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Mémoire-de-la-Littérature
23 février 2013

Annie Ernaux, Marcel Proust, Françoise et un peu moi, aussi…

Séminaire du 19 février

ac_annie_ernaux-inside1_0  Je n’avais pas été emballé par Les années. J’en ai parlé ICI

Annie Ernaux en fait une référence proustienne et terminera son exposé par une très longue auto-citation extraite du livre, que voici :  

« Cette forme susceptible de contenir sa vie, elle a renoncé à la déduire de la sensation qu’elle éprouve les yeux fermés, au soleil, sur la plage, dans une chambre d’hôtel, de se sentir exister corporellement dans plusieurs formes, d’accéder à un temps palimpseste. Jusqu’ici, cette sensation ne l’a menée nulle part dans l’écriture ni dans la connaissance de quoi que ce soit. Comme les minutes qui suivent l’orgasme, elle donne envie d’écrire, pas plus, et d’une certaine façon, effaçant les paroles, les images, les objets, les gens, elle préfigure déjà la mort , du moins l’état où elle sera un jour, s’abîmant comme font les très vieux dans la contemplation plus ou moins floue à cause de la dégénérescence maculaire liée à l’âge des arbres, de ses fils et de ses petits-enfants, dépouillée de toute culture et de toute histoire, la sienne et celle du monde, ou alzhéimérienne, ne sachant plus quel jour, ni mois, ni saison on est. C’est dans une autre sensation qu’elle a puisé l’intuition de ce que sera la forme de son livre, celle qui la submerge lorsque, à partir d’une image fixe du souvenir, sur un lit d’hôpital avec d’autres enfants opérés des amygdales après la guerre, ou dans un bus qui traverse Paris en juillet 68, il lui semble se fondre dans une totalité indistincte dont elle parvient à arracher par un effort de la conscience critique, un à un, les éléments qui la composent , coutumes, gestes, paroles. Le minuscule moment du passé s’agrandit, débouche sur un horizon à la fois mouvant et d’une tonalité uniforme, celui d’une ou de plusieurs années. Elle retrouve alors dans une satisfaction profonde, quasi éblouissante, que ne lui donne pas l’image seule du souvenir personnel, une sorte de vaste sensation collective dans laquelle sa conscience, tout son être est pris, de la même façon que, en voiture, sur l’autoroute, seule, elle se sent prise dans la totalité indéfinissable du monde présent, du plus proche au plus lointain. La forme de son livre ne peut surgir que d’une immersion dans les images de sa mémoire pour détailler les signes spécifiques de l’époque, l’année plus ou moins certaine dans laquelle elle se situe, et raccorder de proche en proche à d’autres, s’efforcer de réentendre les paroles des gens, les commentaires sur les événements et les objets prélevés dans la masse des discours flottants, cette rumeur qui apporte sans relâche les formulations incessantes de ce que nous sommes et devons être, penser, croire, craindre, espérer. Ce que ce monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s’en servira pour reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d’il y a si longtemps à aujourd’hui pour, en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l’Histoire. »

En tenant à relire cela, pour souligner la parenté de sa démarche avec les affirmations d’œuvre à entreprendre de la fin du Temps retrouvé, Annie Ernaux ne fait que rappeler au lecteur dépité que je fus – après son séminaire du 03/03/2009 chez AC dans le cadre du cours Ecrire la vie et l’achat de son livre, qu’il induisit - combien il y a loin de l’ambition d’un projet à la réussite du produit fini. J’écrivais alors:

« Étonnante explication finale, construite et constructive, à certains égards passionnante, accouchement de l’idée d’un livre, du livre, dans un projet de ‘‘livre-à-faire’’ qui se révèle, de beaucoup, plus potentiellement accompli que ne le sera le ‘‘livre-fait’’.

Cette tension vers un aboutissement à venir qu’on a en fait entre les mains, déjà lu, comme on s’en pose la question – Compagnon a eu raison de le souligner lors du séminaire - dans les dernières pages du Temps retrouvé, elle apparaît dans sa richesse d’espoir en décalage avec les tristes bilans qu’on a tirés au long des pages qui la précèdent et qui pourtant la réalisent.

