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Mémoire-de-la-Littérature
29 mars 2008

Séminaire 11 ...

Mardi 25 mars 2008 - 17h30 - 18h30
Amphithéâtre Marguerite de Navarre

Titre : “Un égoïsme utilisable pour autrui”
Explicitation (?): Le statut normatif de l’auto-description chez Proust

Joshua Landy enseigne à l’Université Stanford (USA)

Ce jeune, enthousiaste et excellemment francophone professeur américain, après les remerciements d’usage pour une invitation à s’exprimer qui l’honore, s’avoue proche d’Antoine Compagnon dans le souci du “souci de soi” qu’il lui a entendu exprimer et se dit très convaincu et séduit par ses cours du Collège de France qu’il “podcaste”....

Après échange de rhubarbe et de séné, on entreprend de se pencher sur la Recherche...
Dans un billet en amont du compte rendu qu’elle en fera, Mme de Véhesse (cf. son billet “à chaud”) s’est immédiatement avouée conquise: “Nous avons eu droit cet après-midi à un cours éblouissant, qui m'a laissée le souffle coupé”. Diable ...

Au moment de me mettre à la relecture de mes propres notes avant d’entamer mon travail de réécriture, je ne me sens pas entièrement en phase avec ce jugement. Souvenir dominant: une volonté de tirer le sens (le statut) du roman dans la direction d’un ouvrage de pédagogie active cherchant à nous rendre, par les difficultés mêmes qu’il oppose à notre attention et à notre compréhension ... et qu’il nous somme de surmonter, plus intelligents, plus sensibles, plus réfléchis, en un mot: meilleurs.
Roman, insistera autant qu’il m’en souvienne, pour le souligner, le préciser, Joshua Landy, non pas “de formation”, mais “formatif”. Je me sens réticent .... Enfin, nous allons voir.

Sur la foi du seul titre (Un égoïsme utilisable pour autrui) ... on peut penser se retrouver dans le strict cadre (ou le prolongement) du cours de Compagnon qui vient d’avoir lieu, avec l’écrivain partagé entre deux moralités et, par l’élaboration de l’œuvre, comme d’autres s’épuisent à ne pas transmuer le plomb en or, réussissant lui le miracle de la transformation de son égoïsme poussé au “sublime” en altruisme .... comme j’ai essayé d’en rendre compte (tout en grinçant des dents).

Sur la foi du sous-titre en forme d’explicitation (Le statut normatif de l’auto-description chez Proust) et rappelant que les bons dictionnaires définissent “normatif” comme “qui établit des règles, qui définit des normes, qui porte des jugements de valeur par référence à des règles, à des normes...”, on peut s’interroger. Voyons, faut-il comprendre que l’auto-description proustienne acquiert le statut - s’inscrit dans la démarche, la quête - d’une définition de règles instituant [on remonte au titre] à partir de l’observation de soi [égoïsme-égotisme de l’auto-description ] un cadre de référence universel [ c-à-d utilisable par autrui ] pour la compréhension-jugement de soi par soi?

Sur la foi du titre... Sur la foi du sous-titre ..., ma foi, voilà qui reste à démêler... Sur la foi de mes notes! Allons-y!

On démarre avec l’anecdote des deux lettres - fin du Temps retrouvé - à écrire par le narrateur, l’une à Mme Molé, l’autre à Mme Sazerat. Je redonne le passage [qui n’a pas été lu en entier me semble-t-il, ni en introduction]:

