mais il est absolument indéracinable, qui veut qu’une raison raide soit plus une raison qu’une raison souple ou plutôt qui veut que la raison raide soit plus de la raison qu’une raison souple ...
Dans un compartimentage raide il peut y avoir impunément des manques, des creux, des faux-plis. La raideur est essentiellement infidèle et c’est la souplesse qui est fidèle ... c’est un préjugé qui veut qu’une morale raide soit plus une morale qu’une morale souple. C’est comme si on disait que les mathématiques de la droite sont plus des mathématiques que les mathématiques de la courbe ...”

Sauf crédit sans discussion apporté au principe d’affirmation, la non-connaissance du texte (T.III des œuvres dans la Pléiade; p. 1246 / Je n’en dispose pas immédiatement) me rend ces quelques lignes un peu incertaines, faute d’en voir le contenu éclairé d’une argumentation que j’imagine fondée sur des exemples. On a, dit Compagnon, attaqué ce texte de Péguy comme un retour à une morale “Jésuite”. Bergson a applaudi (le texte, pas les attaques...). Il faut aussi lire là, poursuit Compagnon, le plaidoyer pro domo d’un homme à qui les catholiques reprochaient de n’avoir pas fait baptiser ses enfants. Morale souple: mobile, vive, subtile, qui s’ajuste et s’adapte ... Il faut se procurer l’article, le lire et - opinion personnelle faite - revoir ça? Ce sera fait.

En attendant, on nous dit que Proust pourrait bien se situer de ce côté, du côté souple, loin des règles apparentes, quand la souplesse permettra de mieux suivre les sinuosités des défaillances, des incertitudes, des trébuchements, et des hésitations: la fille de Vinteuil, Odette ...
Et puis on revient à Bergson.... chapitre sur lequel mes notes me semblent un peu flottantes. Dans les Deux sources de la morale et de la religion Bergson distingue (oppose) l’obligation et l’émotion. L’obligation qui relève du social, de l’immobile, de la cité; l’émotion qui renvoie au dynamique, au souple, à l’humain (comme genre). Et à la clé deux types de morales, les morales closes, les morales ouvertes, dualité que recoupe sinon recouvre le “raides / souples” de Péguy.
À la morale laïque qui se juge par extension du proche au lointain progresser vers de plus en plus de solidarité, la famille conduisant à la patrie et la patrie à l’humanité (on dirait aujourd’hui aux droits de l’homme), démarche extensive où il voit une façon de se rassurer, Bergson va opposer une critique nette. Cette progression de l’intérêt, de l’individu au groupe, puis du groupe à l’universel à propos de quoi Jankélévitch énoncera: “Si dans la famille, le bon citoyen apprend à aimer l’humanité, pourquoi, s’aimant, n’en viendrait-il pas à aimer la famille” ... ce qui conduit à ceci que “la charité ne nous apparaîtra finalement que comme un superlatif de l’égoïsme”, et à ce codicille que “c’est le cosmopolite qui battra tous les records de patriotisme” ... cette progression, donc, Bergson l’affirme théorisation illusoire, rétrospective, soutenant qu’il existe un hiatus entre les deux morales, comme entre obligation et émotion, une coupure radicale, et qu’il faut une véritable conversion pour passer de l’amour de soi à la charité universelle.
Souvenir personnel bien trop lointain et flou des “Deux sources ...” pour m’écarter de mes notes - quoi qu’elles vaillent - et risquer un avis. Derechef: relire Bergson et y revenir? Le bouquin n’est pas très gros et Bergson d’un abord il me semble facile. Ce sera fait ....

Quant à lui, Proust, dit Compagnon, se moque également de telles conceptions morales par cercles concentriques, par gradation d’amour. Penser, dit-il, à Forcheville, aimant Odette et donc “poussant” jusqu’à Gilberte ... Il lit: “Forcheville qui, comme le moindre noble, avait puisé dans des conversations de famille la certitude que son nom était plus ancien que celui de la Rochefoucauld, considérait qu’en épousant la veuve d’un juif il avait accompli le même acte de charité qu’un millionnaire qui ramasse une prostituée dans la rue et la tire de la misère et de la fange. Il était prêt à étendre sa bonté jusqu’à la personne de Gilberte dont tant de millions aideraient, mais dont cet absurde nom de Swann gênerait le mariage. Il déclara qu’il l’adoptait”.