Il y a dans ce « vouloir sauver quelque chose du temps où on ne sera plus jamais» une détresse touchante mais inopérante, la signature d’un échec annoncé, un étrange désir de sauver tout ce qu’on a raté du désastre en en mettant en forme l’aveu…  et en ne parvenant à en exhiber que la platitude. »

Annie Ernaux ne partage pas mon sentiment et sa longue citation marque assez qu’elle pense, dans Les années,  avoir réussi. Et avoir réussi en quelque sorte « contre Proust », même si grâce à lui. Quel écart en tout cas en termes de vouloir, et qu’elle mesure sans s’avouer vaincue en termes d’aboutissements, entre sa volonté de retrouver par une sorte de « floutage » du moi « la dimension vécue de l’Histoire », et l’extraordinaire investissement de Proust dans l’universalisation d’une temporalité plus individuelle qu’historique. Rappelons les derniers paragraphes de la Recherche :

« À ce moment même, dans l'hôtel du prince de Guermantes, ce bruit de pas de mes parents reconduisant M. Swann, ce tintement rebondissant, ferrugineux, interminable, criard et frais de la petite sonnette, qui m'annonçait qu'enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je les entendais encore, je les entendais eux-mêmes, eux situés pourtant si loin dans le passé. Alors, en pensant à tous les événements qui se plaçaient forcément entre l'instant où je les avais entendus et la matinée Guermantes, je fus effrayé de penser que c'était bien cette sonnette qui tintait encore en moi, sans que je pusse rien changer aux criaillements de son grelot, puisque, ne me rappelant plus bien comment ils s'éteignaient, pour le réapprendre, pour bien l'écouter, je dus m'efforcer de ne plus entendre le son des conversations que les masques tenaient autour de moi. Pour tâcher de l'entendre de plus près, c'est en moi-même que j'étais obligé de redescendre. C'est donc que ce tintement y était toujours, et aussi, entre lui et l'instant présent, tout ce passé indéfiniment déroulé que je ne savais pas que je portais. Quand il avait tinté j'existais déjà et, depuis, pour que j'entendisse encore ce tintement, il fallait qu'il n'y eût pas eu discontinuité, que je n'eusse pas un instant pris de repos, cessé d'exister, de penser, d'avoir conscience de moi, puisque cet instant ancien tenait encore à moi, que je pouvais encore le retrouver, retourner jusqu'à lui, rien qu'en descendant plus profondément en moi. C'était cette notion du temps incorporé, des années passées non séparées de nous, que j'avais maintenant l'intention de mettre si fort en relief dans mon œuvre. Et c'est parce qu'ils contiennent ainsi les heures du passé que les corps humains peuvent faire tant de mal à ceux qui les aiment, parce qu'ils contiennent tant de souvenirs, de joies et de désirs déjà effacés pour eux, mais si cruels pour celui qui contemple et prolonge dans l'ordre du temps le corps chéri dont il est jaloux, jaloux jusqu'à en souhaiter la destruction. Car après la mort le Temps se retire du corps et les souvenirs – si indifférents, si pâlis – sont effacés de celle qui n'est plus et le seront bientôt de celui qu'ils torturent encore, eux qui finiront par périr quand le désir d'un corps vivant ne les entretiendra plus.

J'éprouvais un sentiment de fatigue profonde à sentir que tout ce temps si long non seulement avait sans une interruption été vécu, pensé, sécrété par moi, qu'il était ma vie, qu'il était moi-même, mais encore que j'avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu'il me supportait, que j'étais juché à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoir sans le déplacer avec moi.

La date à laquelle j'entendais le bruit de la sonnette du jardin de Combray, si distant et pourtant intérieur, était un point de repère dans cette dimension énorme que je ne savais pas avoir. J'avais le vertige de voir au-dessous de moi et en moi pourtant, comme si j'avais des lieues de hauteur, tant d'années.