- J’avais reçu une invitation de Mme Molé et appris que le fils de Mme Sazerat était mort. J’étais résolu à employer une de ces heures après lesquelles je ne pourrais plus prononcer un mot, la langue liée comme ma grand’mère pendant son agonie, ou avaler du lait, à adresser mes excuses à Mme Molé et mes condoléances à Mme Sazerat. Mais, au bout de quelques instants, j’avais oublié que j’avais à le faire. Heureux oubli, car la mémoire de mon œuvre veillait et allait employer à poser mes premières fondations l’heure de survivance qui m’était dévolue. Malheureusement, en prenant un cahier pour écrire, la carte d’invitation de Mme Molé glissait près de moi. Aussitôt le moi oublieux, mais qui avait la prééminence sur l’autre, comme il arrive chez tous les barbares scrupuleux qui ont dîné en ville, repoussait le cahier, écrivait à Mme Molé (laquelle d’ailleurs m’eût sans doute fort estimé, si elle l’eût appris, d’avoir fait passer ma réponse à son invitation avant mes travaux d’architecte). Brusquement, un mot de ma réponse me rappelait que Mme Sazerat avait perdu son fils, je lui écrivais aussi, puis ayant ainsi sacrifié un devoir réel à l’obligation factice de me montrer poli et sensible, je tombais sans forces, je fermais les yeux, ne devant plus que végéter pour huit jours.

Le membre de phrase isolé “...ayant ainsi sacrifié un devoir réel à l’obligation factice de me montrer poli et sensible, je tombais sans forces ...” résume pense Joshua L. le problème. Le devoir de “faire œuvre” doit primer tous les autres, et dans cette perspective, l’égotisme, la concentration sur soi, devient la valeur suprême. Et ce choix d’apparence narcissique n’est pas “coupable”, c’est l’esthétique qui est devenue une éthique au sens le plus fort, un bien qui exige ascétisme et sacrifice. On l’a vu avec Bergotte, on le voit chez Ruskin à qui une telle morale impose l’oubli volontaire des plaisirs comme des (autres) devoirs.

Proust rejoint dit Joshua L. le Montaigne qui pense que le travail sur soi est une valeur autonome, même si chez le second, l’impératif est plus partiel. Et quand Proust dit “devoir réel”, il pense en fait “...envers vous”, car c’est “pour nous” que le narrateur fait ce qu’il fait, pour nous et non pour lui ....
Remarque: Tout ça est bien affirmatif... Lecteur, saisis la main que je te tends? ... Où sont les preuves? Voyons la suite.

Examinons, dit Joshua L, tous les enjeux. Temps, mémoire, oubli ...? Incapacité de se souvenir? Voire: Incapacité d’être? Il évoque: “...il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François 1er et de Charles-Quint” (au tout début de Combray).... Pour en induire que: “Le roman doit nous offrir une réponse à la question Qui suis-je? ”. Et pour l’affronter, cette question, dans l’espoir justement d’y répondre, il faut réunir dit-il trois conditions:

(1) Être quelque chose, être un moi
(2) Connaître ce moi afin de le décrire
(3) Avoir la capacité de transmettre les connaissances acquises en (2)

il y a donc, dans l’incertitude du questionnement, trois remises en cause.
Et d’abord: Suis-je identifiable?
J’ai des points communs avec d’autres, oui, mais je change tout le temps et je ne cesse d’assister à la naissance et à la mort de mes moi successifs. Je suis témoin de désaccords avec moi-même, je me convaincs de choses que je sais fausses, saisissant mal mes propres tendances; et victime du syndrome de “l’esprit de l’escalier”, je ne me comprends qu’après-coup. Je veux me mettre en mots mais me mettre en mots à la fois me trahit et me traduit tant le mot est pour tous quand je ne suis pas eux.... Et dans cette spirale interrogative, Joshua L voit resurgir le sophiste Gorgias dont nous parlait Platon.... Grande question dit-il.

Et il analyse la “Mémoire involontaire” comme une tentative de réponse.
Sa thèse est qu’elle reconstruit le moi d’un moment, mais dans une permanence qui le fait sous-jacent à tous les autres. Car ce goût de la madeleine, s’il ressuscite du passé, c’est qu’il s’est maintenu dans le temps et donc qu’il parle d’une et à une partie inchangée de mon moi, fondant par là l’existence d’une identité personnelle.
L’autorité de John Locke (1632-1704) est rapidement appelée à la rescousse pour confirmer le bien fondé du propos.... [Ma très faible proximité avec ce philosophe me prive ici de toute possibilité de commentaire ...]
Bref, il existe un “vrai moi” !
Mais ... quelle est sa nature?

