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Mémoire-de-la-Littérature
25 janvier 2010

Quand Malaparte écrit la vie .....

   LaPeau                                    MalaparteCurzio Malaparte 1898-1957

                    Volontaire dans l’armée française en 1914-1918.  Blessé en Champagne. « Croix    

                         de Guerre avec palmes ».

                         Publie Kaputt en 1943

                         De 1943 à 1945 prend part aux combats pour la libération de l’Italie.

                         Publie La Peau en 1949.

Je suis venu à La peau par ricochet. À cause de la mort du chien Febo. En fait, à cause du jeu de miroirs que dans un de ses articles, (du 29/11/2009), Mme de Véhesse (http://vehesse.free.fr/dotclear) a souligné entre ce passage de La peau et la mort du chien Horla, dans le roman éponyme que lui a consacré Renaud Camus, seul ouvrage, mais que j’ai beaucoup aimé, que j’ai lu de cet auteur dont elle construit à pas mesurés et néanmoins constants un Tombeau critique.

J’avais été assez emballé par Kaputt.

Je serai beaucoup plus réservé, ici.

Malaparte n’écrit pas, il vaticine. Avec d’ailleurs un talent certain, mais à la longue fatigant. Il reconstruit, sans nul souci de vraisemblance et même, assurément, avec la volonté de trouver dans l’invraisemblance les ressorts d’une mythification dont il se régale, toute une mise en scène fantasmée, peut-être ancrée dans des épisodes au départ réels, dont il excède, prolonge et hypertrophie les possibilités jusqu’au délire. On suit, ou pas.

Le long récit haché (les XII chapitres sont indépendants) qu’est La peau, réécriture de ses deux années de pérégrinations italiennes aux côtés des armées alliées reconquérant l’Italie, se veut une méditation psalmodiée et hyperboliquement anecdotique sur l’homme, ses misères et ses grandeurs et la grandeur de ses misères.

Par à-coups, c’est inspiré et on frôle le superbe, et puis ensuite, trop c’est trop … et l’émotion se perd dans le roulement très orchestré des aphorismes définitifs et des enflures poétisées. Dommage. On ne peut pourtant pas nier le souffle, ni le sens du décor, ni l’art de laisser monter le récit pour mieux préparer la chute. On peut isoler des pages magnifiques. À côté de quelques lourdeurs pédantesques.

Le héros malapartien sait tout, et avec lui quelques rares élus. Sa culture historique et littéraire, son érudition dans le domaine des humanités, sa connaissance des peintres de la Renaissance comme de ceux qui les suivent sont sans limite. Et quand, aux côtés du colonel Jack Hamilton, qui a quitté sa chaire universitaire pour venir sauver la vieille Europe, il contemple Rome du sommet de l’une des ses sept collines, c’est naturellement ainsi que se met en place  l’heure splendide où, dans « les derniers engagements entre les arrière-gardes ennemies et les bandes de partisans », l’astre des nuits se lève au milieu des réminiscences classiques :

« …C’était une soirée douce et verte, comme celle où, du haut des remparts, les troyens suivaient anxieusement les derniers combats de la sanglante journée, et déjà Achille, pareil à un astre brillant, surgissait du fleuve, déjà il courait à travers la plaine du Scamandre vers les murs d’Ilion.

À ce moment-là je vis la lune se lever derrière l’épaule boisée des montagnes de Tivoli, une lune énorme, dégouttante de sang, et je dis à Jack :

‘‘Regarde là-bas : ce n’est pas la lune, c’est Achille.’’

Le général Cork me regarda étonné [le militaire inculte est un bon accessoire de contraste] :

‘‘C’est la lune, dit-il.

- Non, c’est Achille’’, dit Jack.

Et je me mis à dire à voix basse en grec les vers de l’Iliade, dans lesquels Achille surgit du Scamandre : ‘‘pareil à l’astre funèbre d’automne qu’on appelle Orion.’’

Quand je me tus, Jack poursuivit, en regardant la lune se lever sur les montagnes du Latium, et il scandait les vers homériques sur le ton chantant de sa Virginia University.

