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Mémoire-de-la-Littérature
11 décembre 2009

Le cas Bernard Faÿ

Du Collège de France à l’indignité nationale.

Antoine Compagnon – Gallimard – 21 euros.

                BFA_2                                Compagnon

                 Couverture du livre                                               Photo d’Antoine Compagnon

Curieux projet – Livre étonnant.

Antoine Compagnon est polytechnicien (1970). Corps des Ponts. Fils de général.

Bernard Faÿ étudie en Sorbonne. Agrégé de lettres (1914). Fils de notaire.

On s’en tient là ? Peu de points communs ! Regardons plus loin.

Bernard Faÿ, jeune et brillant, charmeur, pénètre le milieu littéraire de l’entre-deux-guerres dans la proximité et avec l’appui d’André Gide, pape des lettres du moment.

Antoine Compagnon, jeune et brillant, charmeur, pénètre le milieu littéraire des années 1970 dans la proximité et avec l’appui de Roland Barthes, pape des lettres du moment.

Bernard Faÿ soutient sa thèse, fait carrière : les Etats-Unis, la France, professeur à l’Université Columbia (New-York), nommé au Collège de France. Un fin proustien, haut de gamme.

Antoine Compagnon soutient sa thèse, fait carrière : les Etats-Unis, la France, professeur à l’Université Columbia (New-York), nommé au Collège de France. Un fin proustien, haut de gamme.

Alors ? Faut-il continuer ?

En 1940, il a 47 ans, Bernard Faÿ fait le mauvais choix. Vichy. Des responsabilités importantes. Collaborationniste. Le vent tourne. Après la Libération, procès (1946). Travaux forcés à perpétuité. Quelques péripéties, une amnistie en 1959, il meurt en 1978, toujours arrimé à son pétainisme, sans recul, sans remords, sans regret.

En 2008, il a 58 ans, le hasard  tisse sa toile, on recommande à Antoine Compagnon, lors d’un dîner en ville new-yorkais, un petit livre qui vient de sortir, Two lives, Gertrude and Alice, sur Gertrude Stein et sa compagne Alice Toklas. Bernard Faÿ fut le plus proche ami en France de Gertrude Stein, écrivain, historienne, féministe, grande prêtresse de l’avant-garde avec dans ses filets tout ce qui se comptait de Picasso ou de Picabia. Faÿ la fit sans doute bénéficier de sa protection pendant l’occupation. La jonction est faite. L’étonnement se met en place. Compagnon s’interroge : un parcours en copié-collé sur près de trente ans où je pourrais me reconnaître et puis, Vichy. Pourquoi cette bascule, et qui ne m’est plus rien ? Il s’interroge donc, et il enquête…  En sort un livre, ce livre.

Deux conditions sont à remplir, pour cette aventure de lecture : Aimer Proust – S’intéresser à Compagnon. Car à le parcourir, s’il y a des moments passionnants, on traverse aussi des chapitres arides, dans un déroulement ininterrompu de noms propres et de références témoins d’une documentation serrée, complète, détaillée, exhaustive, mais épuisante. L’universitaire, alors, tue le conteur et, sauf goût immodéré pour la liste, on perd un peu le fil.

Assez étonnante est, par ailleurs, la densité homosexuelle des milieux dans lesquels on s’immerge à la suite de Bernard Faÿ, du « Gay Paris » de ses débuts, ce « Tout-Paris qu’il fréquentait durant les années 1920, ces fameuses trois cents personnes dont parlait Julien Green, dont beaucoup de comtesses et de pédérastes », jusqu’aux milieux collaborationnistes où Faÿ récupère le sobriquet de Nadette, tandis que Gestapette  est le surnom d’Abel Bonnard, ministre de l’Education nationale du gouvernement de Vichy, qui fut son chef, milieux qui ne semblent pas avoir été pauvres de ce côté-là, quand Henry du Moulin de Labarthète, directeur du cabinet civil de Pétain,  évoque dans ses souvenirs (Le temps des illusions ; cité par Compagnon) « les pédérastes de la collaboration ». On note d’ailleurs une sorte de progression dans la narration de Compagnon, prudente sur le sujet dans les premières pages de l’essai, et qui n’hésite pas ensuite, comme si l’auteur se lâchait, à laisser l’affaire se déployer et, quittant la circonlocution, à appeler un chat un chat… au point qu’on peut penser à cet étonnant jugement de Jean-Paul Sartre, bien que formulé dans un autre cadre: « La patrie, l’honneur, la liberté, il n’y a rien : l’univers tourne autour d’une paire de fesses, c’est tout. » Et les traits s’enchaînent, dont Compagnon se fait gaiement l’écho, comme ce sobriquet dont sera affublé William Gueydan de Roussel : assistant de Faÿ - et reconnu comme sa « tante » - il se voit désigné dans leur environnement, là où l’efficacité vaut aux meilleurs adjoints l’appellation flatteuse de « bras droit », par la ricanante autant qu’humiliante appellation de « fesse gauche ». Etc.