Il est notre “orientation primordiale”, le cadre même de notre expérience...
Et de citer à la barre Kant, et Nietzsche. L’expérience comme déformation par nous des choses telles qu’elles sont “en soi” (Kant) , avec des phénomènes de second niveau, de seconde couche (Nietzsche?), quand s’explicite l’écart entre ce que j’ai cru voir et la réalité objective, l’écart entre ce que j’ai cru voir et ce que les autres ont vu (ont cru voir) ... Et on remet les pieds sur terre en parlant des Rachel et des Albertine sous le double regard du narrateur et de Saint-Loup, mais en donnant le sentiment qu’on discute à la fois et du moi qui regarde (et regardant, crée son espace et son sens), et du moi qui se détermine (et peut-être s’indétermine!) sous le regard croisé des autres.

Savoir que l’individuel existe? Joshua L répond: Oui! Mais savoir qui je suis? Car si je suis “manière de voir le monde”, comment puis-je me voir? Avec en conclusion, l’échec par insuffisance de l’introspection.

Tout est perdu? Mais non! L’amour (et le rhume!) peuvent nous être révélateurs! Joshua L nous le dit: N’avons-nous pas , chacun, une façon bien personnelle de nous enrhumer? Et de même: N’avons-nous pas, chacun, une façon bien personnelle de tomber amoureux, toujours du même genre de femme? (Il a oublié du coup l’autre moitié de l’humanité, Joshua!). Voilà la voie! Au lieu de se regarder l’âme, jugeons nous à nos actes et remontons des effets aux causes.
Examine ce que tu fais! Tu découvriras qui tu es!

Bilan provisoire: l’existence d’un vrai moi est une réponse certaine mais ontologique. Sa révélation relève d’une démarche déductive, a posteriori, et constitue elle une réponse épistémologique. {Bien, bien, on va y arriver... Mais attention à la duperie de soi (par soi!). Via le “parler de soi”? L’attaque là doit être en biais: On se connaîtra par le style!
Comprendre: “Le style c’est l’homme” ? [Buffon à l’Académie française, lors de sa séance de réception, le 25 août 1753]}
Avertissement: Ces dernières lignes, entre accolades, ne sont pas fiables. Joshua L. a bien prononcé “duperie de soi”, “parler de soi” et “style”, mais mon relevé de notes est désespérément sans articulation logique entre ces termes . Ma reconstruction de mémoire trois jours après prend donc le risque de la fantaisie ... et il n’a pas évoqué Buffon, ni sa “formule”!

Revenons aux moi diachroniques ... c’est-à-dire évolutifs, à travers le temps, successifs. Je suis ma perspective prononce Joshua L , mais aussi ceux que j’ai été. Il pense aux débuts descriptifs et tâtonnants de Combray, à l’empilement (à l’emboîtement?) de plusieurs chambres. Le moi total est la narration de tous ces moi, dit-il.

Et de narration il vient à narrativité... laquelle est très à la mode dans le monde anglo-saxon, il en témoigne, et, ma foi, il adhère... à trois réserves près, qui y sont négligées et se trouvent bien mises en lumière chez Proust, via Proust ....

(1) ... la narration est forcément provisoire, et la croyance qu’elle porte, illusoire. Supposons,nous dit-il, que vous soyez Mme Verdurin et ayez choisi le dreyfusisme. Au départ, à l’étape N, c’est un handicap, et puis, les choses évoluent, l’avenir change le passé, un revers devient un bienfait et vous voilà, à l’étape N+1, avec ce choix comme moteur de votre réussite!

L’avenir, ai-je dit (dit-il), change le passé. Lorsqu’il fait la cour à Gilberte, événement alors majeur, pourquoi le narrateur introduit-il une incidente dérisoire, l’existence d’une Albertine Simonet?
- C’est l’oncle d’une petite [Gilberte parle de M. Bontemps, Chef de cabinet du ministre des travaux publics] qui venait à mon cours, dans une classe bien au-dessous de moi, la fameuse “Albertine”. Elle sera sûrement très “fast”, mais en attendant elle a une drôle de touche. [in Jeunes filles en fleurs - Non cité]

Pourquoi? Mais par la nécessité du déroulé ultérieur, de l’importance absolue que va prendre Albertine, d’un futur qui rejaillit sur un passé qui doit donc intégrer l’information qu’il apporte pour lui fournir à temps ses prémices... Rien n’est donc fixe, ni fixé. Et un futur encore plus lointain pourrait nécessiter en retour des modifications actuellement imprévisibles au bénéfice de détails inaperçus qu’il se mettrait à éclairer violemment....

