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Mémoire-de-la-Littérature
12 avril 2008

Leçon XIV ...

... et Dernière (de la Session 2007-2008)

Mardi 1er Avril 2008 - 16h30 - 17h30
Amphithéâtre Marguerite de Navarre

J’ai déjà dit l’autre jour - et la date en faisait peut-être une obligation, ceci expliquant cela - qu’elle termina ... en queue de poisson le cycle en cours.
Elle eut pourtant un contenu, non négligeable, et qu’il me faut maintenant restituer.
Voyons un peu l’affaire....

Après quelques préliminaires autour du “Malheureusement, voici déjà l’heure de nous quitter...” dont j’ai dit combien il m’avait touché, Compagnon rappelle son souhait de conclure sur l’examen de la bonté attendue ou de la méchanceté supposée de l’homme ou plutôt de l’artiste qui se dessine(nt) à travers ces situations de la fin du Temps retrouvé que sont “L’adoration perpétuelle” (la révélation dans la bibliothèque du Prince de Guermantes et ses suites... : “ l’extase finale de la Réminiscence, contemplation fugitive de l’éternité, et la certitude de réaliser dans une œuvre ce que Proust appelle lui-même l’Adoration perpétuelle” [De quelques figures du salut dans le roman proustien / Un article de Nathalie Mauriac-Dyer]) et le “Bal de têtes”.
Rappelant les balancements interprétatifs du “Bal de têtes” entre un “memento quia pulvis” qui l’apparenterait à une entreprise, dit Compagnon, de pardon général, de grand pardon sublime (ou de “Grand Pardon” dans la tradition juive? Il a laissé de fait l’allusion allusive et à l’auditeur le choix), entre ceci donc et un “suave mari magno” qui serait signe de représailles, Compagnon semble vouloir prendre ses distances avec la bonté.
Il y a beaucoup de conditionnels dans ses rappels: Le Temps retrouvé “serait” une exaltation de la compassion, on y “frôlerait” le sublime, on “pourrait” penser à l’Épitre de Saint-Paul aux Colossiens [ayant dit: À tout péché miséricorde, il cite]: “...Ainsi donc, comme des élus de Dieu, saints et bien-aimés, revêtez-vous d'entrailles de miséricorde, de bonté, d'humilité, de douceur, de patience / Supportez-vous les uns les autres, et, si l'un a sujet de se plaindre de l'autre, pardonnez-vous réciproquement. De même que Christ vous a pardonné, pardonnez-vous aussi / Mais par-dessus toutes ces choses revêtez-vous de la charité, qui est le lien de la perfection”.

Mais il n’est pas “proustiennement” convaincu, renvoyant à travers Norpois à une suspicion de dérision parodique derrière ces références, à Norpois disant: “À tout péché miséricorde et surtout aux péchés de jeunesse. Après tout, d’autres que vous en ont de pareils sur la conscience, et vous n’êtes pas le seul qui se soit cru poète à son heure”.

Et ayant évoqué, avec me semble-t-il beaucoup de “second degré”, la possibilité d’une “oblation”, d’un don sublime [l’oblation est spécifiquement l’acte par lequel le prêtre offre à Dieu pendant la messe le pain et le vin qu’il va consacrer; par extension c’est une offrande ayant le caractère d’un sacrifice ...], Compagnon relit une page fort ironique du Temps retrouvé où l’expression (A tout péché ...) est de nouveau, in fine, employée: “..Le dreyfusisme était maintenant intégré dans une série de choses respectables et habituelles. Quant à se demander ce qu’il valait en soi, personne n’y songeait, pas plus pour l’admettre maintenant qu’autrefois pour le condamner. Il n’était plus «shocking». C’était tout ce qu’il fallait. À peine se rappelait-on qu’il l’avait été, comme on ne sait plus au bout de quelque temps si le père d’une jeune fille fut un voleur ou non. Au besoin, on peut dire: «Non, c’est du beau-frère, ou d’un homonyme que vous parlez, mais contre celui-là il n’y a jamais eu rien à dire.» De même il y avait certainement eu dreyfusisme et dreyfusisme, et celui qui allait chez la duchesse de Montmorency et faisait passer la loi de trois ans [1] ne pouvait être mauvais. En tout cas, à tout péché miséricorde”.

[1] Source Internet: En France, après l'affaire Dreyfus, l'affaire des Fiches (Scandale provoqué par un système d'avancement établi dans l'armée par le général André, ministre de la guerre, et fondé sur des fiches relatives aux opinions politiques et religieuses des officiers qui culmine en novembre 1904 lors d’une séance houleuse à l’Assemblée nationale au cours de laquelle André est giflé par un député) et les différentes expéditions jalonnant la pénétration française sur les continents africains et asiatiques, la chose militaire revient sur le devant de la scène politique.

Les crises marocaines - de 1905 et 1911 - signalent en effet aux dirigeants au pouvoir qu'un conflit ouvert avec l'Allemagne de l'Empereur Guillaume II, est de nouveau possible. Le désir de réintégrer à la Nation les provinces d'Alsace-Lorraine perdues en 1871 rend la guerre inévitable et entretient les Français dans le culte de l’armée. C’est l’Arche sainte, l’instrument de la Revanche. Ceci justifie la course aux armements, autrement dit un effort financier conséquent pour mettre l'outil militaire à un haut niveau de technicité et d'équipement. L'état-major lui-même entreprend un grand effort de réflexion stratégique, tandis que le service militaire universel lui permet d'envisager " un rôle social " pour l'officier.