‘‘I must remember to you, gentlemen …’’, dit d’une voix sévère le général Cork. Mais il se tut (…) [L’imbécile galonné de service est vexé… il a peu de goût pour les langues anciennes et la guerre l’attend] »

Malaparte cultive le morceau d’anthologie, avec des réussites indiscutables.

Ainsi du Pendino di Santa Barbara, quartier « fameux par les nombreuses naines qui y habitent. Elles sont si petites qu’elles arrivent à peine au genou d’un homme de taille moyenne. Laides et ridées, elles sont parmi les naines les plus affreuses qui soient au monde . Etc. » Et le conte se déploie, qui culmine avec cette idée, ce fantasme, de les faire épouser par les soldats américains : « Vous êtes trop grands, disais-je [à Jack], trop beaux. Il est immoral qu’il existe dans le monde une race d’hommes si grands, si beaux. Je serais heureux si tous les soldats américains épousaient ces mignonnes petites naines […on notera qu’elles sont absurdement, à deux pages de distance, passées d’affreuses à mignonnes]. Ces italian brides auraient un énorme succès en Amérique. La civilisation américaine a besoin d’avoir les jambes plus courtes. »

Ou bien – la peste s’est abattue sur Naples – lorsqu’il faut enlever les morts : « Tout à coup, à l’entrée de la ruelle, nous vîmes arriver, puis s’arrêter, une voiture noire, traînée par deux chevaux couverts de caparaçons d’argent et empanachés comme les destriers des paladins de France. (…) C’était l’heure des morts, l’heure où les voitures de la voirie, ces quelques voitures épargnées par les incessants bombardements, allaient de ruelle en ruelle, de taudis en taudis, ramasser les morts, comme avant la guerre, elles allaient ramasser les ordures. (…) Les cadavres [les attendaient] cinq, dix et même quinze jours, dans les maisons (…). Ils se décomposaient lentement sur les lits, dans la chaude et fumeuse lueur des cierges, en écoutant les voix des familiers, le gargouillement de la cafetière, (…) les cris des enfants qui s’amusaient tout nus sur le carrelage, et le gémissement des vieillards accroupis sur leurs pots de chambre , dans l’odeur chaude et gluante des excréments semblable à celle [qu’ils dégageaient eux-mêmes dans leur décomposition] ».

Ou bien encore, la très homérique description de l’arrivée des américains à Capri et le terrible enlèvement du général Cork par cette « noble légion d’extraordinary women, comme les appelle Compton Mackenzie [prolifique homme de lettres écossais dans la veine humoristico-satirique / 1883-1972] et , toutes, plus ou moins, comtesses, marquises, duchesses, princesses, presque toutes non plus jeunes et encore laides , qui formaient l’aristocratie féminine [de l’île]. »

Il y a là deux ou trois pages d’un morceau de bravoure (mais il est vrai qu’ils sont nombreux dans le livre) très amusant :

« (…) Quand les premiers soldats américains débouchèrent  sur la place, marchant courbés, le fusil mitrailleur pointé, comme s’ils s’attendaient à rencontrer l’ennemi d’un moment à l’autre, et se trouvèrent en face [de cette légion féminine venue les acclamer], ils s’arrêtèrent épouvantés et plusieurs firent un pas en arrière.

‘‘Vivent les Alliés ! Vive l’Amérique !’’ criaient ces vieilles Vénus de leurs voix rauques, jetant du bout de leurs doigts des baisers aux ‘‘libérateurs’’. Accouru pour rehausser le courage de ses soldats qui reculaient, et s’étant imprudemment avancé, le général Cork fut entouré (…), enveloppé par dix bras, soulevé et emporté. Il disparut, et on ne sut plus rien de lui jusque tard dans la soirée, quand on le vit franchir le seuil de l’hôtel Quisisana les yeux hagards, l’air éperdu et coupable ».

Etc.