(2) ... la narration doit être esthétique, construite, organisée. Intervention dès lors indispensable de techniques proprement littéraires. Pour en rester au même exemple, quand on lit l’amour pour Gilberte, on ne sait pas l’amour pour Albertine, mais le narrateur, lui, le sait, et l’importance qu’il prendra. Mais alors, renversant le problème, pourquoi donc traîner sur Gilberte, amour de second rang, et ne pas plus rapidement se transporter à Albertine, amour plus essentiel? Mais parce qu’il y faut des préparations, comme la sonate de Vinteuil prépare le Septuor. Gilberte prépare Albertine, Gilberte est l’amorce (Gérard Genette) d’Albertine. Et parce que nulle étape n’est à sauter: Les divers moi conspirent à produire l’unité!

(3) ... la narration du moi doit être appréhendée comme sans valeur intrinsèque, elle n’est que préparation à l’avenir. La narration du moi me permet de préparer ma projection en m’habituant à vivre au futur antérieur; elle me donne les moyens de juger mon présent à partir de mon futur postulé (acrobatique mais presque fascinant tant Joshua L. y croit!).

La Recherche, développe-t-il est la narration du passé du narrateur, qui n’est évidemment pas Proust. Cette narration est un projet de vie réalisé dans un livre. Mais Joshua L. s’élève en faux contre l’idée qu’à la fin du roman, Marcel va entreprendre ... l’écriture de la Recherche. Ce postulat, pour lui, est une erreur! Puisqu’il a déjà écrit ce que nous venons de lire, il écrira ... autre chose! Il n’est pas - réalisant le Pierre Ménard de J-L Borgès - dans le projet de se réécrire. Et quand bien même, ce serait peut-être vrai pour le narrateur, mais pour Proust, c’est une fiction.

Joshua L. élargit encore son propos. Proust à un lecteur. Ne pas croire qu’il lui conseille d’écrire, de s’écrire pour s’accomplir, sinon Bergotte, Elstir auraient échoué [qui ne l’ont pas fait]. Non, il s’agirait plutôt de vivre comme si sa vie était de la littérature, de vivre sa vie comme littérature, ce qui exclut qu’on ait à l’écrire. Je l’entends parler de la valeur eudémonique [suivi de pointillés dans mes notes!] ... de cette attitude? De cet objectif? L’eudémonisme est une position morale qui considère le bonheur comme bien suprême. A-t-il voulu dire que vivre sa vie comme littérature conduisait au bonheur? J’ai comme un flottement rédactionnel, là... À la clé, il nous cite un extrait du Temps retrouvé :

- Certes, ce que j’avais éprouvé dans la bibliothèque et que je cherchais à protéger, c’était plaisir encore, mais non plus égoïste, ou du moins d’un égoïsme (car tous les altruismes féconds de la nature se développent selon un mode égoïste, l’altruisme humain qui n’est pas égoïste est stérile, c’est celui de l’écrivain qui s’interrompt de travailler pour recevoir un ami malheureux, pour accepter une fonction publique, pour écrire des articles de propagande) utilisable pour autrui.