En 1913, à l’Assemblée nationale, les parlementaires débattent de nouveau à son propos au sujet de la " loi des 3 ans ", autrement dit le passage du service national - qui est obligatoire pour tous les Français au lendemain de la défaite de 1871 depuis les lois de 1872 et 1875 - d'une durée de deux à trois ans. Cette nouvelle disposition, voulue par le général Joffre, alors chef d’état major des armées, s’explique par une logique comptable et un raisonnement évident aux yeux de beaucoup de ses contemporains. L’ennemi futur est allemand, il est plus nombreux et pour pouvoir lui résister il faut aligner un nombre suffisant de fantassins rapidement, autrement dit compter dans un premier temps sur les conscrits qui sont en casernes. Et si le service militaire de ces derniers dure davantage – une année supplémentaire - , leur nombre total sera suffisant à résister au premier choc de l’invasion ennemi.

Néanmoins, poursuit Compagnon - et on arrive au “positif” -, on ne peut nier une transfiguration de l’égoïsme, au dénouement du roman, une “conversion vertueuse” qui a été de fait annoncée, préparée par des actes vertueux préalables “incongrus”. Et il revient à ce qu’il nomme deux épiphanies morales: les Verdurin envisageant de secourir matériellement Saniette et le comportement des Larivière, passages déjà cités, lus et commentés. Il souligne la “leçon de miséricorde” en relisant, à propos du cas Saniette : [Cottard] en parla, à moi du moins, car c’est par lui que j’appris ce fait quelques années plus tard, à l’enterrement même de Saniette. Je regrettai de ne l’avoir pas su plus tôt. D’abord cela m’eût acheminé plus rapidement à l’idée qu’il ne faut jamais en vouloir aux hommes, jamais les juger d’après tel souvenir d’une méchanceté car nous ne savons pas tout ce qu’à d’autres moments leur âme a pu vouloir sincèrement et réaliser de bon ; sans doute, la forme mauvaise qu’on a constatée une fois pour toutes reviendra, mais l’âme est bien plus riche que cela, a bien d’autres formes qui reviendront, elles aussi, chez ces hommes, et dont nous refusons la douceur à cause du mauvais procédé qu’ils ont eu”.
Oui, ajoute Compagnon, le bien et le mal sont toujours enchevêtrés, renvoyant à Marie-Gineste (l’une des deux courrières du Grand’Hôtel de Balbec) disant : “Ah! Voyez-vous, Monsieur, on ne peut jamais savoir ce qu’il peut y avoir dans une vie”.
Et Compagnon ajoute [ Bible: Matthieu, VII, 2 ] : “Ne jugez point, afin de n'être pas jugés, car on vous jugera comme vous avez jugé, et l'on ne servira pour vous de la mesure dont vous mesurez les autres”.

Embarqué dans le “positif” après ses réserves initiales, Compagnon note maintenant que dès le début de Combray, l’intuition d’une bonté possible se dessine, à travers le visage impavide de la vraie charité qu’introduisent les Vices et Vertus de Padoue. Il cite une fois encore: “Quand, plus tard, j’ai eu l’occasion de rencontrer, au cours de ma vie, dans des couvents par exemple, des incarnations vraiment saintes de la charité active, elles avaient généralement un air allègre, positif, indifférent et brusque de chirurgien pressé, ce visage où ne se lit aucune commisération, aucun attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de la heurter, et qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et sublime de la vraie bonté”.
Cette intuition, dit-il, elle réapparaît plus loin, dans le Temps retrouvé, à propos de la guerre et de (il cite) “la rudesse du cœur d’or qui ne veut pas avoir l’air d’être ému”, citation au demeurant assez décalée par rapport au sujet car extraite d’un passage sur le thème “Idéal de virilité et homosexualité” et insérée dans la phrase: “Cet idéal (...) est particulièrement exaspérant. Sous sa forme la plus basse, il est simplement la rudesse du cœur d’or qui ne veut pas avoir l’air d’être ému, et qui, au moment d’une séparation avec un ami qui va peut-être être tué, a au fond une envie de pleurer dont personne ne se doute, parce qu’il la recouvre sous une colère grandissante qui finit par cette explosion au moment où on se quitte: “Allons, tonnerre de Dieu! bougre d’idiot, embrasse-moi donc et prends donc cette bourse qui me gène, espèce d’imbécile”. ”...

Universalité aussi [de la bonté] dit Compagnon, ce “fond universel” de bonté qu’on retrouve ... même chez Bloch (il cite, dans les Jeunes filles en fleurs): “Dans l’humanité, la fréquence des vertus identiques pour tous n’est pas plus merveilleuse que la multiplicité des défauts particuliers à chacun. Sans doute ce n’est pas le bon sens qui est « la chose du monde la plus répandue », c’est la bonté. Dans les coins les plus lointains, les plus perdus, on s’émerveille de la voir fleurir d’elle-même, comme dans un vallon écarté un coquelicot pareil à ceux du reste du monde, lui qui ne les a jamais vus, et n’a jamais connu que le vent qui fait frissonner parfois son rouge chaperon solitaire”......