Note: Il faut bien voir - et seule la reprise complète d’un passage plus large incluant celui-ci le permet me semble-t-il - que le ressort de l’attitude de Forcheville peut surtout sembler être l’intérêt. Dès lors, même si formellement il y a une sorte d’extension de la femme à la fille, elle me paraît peu s’installer dans la perspective d’une caricature de la théorie morale laïque comme le serait la présentation d’une situation maritale conduisant “par obligation” à passer de l’amour pour sa femme à l’affection pour sa belle-famille, puis pour son groupe social composé d’individus à qui tout nous oppose ... La “logique” de Compagnon m’échappe assez souvent.

Je donne tout le passage: “Je ne sus qu’après son départ pourquoi elle s’appelait Mlle de Forcheville. Après la mort de Swann, Odette, qui étonna tout le monde par une douleur profonde, prolongée et sincère, se trouvait être une veuve très riche. Forcheville l’épousa, après avoir entrepris une longue tournée de châteaux et s’être assuré que sa famille recevrait sa femme. (Cette famille fit quelques difficultés, mais céda devant l’intérêt de ne plus avoir à subvenir aux dépenses d’un parent besogneux qui allait passer d’une quasi-misère à l’opulence.) Peu après, un oncle de Swann, sur la tête duquel la disparition successive de nombreux parents avait accumulé un énorme héritage, mourut, laissant toute cette fortune à Gilberte qui devenait ainsi une des plus riches héritières de France. Mais c’était le moment où des suites de l’affaire Dreyfus était né un mouvement antisémite parallèle à un mouvement plus abondant de pénétration du monde par les Israélites. Les politiciens n’avaient pas eu tort en pensant que la découverte de l’erreur judiciaire porterait un coup à l’antisémitisme. Mais, provisoirement au moins, un antisémitisme mondain s’en trouvait au contraire accru et exaspéré. Forcheville, qui, comme le moindre noble, avait puisé dans des conversations de famille la certitude que son nom était plus ancien que celui de La Rochefoucauld, considérait qu’en épousant la veuve d’un juif il avait accompli le même acte de charité qu’un millionnaire qui ramasse une prostituée dans la rue et la tire de la misère et de la fange; il était prêt à étendre sa bonté jusqu’à la personne de Gilberte dont tant de millions aideraient, mais dont cet absurde nom de Swann gênerait le mariage. Il déclara qu’il l’adoptait”.

La Recherche, reprend Compagnon, n’est pas un roman moral clos, raide, allégorique [sans doute veut-il dire en termes d’exemplarité potentielle], mais un roman ouvert, moral au sens mobile, dynamique, ajusté, insinuant d’une morale ... souple! Les exemples ou les microcosmes moraux univoques, uniformes, clairement délimités dans des attitudes fixes, sont rares dans la Recherche, y relèvent ... de l’hapax! Quant on croit en tenir un, on s’aperçoit qu’il cache malgré tout une ambiguïté morale .... Avec néanmoins deux exceptions, mais qui sont le fait des deux seuls cas de personnages réels insérés dans le roman: (1) les deux courrières de Balbec, Marie Gineste et Céleste Albaret (2) les Larivière, cousins millionnaires et sacrificiels de Françoise:

(1) Compagnon lit de larges, très larges extraits du long passage qui suit, avec quelques incidentes paraphrasantes, et le souci de répéter qu’il voit là un morceau de bonté vraie, de charité réelle, nette, pure, de miséricorde ....