Un extrait, donc, où l’on trouve le titre même de son exposé (“un égoïsme utilisable pour autrui”) mais qui en outre se situe quelques pages après un autre long passage qui contient de fait toute la présentation théorique autour de laquelle celui-ci (l’exposé) est au fond construit, à savoir cette idée d’une démarche incomprise et sacrificielle de l’écrivain médiateur entre nous - lecteurs - et notre vérité:

- Même chez moi je ne laisserais pas les gens venir me voir dans mes instants de travail, car le devoir de faire mon œuvre primait celui d’être poli, ou même bon. Ils insisteraient sans doute. Ceux qui ne m’avaient pas vu depuis si longtemps, venaient de me retrouver et me jugeaient guéri. Ils insisteraient, venant quand le labeur de leur journée, de leur vie, serait fini ou interrompu, et ayant alors le même besoin de moi que j’avais eu autrefois de Saint-Loup, et cela parce que, comme je m’en étais aperçu à Combray quand mes parents me faisaient des reproches au moment où je venais de prendre à leur insu les plus louables résolutions, les cadrans intérieurs qui sont départis aux hommes ne sont pas tous réglés à la même heure, l’un sonne celle du repos en même temps que l’autre celle du travail, l’un celle du châtiment par le juge quand chez le coupable celle du repentir et du perfectionnement intérieur est sonnée depuis longtemps. Mais j’aurais le courage de répondre à ceux qui viendraient me voir ou me feraient chercher que j’avais, pour des choses essentielles au courant desquelles il fallait que je fusse mis sans retard, un rendez-vous urgent, capital, avec moi-même. Et pourtant, bien qu’il y ait peu de rapport entre notre moi véritable et l’autre, à cause de l’homonymat et du corps commun aux deux, l’abnégation qui vous fait faire le sacrifice des devoirs plus faciles, même des plaisirs, paraît aux autres de l’égoïsme. Et d’ailleurs, n’était-ce pas pour m’occuper d’eux que je vivrais loin de ceux qui se plaindraient de ne pas me voir, pour m’occuper d’eux plus à fond que je n’aurais pu le faire avec eux, pour chercher à les révéler à eux-mêmes, à les réaliser ? À quoi eût servi que, pendant des années encore, j’eusse perdu des soirées à faire glisser sur l’écho à peine expiré de leurs paroles le son tout aussi vain des miennes, pour le stérile plaisir d’un contact mondain qui exclut toute pénétration ? Ne valait-il pas mieux que ces gestes qu’ils faisaient, ces paroles qu’ils disaient, leur vie, leur nature, j’essayasse d’en décrire la courbe et d’en dégager la loi ? Malheureusement, j’aurais à lutter contre cette habitude de se mettre à la place des autres qui, si elle favorise la conception d’une œuvre, en retarde l’exécution. Car, par une politesse supérieure, elle pousse à sacrifier aux autres non seulement son plaisir, mais son devoir, quand, se mettant à la place des autres, le devoir quel qu’il soit, fût-ce, pour quelqu’un qui ne peut rendre aucun service au front, de rester à l’arrière s’il est utile, paraîtra comme, ce qu’il n’est pas en réalité, notre plaisir. [passage non cité]

Quoi qu’il en soit, Joshua L. tourne autour de ce projet artistique qu’il lit chez Proust et qui veut nous ouvrir à nous mêmes en brisant la cellule solipsiste (dit-il) où nous pourrions nous enfermer [Rappeler que le solipsisme est cette doctrine qui voudrait que le sujet pensant existe seul, ce qui revient à affirmer la non existence du monde autrement qu’au titre de la représentation qu’il s’en fait], par l’accés à d’autres regards que le nôtre sur le monde. Il extrait du passage suivant ce que je mets en gras. Il se réfère aussi à Max Weber associant dans les années 1925 rationalisation, intellectualisation et modernité, modernité et désenchantement du monde, pour souligner que, quand la religion s’éloigne, une stratégie de réenchantement se met en place, qui restitue un ordre, une téléologie, une providence, dans des perspectives laïques ouvertes par l’accés à mon vrai moi dans le regard de millions d’autres:

- Par l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini, et qui bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont ils émanaient, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient leur rayon spécial.

Lire ... pour mieux Se lire? ... Joshua L. introduit pour finir la notion qui a sans doute dominé son court échange à suivre avec Compagnon, évoquant ce dernier extrait dont il ne cite que l’expression “verre grossissant” :

- Mais, pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, comme je l’ai déjà montré, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien de Combray, mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes.