Je venais de comprendre pourquoi le duc de Guermantes, dont j'avais admiré, en le regardant assis sur une chaise, combien il avait peu vieilli bien qu'il eût tellement plus d'années que moi au-dessous de lui, dès qu'il s'était levé et avait voulu se tenir debout, avait vacillé sur des jambes flageolantes comme celles de ces vieux archevêques sur lesquels il n'y a de solide que leur croix métallique et vers lesquels s'empressent les jeunes séminaristes, et ne s'était avancé qu'en tremblant comme une feuille sur le sommet peu praticable de quatre-vingt-trois années, comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d'où tout d'un coup ils tombent. Je m'effrayais que les miennes fussent déjà si hautes sous mes pas, il ne me semblait pas que j'aurais encore la force de maintenir longtemps attaché à moi ce passé qui descendait déjà si loin, et que je portais si douloureusement en moi! Si du moins il m'était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l'idée s'imposait à moi avec tant de force aujourd'hui, et j'y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l'espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu'ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes – entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps. »

Il n’est sans doute pas nécessaire de commenter.

Annie Ernaux nous l’a raconté, elle est venue à Proust par une maîtresse. C’est de la même façon que je suis venu à Annie Ernaux. Mais la sienne était d’école. La mienne a tenu à me faire lire – il y a bien longtemps – Passion simple, qui venait de sortir.  Surprenant. Surprenant et, comme l’a dit Paul Giacobbi à propos d’Un Amour de Swann, fractal ! Il y avait dans ce petit livre toutes les raisons qui m’ont fait dans ses autres livres, à la lecture à venir, m’intéresser à Annie Ernaux dans ce qu’elle avait pour me déplaire. Lecture ambivalente. Mais ce n’est pas le lieu pour détailler.

Annie Ernaux, je l’ai croisée deux fois - je ne compte pour rien sa prestation de 2009 chez Compagnon.

La première fois ….

La place Edmond Rostand, Paris 5ième, qui se réduit de fait à son jet d’eau central où l’été, quelques touristes éméchés se douchent illégalement, bordée par le Jardin du Luxembourg, voit converger vers elle, ou si l’on aime mieux en partir, deux tronçons du Boulevard Saint-Michel, l’Avenue Médicis, la rue Soufflot et la rue Gay-Lussac. Si vous empruntez cette dernière, passé l’arrêt, trottoir de droite, de l’autobus 21, vous rencontrez rapidement les débouchés conjoints de la rue et de l’impasse Royer-Collard et à ce niveau exact, une boulangerie, où j’ai mes habitudes et où, au soleil de midi d’un printemps 2009, je me suis retrouvé, dans la modeste file d’attente, derrière Annie Ernaux. Elle avait sa tenue du Collège de France que je lui avais vu porter naguère et accompagnait un jeune ami apparemment soucieux de déguster un des éclairs au chocolat (ou au café, je ne me souviens pas) de la maison. J’ai hésité. Manifester que je la reconnaissais, dire deux mots (C’était bien !) du séminaire et deux autres (Par contre, je n’ai pas aimé !) des Années ? Sottement inutile. Elle a payé, ils sont sortis. Avec mes deux baguettes « Tradition » sous le bras, je les ai retrouvés au feu rouge, sur le trottoir, elle lui demandant « Alors, tu trouves bon ? » et lui, dédaigneusement « On trouve appétissant et puis après, on ne sait même pas ce que l’on mange …  » (ou à peu près). Après quoi, le feu rouge est passé au vert … Je parlais des couleurs pour piétons !

La deuxième fois, ce fut encore plus bref.

Je suis allé chez Gallimard – il me semble au printemps 2012, mais c’est peut-être en 2011 - récupérer un manuscrit refusé (c’est à quelques  variantes près ce livre-ci  ) et au moment de repartir, j’étais à quelques mètres de la porte, mon paquet sous le bras et le casque de la moto à la main, celle-ci s’est ouverte pour laisser entrer Annie Ernaux. Du petit bureau à droite de la porte, à droite pour elle, à gauche pour moi – c’est un peu l’histoire de carabin de l’étudiant en médecine interrogé sur la question de savoir si le foie est à gauche ou à droite chez l’homme, puis, question piège : «Et  chez la femme? », qui balbutie, répond « à gauche » et finalement se reprend , à la mine réjouie de l’interrogateur, « Euh, je veux dire, à gauche … en entrant » - sort une jeune femme brune qui l’entraîne avec elle à l’intérieur. En manœuvrant pour me dégager sur l’étroit trottoir, quasi inexistant, de la rue Gaston Gallimard, je m’imaginais interpellant Annie Ernaux: « On vient de me refuser ça. Injustifié, je vous assure! Pourquoi ne le liriez-vous pas ? Moi, je lis bien vos livres ! ». On se fait rire comme on peut.