Il s’interrompt pour glisser qu’on trouve une idée sœur dans Jean Santeuil, avec l’image de “la digitale dans le vallon ...”, et reprend sa lecture:

...”Même si cette bonté, paralysée par l’intérêt, ne s’exerce pas, elle existe pourtant, et chaque fois qu’aucun mobile égoïste ne l’empêche de le faire, par exemple pendant la lecture d’un roman ou d’un journal, elle s’épanouit, se tourne, même dans le cœur de celui qui, assassin dans la vie, reste tendre comme amateur de feuilletons, vers le faible, vers le juste et le persécuté”.

Compagnon souligne là une contradiction avec d’autres “sorties” contre la lecture apitoyée des faits divers dans les journaux (Françoise, Mme Verdurin et son petit déjeuner ...), les sentiments de pitié obtenus n’étant plus ici ridiculisés. Il évoque les romans “de compassion” (dit-il) d’Eliott, de Hardy renvoyant la lecture à une “expérience de la dévotion” (?) et il relève l’utilisation du “topos” de la grande “tendresse de l’assassin” dont il a raison de souligner qu’elle n’est qu’une remontée de sensibilité larmoyante (tout à fait typée Françoise, l’ouvrage de médecine et les douleurs de la fille de cuisine) ... et puis il se tourne vers les pages sur Dostoievsky (conversation avec Albertine), dont il cite: “Avez-vous remarqué le rôle que l’amour-propre et l’orgueil jouent chez ses personnages ? On dirait que pour lui l’amour et la haine la plus éperdue, la bonté et la traîtrise, la timidité et l’insolence, ne sont que deux états d’une même nature, l’amour-propre, l’orgueil empêchant Aglaé, Nastasia, le Capitaine dont Mitia tire la barbe, Krassotkine, l’ennemi-ami d’Alioscha, de se montrer tels qu’ils sont en réalité”.

Un dernier exemple, dit-il, de bonté épisodique, avec Saint-Loup, double sans doute mais si sensible à l’autre, si soucieux de l’ami (le soir de l’amitié), si prévenant à Doncières: “La mère d’une débutante ne suspend pas davantage son attention aux répliques de sa fille et à l’attitude du public. Si j’avais dit un mot dont, devant moi seul, il n’eût que souri, il craignait qu’on ne l’eût pas bien compris, il me disait : «Comment, comment ?» pour me faire répéter, pour faire faire attention, et aussitôt se tournant vers les autres et se faisant, sans le vouloir, en les regardant avec un bon rire, l’entraîneur de leur rire, il me présentait pour la première fois l’idée qu’il avait de moi et qu’il avait dû souvent leur exprimer...”
Un de ces moments aussi, ante paraphrase Compagnon avant d’achever sa citation, où l’on se voit dans le regard de l’autre, comme on est vu lorsqu’on est absent: “... De sorte que je m’apercevais tout d’un coup moi-même du dehors, comme quelqu’un qui lit son nom dans le journal ou qui se voit dans une glace”.

Il insiste: Le héros dit-il se voit dans le regard de l’autre et c’est l’amour de l’autre qui le fait exister. C’est aussi complète-t-il Sartre et l’illusion de la fusion de “l’en soi” et du “pour soi”, Sartre disant que la conscience ne connaît point son caractère “sauf à se déterminer depuis le point de vue de l’autre”.
Mais, poursuit-il, au delà d’éclairs de charité, la bonté dans la Recherche est essentiellement associée (et limitée) à la grand-mère et à la mère du narrateur, définitivement et totalement à l’abri de toute épicaricatie, à l’écart de toute schadenfreude, de toute joie maligne.
Beauté morale de la mère souligne-t-il, après l’épisode Sole mio à Venise, quand le narrateur l’a rejointe dans le train, et qu’il évoque dans leur conversation des détails qu’elle eût voulu partager avec la grand'mère disparue, lui faisant dire: “Crois-tu que cela l’eût amusée, ta pauvre grand’mère!”, mais pour aussitôt se corriger: “Crois-tu qu’elle eût été étonnée,! Je suis sûre pourtant que cela eût choqué ta grand’mère, ces mariages, que cela lui eût été pénible, je crois qu’il vaut mieux qu’elle ne les ait pas sus”, pour surmonter ainsi dit Compagnon le deuil en organisant à travers sa mort le confort moral de l’absente: “Devant tout événement triste qu’on n’eût pu prévoir autrefois, la disgrâce ou la ruine d’un de nos vieux amis, quelque calamité publique, une épidémie, une guerre, une révolution, ma mère se disait que peut-être valait-il mieux que grand’mère n’eût rien vu de tout cela, que cela lui eût fait trop de peine, que peut-être elle n’eût pu le supporter. Et quand il s’agissait d’une chose choquante comme celle-ci, ma mère, par le mouvement du cœur inverse de celui des méchants, qui se plaisent à supposer que ceux qu’ils n’aiment pas ont plus souffert qu’on ne croit, ne voulait pas dans sa tendresse pour ma grand’mère admettre que rien de triste, de diminuant eût pu lui arriver”.
Compagnon voit là comme un corollaire de l’attitude de Saint-Loup à Doncières (ci-dessus: ”La mère d’une débutante..”). Il poursuit sa longue citation:

“Elle [la mère du narrateur] se figurait toujours ma grand’mère comme au-dessus des atteintes même de tout mal qui n’eût pas dû se produire, et se disait que la mort de ma grand’mère avait peut-être été, en somme, un bien en épargnant le spectacle trop laid du temps présent à cette nature si noble qui n’aurait pas su s’y résigner. Car l’optimisme est la philosophie du passé. Les événements qui ont eu lieu étant, entre tous ceux qui étaient possibles, les seuls que nous connaissions, le mal qu’ils ont causé nous semble inévitable, et le peu de bien qu’ils n’ont pas pu ne pas amener avec eux, c’est à eux que nous en faisons honneur, et nous nous imaginons que sans eux il ne se fût pas produit”.

La formule (L’optimisme est la philosophie du passé) le laisse admirativement rêveur: “Quel magnifique sujet de réflexion philosophique!” Est-ce si sûr? Car qu’est-il énoncé là d’autre que ceci: Ce qui fut ne pouvait pas ne pas être... Sinon? L’uchronie (reconstruction d’un passé qui ne fut pas comme avenir d’un événement antérieur dont on inverse le résultat: Napoléon vainqueur à Waterloo et la suite ...) est un exercice d’imagination et d’analyse des causes et des effets amusant, mais est-ce constitutif d’un penser philosophique? Encore que, tout étant dans tout et réciproquement ...

Il y a là un lyrisme sentimental chez Proust, dit Compagnon, qui a été qualifié de “mélodramatique”, mais en fait ce lyrisme affecte-t-il le narrateur final du Temps retrouvé?

Il est assurément moins miséricordieux que sa mère, et Compagnon émet les plus expresses réserves quant aux jugements usuels que l’on porte sur sa magnanimité. Le Bal de têtes, quoi qu’on en dise par ailleurs, est “aussi” un ample “suave mari magno”, une compensation, presque une vengeance... Thémis et Némesis, que représentait Prud’hon, traversent toute la fête. Dès avant, lors de la rencontre avec Charlus vieilli, le glas qui sonne est assez ricanant, assez rempli de la satisfaction de survivre:

“D’ailleurs, continuant à me parler du passé, sans doute pour bien me montrer qu’il [Charlus] n’avait pas perdu la mémoire, il l’évoquait d’une façon funèbre, mais sans tristesse. Il ne cessait d’énumérer tous les gens de sa famille ou de son monde qui n’étaient plus, moins, semblait-il, avec la tristesse qu’ils ne fussent plus en vie qu’avec la satisfaction de leur survivre. Il semblait en rappelant leur trépas prendre mieux conscience de son retour vers la santé. C’est avec une dureté presque triomphale qu’il répétait sur un ton uniforme, légèrement bégayant et aux sourdes résonances sépulcrales: « Hannibal de Bréauté, mort! Antoine de Mouchy, mort! Charles Swann, mort! Adalbert de Montmorency, mort! Baron de Talleyrand, mort! Sosthène de Doudeauville, mort! » Et chaque fois, ce mot « mort » semblait tomber sur ces défunts comme une pelletée de terre plus lourde, lancée par un fossoyeur qui tenait à les river plus profondément à la tombe”. C’est sous ce signe, dit Compagnon, qu’il faut bien lire le Bal de têtes.

Première victime, d’Argencourt.
“...le plus extraordinaire de tous était mon ennemi personnel, M. d’Argencourt, le véritable clou de la matinée. (...) c’était un vieux mendiant qui n’inspirait plus aucun respect qu’était devenu cet homme dont la solennité, la raideur empesée était encore présente à mon souvenir, et il donnait à son personnage de vieux gâteux une telle vérité, que ses membres tremblotaient, que les traits détendus de sa figure, habituellement hautaine, ne cessaient de sourire avec une niaise béatitude. Poussé à ce degré, l’art du déguisement devient quelque chose de plus, une transformation. En effet, quelques riens avaient beau me certifier que c’était bien M. d’Argencourt qui donnait ce spectacle inénarrable et pittoresque, combien d’états successifs d’un visage ne me fallait-il pas traverser si je voulais retrouver celui du d’Argencourt que j’avais connu, et qui était tellement différent de lui-même, tout en n’ayant à sa disposition que son propre corps. C’était évidemment la dernière extrémité où il avait pu le conduire sans en crever ; le plus fier visage, le torse le plus cambré n’était plus qu’une loque en bouillie, agitée de-ci de-là. À peine, en se rappelant certains sourires de M. d’Argencourt qui jadis tempéraient parfois un instant sa hauteur, pouvait-on comprendre que la possibilité de ce sourire de vieux marchand d’habits ramolli existât dans le gentleman correct d’autrefois. Mais à supposer que ce fût la même intention de sourire qu’eût d’Argencourt, à cause de la prodigieuse transformation du visage, la matière même de l’œil, par laquelle il l’exprimait, était tellement différente, que l’expression devenait tout autre et même d’un autre. J’eus un fou rire devant ce sublime gaga, aussi émollié dans sa bénévole caricature de lui-même que l’était, dans la manière tragique, M. de Charlus foudroyé et poli”.