On pourrait aussi s’arrêter sur :

-         l’envahissement (l’invasion !) de Naples par les homosexuels de toute l’Europe venus à la rencontre des beaux soldats américains (chap. Les roses de chair)

-         la fantasmagorique et délirante cérémonie de la figliata (chap. Le fils d’Adam) qui tournera à l’orgie pédérastique autour d’un faux accouché : « C’était sans aucun doute un homme, un adolescent de vingt ans tout au plus. Il se plaignait en chantant, la bouche ouverte, et balançait la tête de droite à gauche sur l’oreiller, agitant hors des draps ses bras musclés serrés dans les manches d’une chemise de nuit de femme, comme s’il ne pouvait plus supporter la morsure de quelque cruelle douleur. De temps en temps, tout en chantant : ‘‘Aïe, aïe, malheureux que je suis !’’, il touchait de ses deux mains son ventre étrangement enflé, tout à fait le ventre d’une femme enceinte ».

-         la Sirène de l’aquarium de Naples [sans doute un lamantin, ou un dugong, ou quelque autre représentant de l’ordre de ces mammifères marins (ou fluviaux) herbivores dits siréniens, celui-ci sans doute d’un aspect particulièrement humanoïde] servie aux convives horrifiés dans le chapitre Le dîner du général Cork. Episode extraordinaire.

-         ces prisonniers allemands qu’avaient fait les napolitains avant  l’arrivée des alliés, qu’ils avaient cachés au fond de leurs caves, et, tout en les battant copieusement, non moins copieusement engraissés pour finalement les vendre , deux mille lires l’unité, aux troupes américaines enfin débarquées (chap. Triomphe de Clorinde [héroïne du Tasse dans La Jérusalem délivrée])

-         cette effrayante affaire de drapeau, que Malaparte évoque au titre de souvenir quand il voir un char Sherman écraser un napolitain qui se précipitait, enthousiaste et imprudent, vers la colonne des libérateurs : « A Janpol, sur le Dniester, en Ukraine, au mois de juillet 1941, il m’était arrivé de voir dans la poussière de la route, au beau milieu du village, un tapis en peau humaine. C’était un homme écrasé par les chenilles d’un char. (…). Des bandes de juifs en caftan noir, armés de bêches et de pioches ramassaient ça et là les morts abandonnés par les Russes dans le village. (…) [Quelques-uns] arrivèrent et se mirent à décoller de la poussière ce profil d’homme mort. Ils soulevèrent tout doucement avec la pointe de leur bêche les bords de ce dessin, comme on soulève les bords d’un tapis. (…) La scène était atroce, légère, délicate, lointaine. Les juifs parlaient entre eux et leurs voix me parvenaient douces et éteintes. Quand le tapis de peau humaine fut complètement détaché de la poussière, un de ces juifs piqua la pointe de sa bêche, du côté de la tête, et se mit en route avec ce  drapeau. (…) Il marchait la tête haute (…) [avec] cette peau humaine qui pendait et se balançait dans le vent comme un véritable étendard. Et je dis à Lino Pellegrini qui était assis près de moi : ‘‘Voilà le drapeau de l’Europe, voilà notre drapeau. (…) Un drapeau de peau humaine. Notre véritable patrie est notre peau.’’ » (Chap. Le drapeau)

-         la fantasmagorie des fœtus conservés dans l’appartement d’un gynécologue et la cour, à la fois des miracles et de justice qu’ils forment et qui va tenir procès (chap. Le procès)

-         Etc. Réellement, etc. tant les anecdotes se succèdent, à la limite parfois du fantastique …

Et puis bien sûr, la mort du chien Febo : « Jamais je n’ai aimé une femme, un frère, un ami, comme j’ai aimé Febo ».  Mais, à mon étonnement, je n’en ai pas été ému à la hauteur que j’attendais. Peut-être d’ailleurs, à y bien réfléchir, simplement parce que je savais (ou plutôt, que l’on m’avait dit) qu’elle était toute de fiction et que le chien Febo, de fait, était mort de sa belle mort, dans les bras de son maître, bien plus tard, et fort vieux. Preuve s’il en fallait, du goût (immodéré ?) de Malaparte, non pour les vies narrées, mais pour les vies reconstruites, recréées, à hauteur de littérature.

Malaparte n’est pas un témoin, c’est un fabuliste.