Annie Ernaux est donc venue pour nous parler de Proust, et au bout du compte – elle l’avouera – elle parlera aussi beaucoup d’elle : son professeur de lettres en classes de 4ième et de 3ième, institution privée et vieille fille, ses rédactions sur le thème de la réminiscence, son style de bonne élève appliquée (elle exhume d’une copie conservée quelques lignes de conclusion dont il me semble qu’elle n’a pas à rougir malgré leur caractère assez pompeux et convenu – j’ai un petit-fils en 3ième qui  bien qu’élève honorable en serait fort incapable), son manuel de littérature, le  Crouzet (peut-être : ABRY E. - AUDIC C. - CROUZET P. - Histoire illustrée de la littérature française. Précis méthodique.
Editions H. Didier. 1939 ) et les citations sans contexte qu’elle a rencontrées là, ou ailleurs et pour toujours retenues, comme celle qui suit, exergue d’un roman oublié, Les voies souterraines, de Luce Amy, romancière que Montherlant avait remarquée alors qu’il était membre du jury de la Fondation Florence Blumenthal, Montherlant qui disait se souvenant de cette découverte : « C’était en juin 1936, tandis que le drapeau rouge passait sous mes fenêtres » ; il préfacera le roman que Luce Amy publie en 1938 , Anna, premier visage.

luce-amy-les-voies-souterraines-livre-846748858_MLLes voies souterraines date de 1956 ; Annie Ernaux est née le 1er septembre 1940, peut-être a-t-elle lu le roman en classe de 2de ou de 1ère . La citation :   

« Les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, sous l'empire de qui on tombe de plus en plus, des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui par des voies souterraines nous mènent à la vérité et à la mort. Heureux ceux qui ont rencontré la première avant la seconde, et pour qui, si proches qu'elles doivent être l'une de l'autre, l'heure de la vérité a sonné avant l'heure de la mort. » (Le Temps retrouvé)

C’est beaucoup plus tard, après même la fin de ses études de lettres, qu’Annie Ernaux a lu La Recherche, en entier, pour y trouver « lucidité et consolation », avec cette question : « Comment peut-on vivre sans avoir lu Proust ? » … dont force est de reconnaître qu’elle est peu fondée, sinon, combien de morts ? Elle a comme cela deux-trois remarques un peu oiseuses, telle cette phrase qu’elle lâche, de son journal intime : « Plus proustienne que moi tu meurs ». Un moment de faiblesse, sans doute …

Mais arrivons à l’essentiel, c’est-à-dire à Françoise.

D’une certaine façon, Françoise, c’est sans doute elle, assurément une part d’elle. Cette défense qu’elle prend de tout ce qui, chez Françoise, est – fût-ce dans la complicité, fût-ce dans l’admiration, réelle,  du narrateur – pointé comme l’enracinant dans une France sans doute authentique, à sa façon aristocratique, mais aussi pleine de tournures et de cuirs dont le soulignement la renvoie, elle, Annie Ernaux, à l’inculture de son milieu, à la culpabilité qui la mine en même temps qu’elle lui est consubstantielle, qu’elle l’a construite, du regard de rejet qu’elle a porté sur ses parents, cette défense, elle marque assez combien, lisant Proust, c’est du côté de cette emblématique domestique qu’elle bascule, dans un malaise où ce camp, qu’elle choisit, est violemment imperméable à l’autre, celui où la culture l’a transportée et la fait vivre et que domine le narrateur. Et son exposé, là, touche au divan du psy. Elle a prononcé «Guermantez» pendant des années, comme Françoise dit « Nev York » ; lorsque Françoise énonce que « les lapins ne crient pas autant comme des poulets », elle reconnaît le parler de chez elle ; et derrière Françoise, demoiselle de village mise « en condition » par ses parents, elle revoit la sœur aînée de sa mère, domestique, dame de compagnie pendant quarante ans d’une veuve …