Passage carnavalesque et danse macabre dit Compagnon, qui passe de là à la “Vanité des vanités” de l’Ecclésiaste, puis au Baudelaire des Petites vieilles (dans le Contre Sainte-Beuve - Il cite)...:
“Le vers sur ces Petites vieilles: “Débris d’humanité pour l’éternité murs” est un vers sublime et que de grands esprits, de grands cœurs aiment à citer. Mais que de fois je l’ai entendu citer, et pleinement goûté, par une femme d’une extrême intelligence, mais la plus inhumaine, la plus dénuée de bonté et de moralité que j’aie rencontrée, et qui s’amusait, le mêlant à de spirituels et d’atroces outrages, à le lancer comme une prédiction de mort prochaine sur le passage de telles vieilles femmes qu’elle détestait”.
Sans doute faut-il comprendre - Compagnon a parlé d’esprit “Meilhac et Halévy” - qu’on est, avec d’Argencourt, dans l’esprit de méchanceté que Proust a justement dénoncé dans le passage lu du Contre Sainte-Beuve...
Sodome et Gomorrhe
aussi, dit-il ... Et il enchaîne avec “la mère Rampillon” [ c’est la duchesse de Guermantes qui parle]: ” ... dans le monde, on ne se voit pas, on ne dit pas les choses qu’on voudrait se dire ; du reste, partout, c’est la même chose dans la vie.

Espérons qu’après la mort ce sera mieux arrangé. Au moins on n’aura toujours pas besoin de se décolleter. Et encore qui sait ? On exhibera peut-être ses os et ses vers pour les grandes fêtes. Pourquoi pas ? Tenez, regardez la mère Rampillon, trouvez-vous une très grande différence entre ça et un squelette en robe ouverte ? Il est vrai qu’elle a tous les droits, car elle a au moins cent ans. Elle était déjà un des monstres sacrés devant lesquels je refusais de m’incliner quand j’ai fait mes débuts dans le monde. Je la croyais morte depuis très longtemps ; ce qui serait d’ailleurs la seule explication du spectacle qu’elle nous offre. C’est impressionnant et liturgique. C’est du «Campo-Santo» !”.

Note: On donne en Italie le nom de Campo-Santo aux cimetières, particulièrement aux nécropoles réservées aux personnages de distinction, ordinairement formées d’un préau qu’entoure un portique. Tel est le Campo-Santo de Pise construit au XIII° siècle par Giovanni Pisano et orné de fresques célèbres d’Orcagna (au XIV° siècle) et de Gozzoli (au XV°) [Source: Nouveau Larousse Universel - Ed. 1948]

Le héros dit Compagnon fait aussi bien qu’Oriane avec d’Argencourt! Et il délivre une brève rallonge: “...Si je ne lui en voulais plus, c’est parce qu’en lui, qui avait retrouvé l’innocence du premier âge, il n’y avait plus aucun souvenir des notions méprisantes qu’il avait pu avoir de moi, aucun souvenir d’avoir vu M. de Charlus me lâcher brusquement le bras, soit qu’il n’y eût plus rien en lui de ces sentiments, soit qu’ils fussent obligés, pour arriver jusqu’à nous, de passer par des réfracteurs physiques si déformants qu’ils changeaient en route absolument de sens et que M. d’Argencourt semblât bon, faute de moyens physiques d’exprimer encore qu’il était mauvais...”.

On est bien loin, là, de quelque sentiment généreux, de quelque magnanimité que ce soit, dit Compagnon, il n’y a que l’occasion, exploitée sans retenue, d’une revanche. Et Bloch, à suivre, essuie la cruauté du narrateur: “Bloch était entré en sautant comme une hyène. Je pensais : «Il vient dans des salons où il n’eût pas pénétré il y a vingt ans.» Mais il avait aussi vingt ans de plus. Il était plus près de la mort”. Ce sont là, dit Compagnon, des phrases terribles.
La hyène est “l’animal” de Bloch, déjà ainsi connoté en tant que “juif” dans le salon de Mme de Villeparisis (Du côté de Guermantes) : “...Israélite faisant son entrée comme s’il sortait du fond du désert, le corps penché comme une hyène, la nuque obliquement inclinée et se répandant en grands «salams»...”. Compagnon cite Hugo en passant [Les Châtiments / Livre VII] : “L'hyène au pas boiteux qui menace et qui fuit...”, et puis revient à Bloch et, dit-il, à sa judéité. Il parle de la hyène, symbole à la fois juif et homosexuel, accusée dans l’antiquité de bisexualité (avec réfutation d’Aristote!), allégorie du double langage (chez Esope, dans l’évangile de Saint Matthieu ...). Et il souligne Bloch malgré tout “bonifié” par l’âge, quoique peut-être sans grand mérite personnel...: “La bonté, simple maturation qui a fini par sucrer des natures plus primitivement acides que celle de Bloch, est aussi répandue que ce sentiment de la justice qui fait que, si notre cause est bonne, nous ne devons pas plus redouter un juge prévenu qu’un juge ami”.
Compagnon note que si on se souvient du tableau de Prud’hon, cette référence aux juges ne laisse pas d’être inquiétante sous des apparences sereines...puis il continue sur le perfectionnement de Bloch: “La discrétion, discrétion dans les actions, dans les paroles, lui était venue avec la situation sociale et l’âge, avec une sorte d’âge social, si l’on peut dire. Sans doute Bloch était jadis indiscret autant qu’incapable de bienveillance et de conseils. Mais certains défauts, certaines qualités sont moins attachés à tel individu, à tel autre, qu’à tel ou tel moment de l’existence considéré au point de vue social”.
Cette évolution, dit Compagnon, elle est celle, dans le temps, de son” type”, plus que la sienne propre:”[ces certains défauts, ces certaines qualités] sont presque extérieurs aux individus, lesquels passent dans leur lumière comme sous des solstices variés, préexistants, généraux, inévitables” .