“Malgré la difficulté qu’il y avait pour un client à aller dans des chambres de courrières, et réciproquement, je m’étais très vite lié d’une amitié très vive, quoique très pure, avec ces deux jeunes personnes, Mlle Marie Gineste et Mme Céleste Albaret. Nées au pied des hautes montagnes du centre de la France, au bord de ruisseaux et de torrents (l’eau passait même sous leur maison de famille où tournait un moulin et qui avait été dévastée plusieurs fois par l’inondation), elles semblaient en avoir gardé la nature. Marie Gineste était plus régulièrement rapide et saccadée, Céleste Albaret plus molle et languissante, étalée comme un lac, mais avec de terribles retours de bouillonnement où sa fureur rappelait le danger des crues et des tourbillons liquides qui entraînent tout, saccagent tout. Elles venaient souvent, le matin, me voir quand j’étais encore couché. Je n’ai jamais connu de personnes aussi volontairement ignorantes, qui n’avaient absolument rien appris à l’école, et dont le langage eût pourtant quelque chose de si littéraire que, sans le naturel presque sauvage de leur ton, on aurait cru leurs paroles affectées. Avec une familiarité que je ne retouche pas, malgré les éloges (qui ne sont pas ici pour me louer, mais pour louer le génie étrange de Céleste) et les critiques, également fausses, mais très sincères, que ces propos semblent comporter à mon égard, tandis que je trempais des croissants dans mon lait, Céleste me disait : «Oh ! petit diable noir aux cheveux de geai, ô profonde malice ! je ne sais pas à quoi pensait votre mère quand elle vous a fait, car vous avez tout d’un oiseau. Regarde, Marie, est-ce qu’on ne dirait pas qu’il se lisse ses plumes, et tourne son cou avec une souplesse, il a l’air tout léger, on dirait qu’il est en train d’apprendre à voler. Ah ! vous avez de la chance que ceux qui vous ont créé vous aient fait naître dans le rang des riches ; qu’est-ce que vous seriez devenu, gaspilleur comme vous êtes. Voilà qu’il jette son croissant parce qu’il a touché le lit. Allons bon, voilà qu’il répand son lait, attendez que je vous mette une serviette car vous ne sauriez pas vous y prendre, je n’ai jamais vu quelqu’un de si bête et de si maladroit que vous.» On entendait alors le bruit plus régulier de torrent de Marie Gineste qui, furieuse, faisait des réprimandes à sa sœur : «Allons, Céleste, veux-tu te taire ? Es-tu pas folle de parler à Monsieur comme cela ?» Céleste n’en faisait que sourire ; et comme je détestais qu’on m’attachât une serviette : «Mais non, Marie, regarde-le, bing, voilà qu’il s’est dressé tout droit comme un serpent. Un vrai serpent, je te dis.» Elle prodiguait, du reste, les comparaisons zoologiques, car, selon elle, on ne savait pas quand je dormais, je voltigeais toute la nuit comme un papillon, et le jour j’étais aussi rapide que ces écureuils, «tu sais, Marie, comme on voit chez nous, si agiles que même avec les yeux on ne peut pas les suivre. – Mais, Céleste, tu sais qu’il n’aime pas avoir une serviette quand il mange. – Ce n’est pas qu’il n’aime pas ça, c’est pour bien dire qu’on ne peut pas lui changer sa volonté. C’est un seigneur et il veut montrer qu’il est un seigneur. On changera les draps dix fois s’il le faut, mais il n’aura pas cédé. Ceux d’hier avaient fait leur course, mais aujourd’hui ils viennent seulement d’être mis, et déjà il faudra les changer. Ah ! j’avais raison de dire qu’il n’était pas fait pour naître parmi les pauvres. Regarde, ses cheveux se hérissent, ils se boursouflent par la colère comme les plumes des oiseaux. Pauvre ploumissou !» Ici ce n’était pas seulement Marie qui protestait, mais moi, car je ne me sentais pas seigneur du tout. Mais Céleste ne croyait jamais à la sincérité de ma modestie et, me coupant la parole : «Ah ! sac à ficelles, ah ! douceur, ah ! perfidie ! rusé entre les rusés, rosse des rosses ! Ah ! Molière !» (C’était le seul nom d’écrivain qu’elle connût, mais elle me l’appliquait, entendant par là quelqu’un qui serait capable à la fois de composer des pièces et de les jouer.) «Céleste !» criait impérieusement Marie qui, ignorant le nom de Molière, craignait que ce ne fût une injure nouvelle. Céleste se remettait à sourire : «Tu n’as donc pas vu dans son tiroir sa photographie quand il était enfant ? Il avait voulu nous faire croire qu’on l’habillait toujours très simplement. Et là, avec sa petite canne, il n’est que fourrures et dentelles, comme jamais prince n’a eues. Mais ce n’est rien à côté de son immense majesté et de sa bonté encore plus profonde. – Alors, grondait le torrent Marie, voilà que tu fouilles dans ses tiroirs maintenant.» Pour apaiser les craintes de Marie je lui demandais ce qu’elle pensait de ce que M. Nissim Bernard faisait. «Ah ! Monsieur, c’est des choses que je n’aurais pas pu croire que ça existait : il a fallu venir ici» et, damant pour une fois le pion à Céleste par une parole plus profonde : «Ah ! voyez-vous, Monsieur, on ne peut jamais savoir ce qu’il peut y avoir dans une vie.» Pour changer le sujet, je lui parlais de celle de mon père, qui travaillait nuit et jour. «Ah ! Monsieur, ce sont des vies dont on ne garde rien pour soi, pas une minute, pas un plaisir ; tout, entièrement tout est un sacrifice pour les autres, ce sont des vies données....”