Ainsi, Françoise « pareille à ces plantes qu'un animal auquel elles sont entièrement unies nourrit d'aliments qu'il attrape, mange, digère pour elles et qu'il leur offre dans son dernier et tout assimilable résidu, Françoise vivait avec nous en symbiose ; c'est nous qui, avec nos vertus, notre fortune, notre train de vie, notre situation, devions nous charger d'élaborer les petites satisfactions d'amour-propre dont était formée – en y ajoutant le droit reconnu d'exercer librement le culte du déjeuner suivant la coutume ancienne comportant la petite gorgée d'air à la fenêtre quand il était fini, quelque flânerie dans la rue en allant faire ses emplettes et une sortie le dimanche pour aller voir sa nièce – la part de contentement indispensable à sa vie ».

Annie Ernaux cite, beaucoup. Les passages sont bien choisis et un peu maladroitement lus. Annie Ernaux fait ça « à l’ancienne », avec un texte recopié qu’elle a parfois du mal à relire. Ici par exemple : « Elle [Françoise] était de ces domestiques de Combray sachant la valeur de leur maître et que le moins qu'elles peuvent est de lui faire rendre entièrement ce qu'elles jugent qui lui est dû ».

L’indulgence s’impose, le « papier-crayon » est toujours touchant à l’heure de l’informatique.

Elle survole quelques caractéristiques de l’ennoblissement proustien de la figure de Françoise, paysanne enracinée dans la terre de France (son prénom ; Saint-André-des-Champs), cette France dont le vrai langage et la prononciation des mots ne se retrouvent, mais indifféremment, que chez une Françoise ou une Duchesse de Guermantes, mais paysanne digne des plus hautes comparaisons, « Françoise, dans le drap cerise mais passé de son manteau et les poils sans rudesse de son collet de fourrure, faisait penser à quelqu'une de ces images d'Anne de Bretagne peintes dans des livres d'Heures par un vieux maître… » ; ici c’est Anne de Bretagne, ailleurs, dans son art culinaire, ce sera Michel Ange.

On revient sur Françoise aux comportements singuliers, incompréhensibles s’ils ne sont pas interprétés comme relevant d’une solidarité de classe, ainsi à Balbec, où « elle s'était liée aussi avec un sommelier, avec un homme de la cuisine, avec une gouvernante d'étage. Et il en résultait en ce qui concernait notre vie de tous les jours que Françoise, qui le jour de son arrivée, quand elle ne connaissait encore personne, sonnait à tort et à travers pour la moindre chose, à des heures où ma grand'mère et moi nous n'aurions pas osé le faire, et, si nous lui en faisions une légère observation répondait : « Mais on paye assez cher pour ça », comme si elle avait payé elle-même ; maintenant depuis qu'elle était amie d'une personnalité de la cuisine, ce qui nous avait paru de bon augure pour notre commodité, si ma grand'mère ou moi nous avions froid aux pieds, Françoise, fût-il une heure tout à fait normale, n'osait pas sonner ; elle assurait que ce serait mal vu parce que cela obligerait à rallumer les fourneaux, ou gênerait le dîner des domestiques qui seraient mécontents. Et elle finissait par une locution qui, malgré la façon incertaine dont elle la prononçait, n'en était pas moins claire et nous donnait nettement tort : « Le fait est... » Nous n'insistions pas, de peur de nous en faire infliger une, bien plus grave : « C'est quelque chose !... » De sorte qu'en somme nous ne pouvions plus avoir d'eau chaude parce que Françoise était devenue l'amie de celui qui la faisait chauffer » .