Acrimonie encore, dit Compagnon, que ces quelques traits indirectement décochés à Mme de Cambremer (la marquise douairière, qui aimait tant Chopin, précise-t-il...): “Je demandai à M. de Cambremer comment allait sa mère. «Elle est toujours admirable», me dit-il, usant d’un adjectif qui, par opposition aux tribus où on traite sans pitié les parents âgés, s’applique dans certaines familles aux vieillards chez qui l’usage des facultés les plus matérielles, comme d’entendre, d’aller à pied à la messe, et de supporter avec insensibilité les deuils, s’empreint, aux yeux de leurs enfants, d’une extraordinaire beauté morale”.

Et cette soi-disant “bonté” qu’on lirait dans les traits des vieillards? Encore “du chiqué” prononce Compagnon (en ajoutant: confer d’Argencourt): “Aussi je pensais à l’illusion dont nous sommes dupes quand, entendant parler d’un célèbre vieillard, nous nous fions d’avance à sa bonté, à sa justice, à sa douceur d’âme ; car je sentais qu’ils avaient été, quarante ans plus tôt, de terribles jeunes gens dont il n’y avait aucune raison pour supposer qu’ils n’avaient pas gardé la vanité, la duplicité, la morgue et les ruses”.

Non, décidément - Compagnon poursuit son idée première - la générosité, dans le Temps retrouvé, n’a pas le dernier mot. Ni pitié, ni piété! Et le narrateur ne manque ni de malignité, ni d’animosité... En fait, depuis l’illumination de l’adoration perpétuelle dans la bibliothèque, le narrateur se sent jouir d’un supériorité réelle et sa vocation enfin découverte le relève à ses propres yeux, dans son propre jugement, où l’humilité et l’orgueil se mélangent. Et Compagnon reprend une citation déjà donnée en leçon XIII: “...j’avais l’intention de recommencer dès demain, bien qu’avec un but cette fois, à vivre dans la solitude. Même chez moi je ne laisserais pas les gens venir me voir dans mes instants de travail, car le devoir de faire mon œuvre primait celui d’être poli, ou même bon”.
Et il renvoie à l’exposé de Joshua Landy et à l’obligation désormais dans l’œuvre: “... j’aurais le courage de répondre à ceux qui viendraient me voir ou me feraient chercher que j’avais, pour des choses essentielles au courant desquelles il fallait que je fusse mis sans retard, un rendez-vous urgent, capital, avec moi-même”. Renoncement aux autres, à la civilité; culpabilité de distraire du temps pour répondre à Mme Molé, pour écrire à Mme Sazerat (tout cela a déjà été antérieurement dit et souligné, cf. J.Landy), culpabilité d’avoir “ainsi sacrifié un devoir réel à l’obligation factice de me montrer poli et sensible”... Cet égotisme n’est pas un narcissisme, défend Compagnon, tant il s’agit de revenir à soi pour mieux rejoindre l’autre, démarche en cela dit-il assez voisine de Montaigne, et il cite (de nouveau): “Et d’ailleurs, n’était-ce pas pour m’occuper d’eux que je vivrais loin de ceux qui se plaindraient de ne pas me voir, pour m’occuper d’eux plus à fond que je n’aurais pu le faire avec eux, pour chercher à les révéler à eux-mêmes, à les réaliser ?”.

Et Compagnon de conclure: “Un égoïsme assumé, converti en altruisme, un égoïsme supérieur, idéal, absolu”. Avant de relire: “ [ ...le bonheur que j’éprouvais ne tenait pas d’une tension purement subjective des nerfs qui nous isole du passé, mais, au contraire, d’un élargissement de mon esprit en qui se reformait, s’actualisait le passé, et me donnait, mais hélas ! momentanément, une valeur d’éternité.] J’aurais voulu léguer celle-ci à ceux que j’aurais pu enrichir de mon trésor. Certes, ce que j’avais éprouvé dans la bibliothèque et que je cherchais à protéger, c’était plaisir encore, mais non plus égoïste, ou du moins d’un égoïsme (car tous les altruismes féconds de la nature se développent selon un mode égoïste, l’altruisme humain qui n’est pas égoïste est stérile, c’est celui de l’écrivain qui s’interrompt de travailler pour recevoir un ami malheureux, pour accepter une fonction publique, pour écrire des articles de propagande) utilisable pour autrui. Je n’avais plus mon indifférence des retours de Rivebelle, je me sentais accru de cette œuvre que je portais en moi (comme de quelque chose de précieux et de fragile qui m’eût été confié et que j’aurais voulu remettre intact aux mains auxquelles il était destiné et qui n’étaient pas les miennes)”.