Quoi qu’il en soit, l’ouvrage est riche, très riche et l’on sent, sous l’information, courir sans cesse la question : Comment Faÿ en est-il arrivé là, quand la première moitié de son parcours  à ce point me ressemble ? Préoccupation lancinante. À l’évidence, Compagnon se sent très concerné.

On lit des pages attachantes autour des débuts proustiens de Faÿ, à commencer par la visite initiatique, à 3h30 du matin, dans la chambre de l’écrivain,  « avec l’aile de poulet froid et le champagne rituellement servis à l’invité » et, c’est Faÿ lui-même qui le dira, « une studieuse causerie ». On note une belle réflexion de Proust à Paul Morand lors du départ de celui-ci pour Rome en décembre 1917 : « Je suis triste , non parce que vous partez, mais parce que je vais vous oublier. » On note une anecdote instructive à propos de Jean-Louis Vaudoyer, qui sera sous l’occupation administrateur général de la Comédie-Française : « …il accompagna [Proust] à l’exposition des peintres hollandais au musée du Jeu de Paume en mai 1921, après que [celui-ci] eut remarqué son article sur la Vue de Delft de Vermeer dans l’Opinion : sans [cela], nous n’aurions sans doute pas de ‘‘petit pan de mur jaune’’ dans la Recherche du temps perdu. »

On glane avec plaisir des informations marginales comme des jugements inattendus, ainsi, que Faÿ, dans une étymologie à la Brichot que Compagnon s’amuse à fournir, vient du latin fagus, le hêtre, arbre qui pousse partout, ou bien que Marguerite Duras, alors plus discrète Madame Robert Antelme, était en 1942 secrétaire  de la Commission de contrôle du papier d’édition constituée par Vichy et où siégeait Faÿ, commission  chargée de choisir les œuvres qui méritaient du papier pour leur impression, ou encore que le même Faÿ ne voyait en Paul Valery qu’un « disciple attardé de Mallarmé, enfariné de mathématique et barbouillé de philosophie ».

Deux points d’Histoire retiennent l’attention.

L’un est d’évidence. C’est le problème Franc-maçon qui court tout au long de la participation de Faÿ aux activités antimaçonniques de Vichy, dans un combat où il prend une place éminente, chargé d’affaires du gouvernement français pour les questions franc-maçonniques. Compagnon, qui y consacre un long chapitre avant d’y revenir plusieurs fois, à défaut sans doute de l’épuiser présente l’affaire dans les détails.

L’autre relève dans l’essai davantage de l’allusion – quelques lignes – mais, puisque Compagnon est lui-même polytechnicien, mérite un coup de projecteur. On lit d’abord ceci : « On associait aussi Faÿ à la synarchie, cette mystérieuse organisation que la presse et la police situaient dans la nébuleuse de la Cagoule et du groupe X-Crise » puis, un peu plus loin : «Décrivant (…) dans les coulisses de l’hôtel du Parc, les ministres technocrates ‘‘jeunes actifs, fort efficaces’’, pour la plupart polytechniciens, (…) Faÿ évoque [dans ses Mémoires] la solidarité de cette jeune garde industrialiste en termes quasi codés, puisque ‘‘le lien qui les unissait était leur commune amitié avec un homme de valeur, Jacques Barnaud, l’un des directeurs de la banque Worms’’ (…) Barnaud, polytechnicien, inspecteur des Finances, passé chez Worms en 1927 et haute autorité de la finance française avant et après juin 1940 (…) ».