Ainsi encore  lorsque la grand-mère du narrateur est au plus mal et qu’il aurait « voulu, pour que ma grand'mère s'endormît, que Françoise restât sans bouger ». Mais, « malgré mes supplications, elle sortit de la chambre ; elle aimait ma grand'mère ; avec sa clairvoyance et son pessimisme elle la jugeait perdue. Elle aurait donc voulu lui donner tous les soins possibles. Mais on venait de dire qu'il y avait un ouvrier électricien, très ancien dans sa maison, beau-frère de son patron, estimé dans notre immeuble où il venait travailler depuis de longues années, et surtout de Jupien. On avait commandé cet ouvrier avant que ma grand'mère tombât malade. Il me semblait qu'on eût pu le faire repartir ou le laisser attendre. Mais le protocole de Françoise ne le permettait pas, elle aurait manqué de délicatesse envers ce brave homme, l'état de ma grand'mère ne comptait plus. Quand au bout d'un quart d'heure, exaspéré, j'allai la chercher à la cuisine, je la trouvai causant avec lui sur le « carré » de l'escalier de service, dont la porte était ouverte, procédé qui avait l'avantage de permettre, si l'un de nous arrivait, de faire semblant qu'on allait se quitter, mais l'inconvénient d'envoyer d'affreux courants d'air. Françoise quitta donc l'ouvrier, non sans lui avoir encore crié quelques compliments, qu'elle avait oubliés, pour sa femme et son beau-frère ».

Françoise reste d’une certaine façon inexplicable.

Lorsqu’elle découvre Bloch : « [Il] fut aperçu, me demandant, par Françoise, laquelle par hasard bien qu'il fût venu à Combray ne l'avait jamais vu jusque-là. De sorte qu'elle savait seulement qu'un « des Monsieurs » que je connaissais était passé pour me voir, elle ignorait « à quel effet », vêtu d'une manière quelconque et qui ne lui avait pas fait grande impression. Or j'avais beau savoir que certaines idées sociales de Françoise me resteraient toujours impénétrables, qui reposaient peut-être en partie sur des confusions entre des mots, des noms qu'elle avait pris une fois, et à jamais, les uns pour les autres, je ne pus m'empêcher, moi qui avais depuis longtemps renoncé à me poser des questions dans ces cas-là, de chercher, vainement d'ailleurs, ce que le nom de Bloch pouvait représenter d'immense pour Françoise. Car à peine lui eus-je dit que ce jeune homme qu'elle avait aperçu était M. Bloch, elle recula de quelques pas, tant furent grandes sa stupeur et sa déception. « Comment, c'est cela, M. Bloch ! » s'écria-t-elle d'un air atterré comme si un personnage aussi prestigieux eût dû posséder une apparence qui « fît connaître » immédiatement qu'on se trouvait en présence d'un grand de la terre, et à la façon de quelqu'un qui trouve qu'un personnage historique n'est pas à la hauteur de sa réputation, elle répétait d'un ton impressionné, et où on sentait pour l'avenir les germes d'un scepticisme universel : « Comment, c'est ça M. Bloch ! Ah ! vraiment on ne dirait pas à le voir. » Elle avait l'air de m'en garder rancune comme si je lui eusse jamais « surfait » Bloch. Et pourtant elle eut la bonté d'ajouter : « Hé bien, tout M. Bloch qu'il est, Monsieur peut dire qu'il est aussi bien que lui. »

Lorsqu’elle se refuse à donner l’heure exacte : « Je n'ai jamais pu comprendre ce qui se passait dans sa tête. Quand Françoise, ayant regardé sa montre, s'il était deux heures disait : il est une heure, ou il est trois heures, je n'ai jamais pu comprendre si le phénomène qui avait lieu alors avait pour siège la vue de Françoise, ou sa pensée, ou son langage ; ce qui est certain, c'est que ce phénomène avait toujours lieu. L'humanité est très vieille. L'hérédité, les croisements ont donné une force immuable à de mauvaises habitudes, à des réflexes vicieux. Une personne éternue et râle parce qu'elle passe près d'un rosier ; une autre a une éruption à l'odeur de la peinture fraîche ; beaucoup des coliques s'il faut partir en voyage, et des petits-fils de voleurs, qui sont millionnaires et généreux, ne peuvent résister à vous voler cinquante francs. Quant à savoir en quoi consistait l'impossibilité où était Françoise de dire l'heure exactement, ce n'est pas elle qui m'a jamais fourni aucune lumière à cet égard. Car, malgré la colère où ces réponses inexactes me mettaient d'habitude, Françoise ne cherchait ni à s'excuser de son erreur, ni à l'expliquer. Elle restait muette, avait l'air de ne pas m'entendre, ce qui achevait de m'exaspérer. J'aurais voulu entendre une parole de justification, ne fût-ce que pour la battre en brèche ; mais rien, un silence indifférent ».