Éloge paradoxal donc d’un “égotisme pour autrui”... Barthes en parle, et Nietzsche qui se réfère à une “casuistique de l’égoïsme”. Élaboration justificatrice, disait Barthes... et Compagnon revient à la parenthèse: ... (car tous les altruismes féconds de la nature se développent selon un mode égoïste, l’altruisme humain qui n’est pas égoïste est stérile, c’est celui de l’écrivain qui s’interrompt de travailler pour recevoir un ami malheureux, pour accepter une fonction publique, pour écrire des articles de propagande) ...

Compagnon: Il y a donc deux types d’ écrivains, ceux qu’on peut dire les mondains et puis les misanthropes, qui de fait sont les vrais philanthropes... Et, évoquant le repli de Bergotte, il cite (de nouveau): “Aussi combien se détournent de l’écrire, que de tâches n’assume-t-on pas pour éviter celle-là. Chaque événement, que ce fût l’affaire Dreyfus, que ce fût la guerre, avait fourni d’autres excuses aux écrivains pour ne pas déchiffrer ce livre-là ; ils voulaient assurer le triomphe du droit, refaire l’unité morale de la nation, n’avaient pas le temps de penser à la littérature. Mais ce n’étaient que des excuses parce qu’ils n’avaient pas ou plus de génie, c’est-à-dire d’instinct. Car l’instinct dicte le devoir et l’intelligence fournit les prétextes pour l’éluder. Seulement les excuses ne figurent point dans l’art, les intentions n’y sont pas comptées, à tout moment l’artiste doit écouter son instinct, ce qui fait que l’art est ce qu’il y a de plus réel, la plus austère école de la vie, et le vrai Jugement dernier”.

Et il prolonge encore par un autre passage, quelques pages plus haut: “Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l’expérience, sous des mots quelque chose de différent, c’est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-même, l’amour-propre, la passion, l’intelligence et l’habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher maintenant, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie. En somme, cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s’«observer», dont les apparences qu’on observe ont besoin d’être traduites, et souvent lues à rebours, et péniblement déchiffrées. Ce travail qu’avaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit d’imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, c’est ce travail que l’art défera, c’est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs, où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous qu’il nous fera suivre”.

Ayant souligné l’intéressante occurrence du terme “inverse”, cette idée de “marche en sens contraire” exigée de l’artiste, Compagnon souligne que c’est dans cette certitude toute fraîche, tout juste acquise du sens de sa mission, de sa vocation, que peuvent prendre racine l’enthousiasme, l’autorité qui installent la rudesse, le manque de miséricorde du Bal de têtes. On a là, dit-il, l’arrogance du saint, l’héroïsme hautain du martyr, non dépourvu d’un certain “Cant”, non dénué d’une pointe de “Smugness” (Aïe!Aïe!Aïe!... Chassez le naturel, il revient au galop??? On a échappé à "un parfum de Messy" avec "une cuillerée de Schadenfreude" ...)... On est, dit Compagnon, dans une ambivalence apparente de comportement, balancés entre égoïsme et altruisme ...

Et il va se lancer dans un long monologue. Notation paradoxale tant c’est le statut constant de son discours, mais qui traduit ce sentiment confus de l’auditeur que soudain, pressé par l’imminence de la fin, Compagnon veut quand même dire quelque chose de l’ordre de la conclusion synthétique, de la collation des non dits, du rassemblement des hypothèses, de la velléité épuisée et aussi, assurément, d’une forme de compréhension intime de cet ultime élan de l’auteur qui s’efface en même temps qu’il tend la main et donne l’œuvre, comme une rédemption.
Compagnon parle soudain plus vite m’a-t-il semblé, trop pour la prise de notes, en citations rapides et en idées un peu hachées. J’entends:....

Ambiguïté morale ultime: fin de l’indifférence et fin des cruautés. Accès soudain à la générosité, à l’amour. Pas de roman sans amour disait Barthes. Le véritable altruisme est dans la générosité de la fiction... Ouverture à la communauté des lecteurs ... d’eux-mêmes, et charité étendue à toute l’humanité dans un monde sans Dieu (Il dit: Dostoievsky...).

Et pourtant (ou encore) pas de littérature sans mal (il dit: Bergotte).... avec cette angoisse récurrente de la justice, du procès, du juge ... et l’écrivain, coupable d’exploiter autrui, doit constamment se justifier ...: “Les êtres les plus bêtes par leurs gestes, leurs propos, leurs sentiments involontairement exprimés, manifestent des lois qu’ils ne perçoivent pas, mais que l’artiste surprend en eux. À cause de ce genre d’observations, le vulgaire croit l’écrivain méchant, et il le croit à tort, car dans un ridicule l’artiste voit une belle généralité...”