(2) J’ai déjà antérieurement donné le passage sur les Larivière. Je le redonne. Compagnon le relit:

“Un neveu de Françoise avait été tué à Berry-au-Bac qui était aussi le neveu de ces cousins millionnaires de Françoise, anciens cafetiers retirés depuis longtemps après fortune faite. Il avait été tué, lui, tout petit cafetier sans fortune qui, à la mobilisation, âgé de vingt-cinq ans, avait laissé sa jeune femme seule pour tenir le petit bar qu’il croyait regagner quelques mois après. Il avait été tué. Et alors on avait vu ceci. Les cousins millionnaires de Françoise, et qui n’étaient rien à la jeune femme, veuve de leur neveu, avaient quitté la campagne où ils étaient retirés depuis dix ans et s’étaient remis cafetiers, sans vouloir toucher un sou; tous les matins à six heures, la femme millionnaire, une vraie dame, était habillée ainsi que «sa demoiselle», prêtes à aider leur nièce et cousine par alliance. Et depuis plus de trois ans, elles rinçaient ainsi des verres et servaient des consommations depuis le matin jusqu’à neuf heures et demie du soir, sans un jour de repos.
Dans ce livre, où il n’y a pas un seul fait qui ne soit fictif, où il n’y a pas un seul personnage «à clefs», où tout a été inventé par moi selon les besoins de ma démonstration, je dois dire, à la louange de mon pays, que seuls les parents millionnaires de Françoise ayant quitté leur retraite pour aider leur nièce sans appui, que seuls ceux-là sont des gens réels, qui existent. Et persuadé que leur modestie ne s’en offensera pas, pour la raison qu’ils ne liront jamais ce livre, c’est avec un enfantin plaisir et une profonde émotion que, ne pouvant citer les noms de tant d’autres qui durent agir de même et par qui la France a survécu, je transcris ici leur nom véritable: ils s’appellent, d’un nom si français, d’ailleurs, Larivière. S’il y a eu quelques vilains embusqués, comme l’impérieux jeune homme en smoking que j’avais vu chez Jupien et dont la seule préoccupation était de savoir s’il pourrait avoir Léon à 10 h. 1⁄2 «parce qu’il déjeunait en ville», ils sont rachetés par la foule innombrable de tous les Français de Saint-André-des-Champs, par tous les soldats sublimes auxquels j’égale les Larivière”.

À ces deux exemples près, “l’embrouillamini” des vies morales persiste jusqu’au bout du roman. Et à ces deux exemples près tout est complexe et ... souple, d’où la nécessité pour tâcher d’en parler de recourir à une “psychologie dans l’espace” dont les trois sinon “n” dimensions seront bien utiles pour coller mieux au sujet qu’une pauvre “psychologie plane” ... Compagnon cite: “...Et sans doute tous ces plans différents, suivant lesquels le Temps, depuis que je venais de le ressaisir, dans cette fête, disposait ma vie, en me faisant songer que, dans un livre qui voudrait en raconter une, il faudrait user, par opposition à la psychologie plane dont on use d’ordinaire, d’une sorte de psychologie dans l’espace ...” et note qu’on a déjà rencontré l’image ... géométrique dans Albertine disparue: “Comme il y a une géométrie dans l’espace, il y a une psychologie dans le temps, où les calculs d’une psychologie plane ne seraient plus exacts parce qu’on n’y tiendrait pas compte du temps et d’une des formes qu’il revêt, l’oubli ...”.