L’amalgame non commenté Cagoule / X-Crise / Vichy / Banque Worms et la récurrence, il est vrai factuelle, « pour la plupart polytechniciens » , « Barnaud, polytechnicien », m’ont semblé à la lecture un peu gênants. L’extrémisme de droite de la Cagoule cohabite mal avec la philosophie de départ  d’X-Crise, ‘‘groupe de discussion sans passion, tolérant et ouvert à tous les courants, toutes les idées, pour hausser le débat au-delà des querelles partisanes et parvenir à une rigueur de raisonnement et d’analyse qui placent ses participants au plus haut niveau de compréhension et de résolution des problèmes de leur temps’’ (CNRS – Colloque septembre 2006 – Etat et Régulation sociale. De X-Crise (1931-1939) à X-Sursaut (2005 - …)- Marianne Fischman et Emeric Lendjel). Il faut reconnaître que la période est pour le moins confuse et que Jean Coutrot, entré en 1913 à l’Ecole Polytechnique et infatigable animateur d’X-Crise a vu (ou plutôt n’a pas vu, car l’affaire semble postérieure à son suicide  en mai 1941 et basée sur un document découvert peu après à son domicile) son nom associé à l’existence supposée d’un groupe secret, la Synarchie, soupçonné de complot organisé par le capitalisme international pour ‘‘assujettir les économies des différents pays à un contrôle unique exercé par certains groupes de la haute banque’’ … mais cette dernière citation est tirée d’un rapport   d’Henri Chavin, chef de la sûreté générale de Vichy, qui ne fait pas l’unanimité. Etc. Tout cela est des plus compliqués. Compagnon glisse. Peut-être aurait-il pu (voire dû), comme il le fait ensuite pour une autre confrérie dont il est aussi membre, marquer une réserve et ici souligner le caractère non générique de l’activité polytechnicienne à Vichy. En effet, il tient, dans les dernières pages et parmi ses étonnements relatifs à l’attitude de Faÿ, à souligner qu’« on trouve autant de sales types parmi les docteurs d’Etat qu’ailleurs », façon de marquer aussi qu’on ne manque pas d’y trouver des gens ‘‘bien’’ .

Antoine Compagnon termine sa réflexion sur une coquetterie de vocabulaire: « Au terme de ce portrait, ou de ce simple ana (…) ». Le mot est peu fréquent. Ana est une terminaison latine qui s’ajoute à un nom propre pour indiquer un recueil de pensées détachées, de bons mots, d’anecdotes  attribuées  au personnage. Ainsi trouve-t-on à propos de Voltaire dans le Larousse du XIX° siècle un Voltairiana ou dans Littré un Segraisiana (le poète Jean Segrais (1624-1701) servit de prête-nom à Mme de La Fayette pour ses premières œuvres).

Mais comme substantif masculin, invariable au pluriel, on trouve aussi ana isolé du nom, pour un ensemble d’anecdotes et de traits d’un auteur (voire de plusieurs). Ainsi : « Le comte de Montesquiou (…) fut sans doute le grand collecteur qui fit ruisseler jusqu’au jeune romancier [ il s’agit de Proust] des millions de traits, de potins, et d’ana dont s’enrichit sa connaissance du monde. » (François Mauriac – Ecrits intimes).

Quant au fond, au mystère du « Cas Bernard Faÿ », Compagnon, après immersion, n’a de fait rien éclairci. Jusques et y compris quand il en reste à une interrogation sur un hiatus qui l’intrigue, d’une condamnation aux travaux forcés à perpétuité après avoir frôlé la peine de mort, à des traces d’une culpabilité de Faÿ qu’il ne parvient pas à trouver à cette hauteur, même s’il veut bien, une fois, le classer parmi les « salauds », en s’abritant de Jean-Paul Sartre. On dirait presque qu’il se soupçonne, et avec lui d’autres chercheurs penchés sur le même cas et dont il a examiné les conclusions, de n’avoir pas eu (ou pas su ou pas pu avoir) accès aux pièces décisives du dossier.

Comment peut-on passer du Collège de France à l’indignité nationale ?

Ben, oui : Comment ?

To be or not to be ? Ben, oui : That is the question.

Tout ça pour ça ? Ben, oui.

A se demander s’il n’y a pas, dans l’impuissance inquiète et l’impossibilité de répondre, cet implicite « ouf ! » de soulagement :

To be … Bernard Faÿ ? Ben, non : Not to be Bernard Faÿ ! Better to be Antoine Compagnon.

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Commentaires
B
Inquiétude, en effet, c'est ce qui ressort de votre recension d'un ouvrage que je ne compte pas lire, par ailleurs, et dont je vous remercie.<br /> Le parallèle indique aussi que si un certain nombre d'hommes passent, dans certaines conditions historiques, du "mauvais" côté (qui ne paraît pas être le plus "mauvais" à ce moment-là), Compagnon n'est pas sûr qu'il resterait du "bon"...<br /> Le doute est sain, chacun devrait s'en munir. Ceci dit, il n'y a pas de fatalité : la proustitude n'a jamais été particulièrement de gauche, révolutionnaire, droit-de-l'hommiste, prolétariste, etc.
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