... par et dans le don de soi, et sa propre souffrance, l’écrivain l’exploite: “... il est plus malheureux qu’il n’est méchant quand il s’agit de ses propres passions ; tout en en connaissant aussi bien la généralité, il s’affranchit moins aisément des souffrances personnelles qu’elles causent. Sans doute, quand un insolent nous insulte, nous aurions mieux aimé qu’il nous louât, et surtout, quand une femme que nous adorons nous trahit, que ne donnerions-nous pas pour qu’il en fût autrement. Mais le ressentiment de l’affront, les douleurs de l’abandon auront alors été les terres que nous n’aurions jamais connues, et dont la découverte, si pénible qu’elle soit à l’homme, devient précieuse pour l’artiste. Aussi les méchants et les ingrats, malgré lui, malgré eux, figurent dans son œuvre”...

... et il sublime en défense et en pitié son détournement de personnages : “.... j’avais une pitié infinie même d’êtres moins chers, même d’indifférents, et de tant de destinées dont ma pensée en essayant de les comprendre avait, en somme, utilisé la souffrance, ou même seulement les ridicules. Tous ces êtres, qui m’avaient révélé des vérités et qui n’étaient plus, m’apparaissaient comme ayant vécu une vie qui n’avait profité qu’à moi, et comme s’ils étaient morts pour moi”....

Don de soi, oui, assurément, dans l’indiscutable douleur d’un arrachement lucide à l’amertume : “Il était triste pour moi de penser que mon amour, auquel j’avais tant tenu, serait, dans mon livre, si dégagé d’un être, que des lecteurs divers l’appliqueraient exactement à celui qu’ils avaient éprouvé pour d’autres femmes. (.....[Moi-même] j’avais bien souffert successivement pour Gilberte, pour Mme de Guermantes, pour Albertine. Successivement aussi je les avais oubliées, et seul mon amour, dédié à des êtres différents, avait été durable.....) [et] la profanation d’un de mes souvenirs par des lecteurs inconnus, je l’avais consommée avant eux. Je n’étais pas loin de me faire horreur comme se le ferait peut-être à lui-même quelque parti nationaliste au nom duquel des hostilités se seraient poursuivies, et à qui seul aurait servi une guerre où tant de nobles victimes auraient souffert et succombé sans même savoir, ce qui, pour ma grand’mère du moins, eût été une telle récompense, l’issue de la lutte. Et une seule consolation qu’elle ne sût pas que je me mettais enfin à l’œuvre était que tel est le lot des morts, si elle ne pouvait jouir de mon progrès elle avait cessé depuis longtemps d’avoir conscience de mon inaction, de ma vie manquée qui avaient été une telle souffrance pour elle”.

... avec une image magnifique (qu’il avait déjà citée) pour clore la réflexion: “Et certes, il n’y aurait pas que ma grand’mère, pas qu’Albertine, mais bien d’autres encore, dont j’avais pu assimiler une parole, un regard, mais qu’en tant que créatures individuelles je ne me rappelais plus ; un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés”.
Et Compagnon songe à Baudelaire (Le Cygne): [Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile / Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor !] Je pense aux matelots oubliés dans une île, [Aux captifs, aux vaincus !... à bien d'autres encor !] ...

.... et conclut de tout cela combien on se retrouve entre la mémoire et l’oubli, entre le mal et le remède, dans une méditation sur la mort: “Or c’était maintenant qu’elle [la mort] m’était devenue depuis peu indifférente que je recommençais de nouveau à la craindre, sous une autre forme il est vrai, non pas pour moi, mais pour mon livre, à l’éclosion duquel était, au moins pendant quelque temps, indispensable cette vie que tant de dangers menaçaient. Victor Hugo dit : «Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent.» Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur «déjeuner sur l’herbe»”.

Et s’il y avait malgré tout, dit Compagnon, une “vraie bonté” à la fin, à la toute fin? Une bonté qui alors resterait sans discours tant - et ce fut sa conclusion - “[les] théories [dénotent] chez ceux qui les [soutiennent] une preuve d’infériorité, comme un enfant vraiment bien élevé, qui entend des gens chez qui on l’a envoyé déjeuner dire : « Nous avouons tout, nous sommes francs », sent que cela dénote une qualité morale inférieure à la bonne action pure et simple, qui ne dit rien. L’art véritable n’a que faire de tant de proclamations et s’accomplit dans le silence ”......

Applaudissements (mesurés) et fin du cours 2007-2008
J’ai déjà dit l’impression sur laquelle cette dernière leçon m’avait laissé.
À relire mes notes, par l’exploitation littérale des dernières pages du livre dont elles témoignent, il me semble que les citations de Compagnon ont fait un peu passer d’émotion, celle de Proust auto-célébrant ses sacrifices d’écrivain ... et pleurant des amours oubliées dont il faut bien être conscient que leur mise en phrases, dans la transfiguration qu’elle opère, lui arrache - et peut-être à nous - des larmes littéraires auxquelles sa / notre dureté des moments réellement vécus fût restée sans doute insensible ...

Quoi qu’il en soit - et je l’ai dit - il n’y eut pas vraiment de conclusion. Départ au fond un peu maussade, et / ou amer. Morale(s) de Proust? Morale de l’histoire? Reprenons ceci à notre compte: “L’art véritable n’a que faire de tant de proclamations et s’accomplit dans le silence ”...
Donc?...
Ça aussi, je l’ai déjà dit : Reste à se taire et à relire La Recherche.

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