Françoise est domestique et Françoise est « étrange » : « Enfin, comme les domestiques que nous aimons le plus – surtout s'ils ne nous rendent presque plus les services et les égards de leur emploi – restent, hélas, des domestiques et marquent plus nettement les limites (que nous voudrions effacer) de leur caste au fur et à mesure qu'ils croient le plus pénétrer la nôtre, Françoise avait souvent à mon endroit (pour me piquer, eût dit le maître d'hôtel) de ces propos étranges qu'une personne du monde n'aurait pas (…) »

Et devant tant d’étrangetés accumulées, le diagnostic du narrateur bascule vers la suspicion d’une différence d’espèce, provoquant chez Annie Ernaux une rupture d’empathie : « On n'aurait pu parler de pensée à propos de Françoise. Elle ne savait rien, dans ce sens total où ne rien savoir équivaut à ne rien comprendre, sauf les rares vérités que le cœur est capable d'atteindre directement. Le monde immense des idées n'existait pas pour elle. Mais devant la clarté de son regard, devant les lignes délicates de ce nez, de ces lèvres, devant tous ces témoignages absents de tant d'êtres cultivés chez qui ils eussent signifié la distinction suprême, le noble détachement d'un esprit d'élite, on était troublé comme devant le regard intelligent et bon d'un chien à qui on sait pourtant que sont étrangères toutes les conceptions des hommes, et on pouvait se demander s'il n'y a pas parmi ces autres humbles frères, les paysans, des êtres qui sont comme les hommes supérieurs du monde des simples d'esprit, ou plutôt qui, condamnés par une injuste destinée à vivre parmi les simples d'esprit, privés de lumière, mais qui pourtant, plus naturellement, plus essentiellement apparentés aux natures d'élite que ne le sont la plupart des gens instruits, sont comme des membres dispersés, égarés, privés de raison, de la famille sainte, des parents, restés en enfance, des plus hautes intelligences, et auxquels – comme il apparaît dans la lueur impossible à méconnaître de leurs yeux où pourtant elle ne s'applique à rien – il n'a manqué, pour avoir du talent, que du savoir. »

 Oui, dit Annie Ernaux, l’œuvre de Proust était en elle, mais elle était aussi à côté d’elle, il fallait s’en nourrir et s’en séparer, écrire encouragée par le narrateur, mais le faire – avec l’angoisse du Comment ? - « du côté de Françoise », par solidarité, par la prise de conscience que le thé dans lequel trempait la madeleine, ce n’était pas son monde à elle, celui d’où elle venait, la prise de conscience aussi, d’expériences personnelles en expériences personnelles, que décidément, elle ne parvenait pas à s’accorder à un moi « affranchi du temps », qu’il n’y avait pas en elle cette continuité du moi revendiquée par le narrateur, qu’elle ne pouvait se saisir que dans une mémoire qui mette l’individu en relation avec le monde et son évolution, qu’elle ne pouvait retrouver son passé que dans les autres, dissociée d’un Proust pour qui le temps socio-historique n’est pas la matière des êtres, un Proust en rupture avec l’assertion du philosophe allemand Hans Gadamer énonçant « Ce n’est pas l’Histoire qui nous appartient, c’est nous qui lui appartenons » , et se posant in fine la question de savoir si un joint était possible, de Margaret Mitchell à Marcel, de la Recherche à Autant en emporte le vent, en prenant le risque de mettre mes jours en danger pour cause d’infarctus par l’hypothèse que Les années pourraient être ce joint.

 

                                                                                  Margaret_Mitchell

                                  

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