Il n’y a nulle part dit-il de modèle de “rédemption morale” possible ou accomplie. Il évoque Gilberte à la fin du Temps retrouvé venue présenter au narrateur sa fille, Mlle de Saint-Loup puisque fille de Robert et lit de larges extraits du passage suivant:

“....cette idée du Temps passé, qu’elle aussi, à sa manière, me rendait, et sans même que je l’eusse vue, Mlle de Saint-Loup. Comme la plupart des êtres, d’ailleurs, n’était-elle pas comme sont dans les forêts les «étoiles» des carrefours où viennent converger des routes venues, pour notre vie aussi, des points les plus différents. [Compagnon s’interrompt là pour faire un renvoi au Prince de Foix, la nuit du brouillard, affirmant : “Ce n’est pas tout de se perdre, mais c’est qu’on ne se retrouve pas” et souligner qu’on ne s’y retrouve pas non plus dans ces convergences de destins ...] Elles étaient nombreuses pour moi, celles qui aboutissaient à Mlle de Saint-Loup et qui rayonnaient autour d’elle. Et avant tout venaient aboutir à elle les deux grands «côtés» où j’avais fait tant de promenades et de rêves – par son père Robert de Saint-Loup le côté de Guermantes, par Gilberte sa mère le côté de Méséglise qui était le côté de chez Swann. L’un, par la mère de la jeune fille et les Champs-Élysées, me menait jusqu’à Swann, à mes soirs de Combray, au côté de Méséglise ; l’autre, par son père, à mes après-midi de Balbec où je le revoyais près de la mer ensoleillée. Déjà entre ces deux routes des transversales s’établissaient. Car ce Balbec réel où j’avais connu Saint-Loup, c’était en grande partie à cause de ce que Swann m’avait dit sur les églises, sur l’église persane surtout, que j’avais tant voulu y aller et, d’autre part, par Robert de Saint-Loup, neveu de la duchesse de Guermantes, je rejoignais, à Combray encore, le côté de Guermantes. Mais à bien d’autres points de ma vie encore conduisait Mlle de Saint-Loup, à la Dame en rose, qui était sa grand’mère et que j’avais vue chez mon grand-oncle. Nouvelle transversale ici, car le valet de chambre de ce grand-oncle et qui m’avait introduit ce jour-là et qui plus tard m’avait, par le don d’une photographie, permis d’identifier la Dame en rose, était l’oncle du jeune homme que, non seulement M. de Charlus, mais le père même de Mlle de Saint-Loup avait aimé, pour qui il avait rendu sa mère malheureuse. Et n’était-ce pas le grand-père de Mlle de Saint-Loup, Swann, qui m’avait le premier parlé de la musique de Vinteuil, de même que Gilberte m’avait la première parlé d’Albertine ? Or, c’est en parlant de la musique de Vinteuil à Albertine que j’avais découvert qui était sa grande amie et commencé avec elle cette vie qui l’avait conduite à la mort et m’avait causé tant de chagrins. C’était, du reste, aussi le père de Mlle de Saint-Loup qui était parti tâcher de faire revenir Albertine. Et même je revoyais toute ma vie mondaine, soit à Paris dans le salon des Swann ou des Guermantes, soit tout à l’opposé, à Balbec chez les Verdurin, faisant ainsi s’aligner, à côté des deux côtés de Combray, les Champs-Élysées et la belle terrasse de la Raspelière. D’ailleurs, quels êtres avons-nous connus qui, pour raconter notre amitié avec eux, ne nous obligent à les placer nécessairement dans tous les sites les plus différents de notre vie ? Une vie de Saint-Loup peinte par moi se déroulerait dans tous les décors et intéresserait toute ma vie, même les parties de cette vie où il fut étranger, comme ma grand’mère ou comme Albertine. D’ailleurs, si à l’opposé qu’ils fussent, les Verdurin tenaient à Odette par le passé de celle-ci, à Robert de Saint-Loup par Charlie, et chez eux quel rôle n’avait pas joué la musique de Vinteuil. Enfin Swann avait aimé la sœur de Legrandin, lequel avait connu M. de Charlus, dont le jeune Cambremer avait épousé la pupille. Certes, s’il s’agit uniquement de nos cœurs, le poète a eu raison de parler des fils mystérieux que la vie brise. [Compagnon précise l’allusion: Victor Hugo; Tristesse d’Olympio (où l’on lit:
...Que peu de temps suffit pour changer toutes choses ! / Nature au front serein, comme vous oubliez ! / Et comme vous brisez dans vos métamorphoses / Les fils mystérieux où nos coeurs sont liés !
...)] Mais il est encore plus vrai qu’elle en tisse sans cesse entre les êtres, entre les événements, qu’elle entrecroise ces fils, qu’elle les redouble pour épaissir la trame, si bien qu’entre le moindre point de notre passé et tous les autres, un riche réseau de souvenirs ne laisse que le choix des communications”.