Le verre grossissant dit-il fonctionnera “a posteriori”. Il parle de la “cornucopie” de nos comportements [Note: Ce mot rare a été employé l’an passé par Compagnon, dans le cours dédié à Malcolm Bowie, et je reprends la note interrogative que j’y avais inséré: “... le terme se définit-il autrement que par l’inventive et délirante hypertrophie lexicale de Rabelais emporté par la spirale de ses propres excès verbaux?”. Ici, il est pris par Joshua L. au sens de “multiplicité hétéroclite”, au sens de “versions multiples”; et son emploi journalistique et internétisé semble tendre à le banaliser en “compilation de textes voire d’objets divers” ... Finalement, une commodité pédante à la ductilité polysémique?] en évoquant un critique américain qui aurait recensé chez Swann huit occurrences ou résurgences du sentiment amoureux à lui inspiré par Odette, mais pour huit motifs différents: parce qu’elle lui échappe, parce qu’elle lui appartient, parce que Charlus parle d’elle, etc.

Nous voilà dit Joshua L. interloqués, “selon la belle expression d’Antoine Compagnon” tient-il à préciser ... [Ah! le doux bruissement des éloges que tout invité (et tous me semble-t-il) s’est cru, à un moment ou à un autre de son intervention, obligé de déposer en gerbe aux pieds agréablement flattés (?) de notre Collégien Français!]. Mais enfin poursuit-il, il faut aboutir à une certitude, fonder une connaissance de soi valide, sans nul doute sur la construction d’un moi total dans un effort dont la Recherche , comme histoire d’une vie, peut fournir le modèle formel.
Il s’agit, la lisant, non pas de prendre exemple, mais d’apprendre à penser, dans ce mode typiquement “proustien” qu’est la pensée hypotactique [Note: L’hypotaxe est un procédé syntaxique, une figure de style, qui se caractérise par l’abondance des liens de subordination ou de coordination à l’intérieur d’une même phrase].

Organisation narrative d’une vie sur un principe de reconstruction par rebonds, la Recherche est pour Joshua L. un roman “formatif”, c’est-à-dire un roman qui incite (oblige) le lecteur à se former, par la relecture qu’il impose d’anciens passages, voire de tout ou partie de la phrase qu’on vient d’achever, dans une densité biographique et stylistique qui “tonifie (dit-il) nos muscles cérébraux”....
La Recherche? Un entraînement à la lecture de la vie.

Le lecteur - Joshua L. cherche à synthétiser l’essentiel d’une conclusion personnelle - est sommé de travailler dans la perspective d’une réappropriation de lui par lui-même, course d’obstacles qui doit lui permettre d’accéder à son vrai moi , en vue de laquelle Proust lui propose un entraînement, un parcours d’affûtage de ses capacités initiales ....

Une morale de Proust? Assurément pas, selon lui, dans les termes d’une transformation morale du lecteur comme objectif .
La Recherche œuvre altruiste? Assurément oui, dans les perspectives “transformatives” indiquées.
Telle semble être sa position. Il y aurait dès lors, conclut-il, non pas une moralité du roman à travers “l’histoire” qu’il “raconte”, mais une moralité de l’œuvre d’art comme contribution, et contribution active puisqu’elle veut nous “mettre au travail”, au réenchantement du monde. Une œuvre d’art dont Proust nous a fait le cadeau.

Éléments de débat ........

Compagnon m’irrite en début d’échange par ce que je perçois non comme un réexamen à des fins de dialogue des thèses de l’invité mais comme la poursuite auto-centrée de remarques faites lors du cours qui a précédé et dont l’exposé pouvait faciliter le rebond: “On peut rejoindre là ce que j’ai dit, pensé, cité, esquissé, évoqué, avancé, suggéré et posé .... tout à l’heure”.