Febo semble avoir été un lévrier, peut-être ce Podenco canario dont les origines remonteraient à plus de 6000 ans, et que l’on dit « attaché avec abnégation à son maître » dans la notice que j’ai consultée : « C’était un être noble, la plus noble créature que j’aie jamais rencontrée dans ma vie. Il était de cette rare et délicate famille de lévriers, venus des rivages de l’Asie , avec les premières migrations ioniennes, et que les bergers  de Lipari appellent ‘‘cerneghi’’. Ce sont ces chiens que les sculpteurs grecs sculptaient sur les bas-reliefs des tombeaux. »

Et puis : « Il était étendu sur le dos, le ventre ouvert, une sonde plongée dans le foie. Il me regardait fixement, les yeux pleins de larmes. » Etc.

Oui, un compte-rendu romancé de deux années de guerre, épuisant d’anecdotes et d’hyperboles, de sentences absconses et de jugements définitivement philosophiques, que je ne voulais plus ne pas avoir lu, mais qui me laisse incertain d’en être outre mesure satisfait, ou enrichi. 

Au fond, chaque chapitre, isolément, étonne dans son tissu, son invention, ses méditations, ses excès . Et puis, l’enchaînement ne se fait pas vraiment. Cela grouille d’idées comme de chairs pourries, obsession de l’auteur, d’écœurement qui se veut moraliste et de pensées qui se proclament désabusées, mais tout cela finit par sonner un peu faux. On a plus une succession de clips qu’un film. C’est plein de virtuosités, de culbutes, d’acrobaties, mais il nous manque quelque chose, peut-être au fond de l’ordre, simplement, de la sincérité.

Et l’on savoure les pirouettes, et l’on se heurte aux facéties, et l’on s’écorche sur les drames. On rit puis on a mal au cœur.

On est tombé dans le tambour de la machine à laver où Malaparte jette en vrac ses souvenirs avec toutes les imaginations et hantises et phobies et fantômes qui passent.

Quand on en sort, c’est … essoré.

Post Scriptum : On ajoute une histoire … drôle ( ???) .

Elle est dans le chapitre Le drapeau.

Voici :

« Depuis que nous [les troupes américaines] avons débarqué en Afrique, il est indéniable que les populations du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie ont fait de grands progrès.

(…)

Avant le débarquement américain, dit Jack, l’Arabe allait à cheval, et sa femme le suivait à pied, derrière la queue du cheval, son enfant sur le dos et un gros paquet en équilibre sur la tête. Depuis que les Américains ont débarqué en Afrique du Nord, il y  a eu un profond changement. Certes, l’Arabe va toujours à cheval, et sa femme continue à l’accompagner à pied, comme par le passé, son enfant sur le dos et son fardeau sur la tête. Mais elle ne marche plus derrière la queue du cheval : maintenant elle marche devant le cheval. À cause des mines. »

Malaparte ne connaissait visiblement pas SOS Racisme, pas plus d’ailleurs que Ni putes-Ni soumises. Autres temps …

J’ai ri mais … puis-je l’avouer ?

Et qui oserait aujourd’hui la raconter ?

Brice Hortefeux ?

Devant un parterre d’Auvergnats ?

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Commentaires
S
Merci d'intervenir.<br /> Et ne vous accablez donc pas! <br /> Ni l'une, par la vivacité, ni l'autre par l'intérêt porté aux livres.
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C
J'ai lu "la peau" l'année dernière, et ensuite "Kaputt" bien que je ne sois passionnée que de littérature française.<br /> Quelle lucidité sur les défauts d'écriture ou les idées abjectes. Je n'ai rien remarqué. Je suis entrée dans le livre et je l'ai trouvé génial.le pire est que je l'ai offert en cadeau pour encourager certaines personnes à lire<br /> une vieille conne
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S
J'y suis passé. J'ai laissé un message. Merci.<br /> J'ai eu moi-même un "Febo" qui comme l'autre s'appelait Phoebus. Un cocker Golden que j'ai beaucoup aimé.
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E
Très intéressant compte-rendu ! J'ai la même impression que vous quant au caractère disparate et inégal de "La Peau", à la différence de "Kaputt" qui me semble beaucoup plus fort et bien mieux composé. La lecture du message de Véhesse sur "La Peau" m'a également inspiré un message sur mon blog, à propos du chien Febo ; je vous indique le lien, il vous intéressera peut-être.<br /> <br /> http://finestagione.blogspot.com/2009/12/febo-un-cane-come-me.html
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