Remarque: Si elle est intéressante par le tissage relationnel qu’elle peint, en quoi cette longue promenade rétrospective s’inscrit-elle dans le cadre d’une complexité morale dont seuls les Larivière et les deux courrières seraient exemptés? Embrouillamini, oui; cheminement dont l’aboutissement est factuel sans composante “rédemptrice” (sans leçon morale ...) , oui, mais au delà? Au delà, me semble-t-il, rien, et en particulier rien de l’ordre de ce dont Compagnon voudrait que le passage soit emblématique. Ou alors par ce biais seul que l’enchevêtrement de ces existences est aussi un enchevêtrement affectif où se sont mêlées des affaires amoureuses très en marge de celles “que la morale approuve” ... Mais la complexité, l’ambiguïté sont alors plus “sociétales” qu’individuelles et un vaudeville collectif ne porte pas nécessairement témoignage des sinuosités psychologiques de chacun de ses acteurs.

Compagnon en tient, quoi qu’il en soit, à son idée. Il interroge: “Tout alors se rejoindrait?”, pour répondre par la négative, et qu’il reste des fils qui pendent, des loose ends .... le narrateur d’ailleurs l’affirme; il lit encore: “.... car cet écrivain, qui, d’ailleurs, pour chaque caractère, aurait à en faire apparaître les faces les plus opposées, pour faire sentir son volume comme celui d’un solide devrait préparer son livre minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces, comme pour une offensive, le supporter comme une fatigue, l’accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir comme une amitié, le suralimenter comme un enfant, le créer comme un monde, sans laisser de côté ces mystères qui n’ont probablement leur explication que dans d’autres mondes et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans l’art”.
Le roman, commente Compagnon, ne doit pas épurer la vie, ne doit pas faire l’économie de ses hapax ... qui sont aussi des signes précurseurs; mais précurseurs de quoi? Ainsi dit-il de la “petite phrase” dans la sonate de Vinteuil: “... la petite phrase apparaissait, dansante, pastorale, intercalée, épisodique, appartenant à un autre monde”.
Remarque: Il me semble que pour appuyer son affirmation (“signes précurseurs” ...), Compagnon aurait dû lire aussi les lignes suivantes: “Elle passait à plis simples et immortels, distribuant çà et là les dons de sa grâce, avec le même ineffable sourire ; mais Swann y croyait distinguer maintenant du désenchantement. Elle semblait connaître la vanité de ce bonheur dont elle montrait la voie...”.

Et il reprend: Mlle de Saint-Loup, ainsi, semble être une allégorie optimiste de la convergence de tous les fils, une allégorie d’une forme de dénouement explicite de l’histoire; mais non, et la littérature est riche en cela qu’elle défie l’explication, restent encore des mystères.