Et puis finalement, le discours de Compagnon se décentre et se partage mieux, autour de quelques thèmes, privilégiés par Joshua L. et qui l’ont “intéressé”, voire qu’il a “aimés”:

- L’indirection (dit-il), cette nécessité de se percevoir multiple à travers le regard des autres.
- La narration du moi, dans tout ce qu’elle porte de nécessaire, de provisoire, d’effets rétroactifs... et, cherchant quelques secondes dans ses notes, il exhume deux lignes de La Prisonnière (Conversation avec Albertine / Obsession criminelle chez Dostoïevski): “Tout cela me semble aussi loin de moi que possible, à moins que j’aie en moi des parties que j’ignore, car on ne se réalise que successivement”.
Commentant: C’est l’histoire même du livre, qui s’auto-modifie constamment...
- ... Et donc le provisoire, pour y revenir.

Concernant la théorie du “roman formatif” qu’a avancée Joshua L. , Compagnon ne semble retenir que l’aspect d’un “modèle”, modèle de construction de soi dans le soulignement de l’après-coup, de l’avancée à rebours, de la reconstruction éclairée: On ne peut vraiment raconter le début qu’à partir de la fin ....

.... ce qui provoque une petite mise au point de Joshua L. qui se sent amputé de la moitié de sa conviction et qui reprend une rapide argumentation pour revaloriser le côté “fitness” (il aurait presque pu le dire!) du roman, exercice de remise en forme et de musculation cérébrale, reparlant de “l’aiguisement des capacités du lecteur” pour qu’il puisse à son tour “se narrer”, “soutenir sa foi dans sa propre re-création”, ajoutant: “en toute illusion lucide”, faisant sans doute là allusion au caractère constamment inachevé de ladite re-création du passé, à la lumière d’un présent qui ne cesse d’avancer et de l’augmenter.

Antoine C.: Soit. La lecture est une expérience...
Joshua L.: Oui, oui. Mais c’est une stratégie ouverte; il y a plusieurs issues; je peux me raconter ma vie à venir de façon convaincante et néanmoins ensuite échouer; l’échec est toujours possible; voyez le personnage de Krap chez Beckett ....
Antoine C. : Oui, mais Beckett réagit contre le récit proustien ....

Silence . Puis, sur ce dernier échange que je perçois comme vaguement surréaliste, le “Bon ...” final raisonne. Après Beckett ...Fin de partie!

Je viens de dire “surréaliste” simplement parce que, là, j’étais décroché, à côté.
Je ne connais pas cette première pièce de Samuel Beckett de 1947 (qu’il a d’ailleurs reniée): Éleuthéria, dont le héros est un certain Victor Krap, jeune homme de famille bourgeoise, qui depuis plus de deux ans se terre dans sa chambre de bonne, refusant de voir sa famille, sa fiancée, qui que ce soit.
Victor Krap cherche à atteindre la liberté « ... en “étant” le moins possible. En ne pas bougeant, ne pas pensant, ne pas rêvant, ne pas parlant, ne pas écoutant, ne pas percevant, ne pas sachant, ne pas voulant, ne pas pouvant, et ainsi de suite.»
Victor échouera dans cette volonté de repliement par la pression insurmontable de l’extérieur qui lui interdira de demeurer seul et authentique. [Source: Centre de Recherche sur l’Histoire du Théâtre - Université Paris IV-Sorbonne]

Antiproustien semble-t-il comme attitude, assurément....

Mais en termes de dialogue constructif et éclairant, Krap / Beckett me reste d’intervention in fine assez inopérante et relevant presque du “private joke”, faute d’information (moi) et de développement (eux)...

Pour le reste, l’enthousiasme de Joshua L. était assez convaincant, même si, au bout du compte, son approche de la Recherche est certainement très connotée par des projections personnelles, y compris - malgré sa remarquable maîtrise de la langue française - dans cette idée de “manuel d’exercices de gymnastique cérébrale”.

J’ai du mal à lire la Recherche comme projet construit altruiste et tendance à en rester plus immédiatement à la vision de la formidable expansion d’une personnalité dont l’hypersensibilité et l’hypercomplexité ont abouti au projet salvateur d’un repliement complet et névrotique sur l’achèvement d’un roman total, absolu, indépassable, justifiant dans sa cosmogonie intérieure l’immensité épuisée d’une vie de déséquilibres affectifs, d’attentes éperdues, d’émotions esthétiques, de désillusions incessantes et d’espoirs brisés.

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