Mais comme nous sommes en période de vacances, ajoute-t-il avec cette illogique implacable qui s’installe comme sa marque et dont on notera ici combien elle nous situe dans le prolongement naturel du propos précédent - ou alors, pourquoi n’avoir pas intercalé: “et à propos de mystères et d’inexplications” -, je vais terminer la leçon en vous montrant quelques images, celles des Vices et Vertus de Padoue, celles (il cite la Recherche) “des figures symboliques de Giotto dont M. Swann m’avait donné des photographies”; nous allons en revenir à la fille de cuisine (il cite de nouveau) “qui ressemblait en effet assez à ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutôt, dans lesquelles les vertus sont personnifiées à l’Arena”. C’est Ruskin, dit Compagnon, qui a conduit Proust de ce côté-là. Et - la photographie est projetée - il commente, rappelant simultanément d’autres commentaires; celui de Ruskin justement (“À la chapelle de l’Arena, elle se distingue de toutes les autres vertus à la gloire circulaire qui environne sa tête et à sa croix de feu”) qui rapproche le travail de Giotto de la représentation que l’on trouve à la cathédrale d’Amiens (in La Bible d’Amiens, ouvrage que Proust a traduit): “Tandis que la Charité idéale de Giotto à Padoue présente à Dieu son cœur dans sa main, et en même temps foule aux pieds des sacs d’or, les trésors de la terre, et donne seulement du blé et des fleurs: au porche ouest d’Amiens, elle se contente de vêtir un mendiant avec une pièce de drap de la manufacture de la ville”; celui aussi d’Émile Mâle qui, comparant les deux allégories souligne: “La Charité qui tend à Dieu son cœur enflammé est du pays de Saint François d’Assise. La Charité qui donne son manteau aux pauvres est du pays de Saint Vincent de Paul”.
Le narrateur dit Compagnon, quoi qu’il en soit, ne reconnaît pas les vertus dans leur représentation, d’où un de ces troubles qu’il aime (Compagnon) à débusquer. Il lit: “De même que l’image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait devant son ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que la puissante ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous du nom «Caritas» et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle d’études, à Combray, incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser ; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui «passe», comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu’un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée”.
Le vice est figuré (et projeté) à côté de la vertu. Et commenté également. C’est l’Avarice à Amiens (avec un coffre et de l’argent); l’Envie à Padoue. Et c’est la même discordance entre l’idée et sa représentation. Il lit la Recherche: “L’Envie, elle, aurait eu davantage une certaine expression d’envie. Mais dans cette fresque-là encore, le symbole tient tant de place et est représenté comme si réel, le serpent qui siffle aux lèvres de l’Envie est si gros, il lui remplit si complètement sa bouche grande ouverte, que les muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir le contenir, comme ceux d’un enfant qui gonfle un ballon avec son souffle, et que l’attention de l’Envie – et la nôtre du même coup – tout entière concentrée sur l’action de ses lèvres, n’a guère de temps à donner à d’envieuses pensées”.
L’allégorie, dit Compagnon, ne “passe” pas et vertu et vice en deviendraient interchangeables, dans un même déplaisir face à (il lit) “cette Charité sans charité, cette Envie qui avait l’air d’une planche illustrant seulement dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par l’introduction de l’instrument de l’opérateur”.

Nous allons, dit Compagnon - de fait “c’est l’heure” -, nous arrêter provisoirement sur cette idée que la vertu n’est pas belle ni le vice laid, mais qu’ils sont seulement (ou ici nous laissent) “indifférents”, en quoi réside une (la?) grande leçon de la Recherche, en marche vers la séparation de l’esthétique et de l’éthique, jusqu’à ce qu’on peut lire comme une rédemption par l’esthétique (par l’art) sans aucunement y trouver une rédemption de l’ordre de l’éthique, morale.

Bilan ou ... Impressions?

Bah, nous allons, toujours à l’aventure, assez agréablement d’ailleurs, sur les petites routes de campagne, celles qui bifurquent tant et tant que, la DDE ayant oublié ici ou là un panneau de signalisation après le premier, qui portait la mention “Déviation”, le déterminisme est abandonné au profit de l’aléatoire.

Partis de Saint-Loup, on a rencontré Bergson et Péguy, moqué les constructions morales par cercles concentriques, pris le réalisme intéressé de Forcheville pour de l’altruisme déviant, et côtoyé deux courrières pauvres et deux bistrotiers millionnaires tout d’un bloc, hapax moraux d’un grand roman de l’ambiguïté.

On s’est interrogé sur la possibilité de relire à travers Mlle de Saint-loup une convergence factuelle de parcours à la Lelouch en procès de la complexité morale avant de se quitter sur des considérations iconographiques dévoilant cette vérité que du vice ou de la vertu à la beauté et à la laideur, il n’y a finalement de possible que le constat d’une absence de causalité et de la victoire de l’indifférence.

Résumé caricatural? Un peu. Façon de voir les choses ... Mais il y a de ça dans ces leçons, du culturel disert, papillonnant, gracieux, autour d’un principe néanmoins actif et récurrent, qui dit que la philosophie, particulièrement morale, est chose trop délicate pour être confiée aux philosophes, puisque théoriser c’est appauvrir et que le simple n’a jamais rendu compte du complexe, ni le rigide du sinueux, quand le complexe sinuant c’est la vie, c’est nous, et c’est l’art du Roman.

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