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Mémoire-de-la-Littérature
2 décembre 2013

Le Temps Retrouvé

Temps retrouvé    Proust lit de mort

Il arrivait que Gilberte me laissait aller sans elle, et je m'avançais, laissant mon ombre derrière moi, comme une barque qui poursuit sa navigation à travers des étendues enchantées

L'image est belle, non? Elle est dans les premières lignes de ce dernier volume de la Recherche. Dernières notes aussi à relire et à restituer, pour le relecteur assidu que j'ai été depuis quelques semaines (mois). Une impression d'au-revoir. Quand relirai-je ainsi intégralement le grand œuvre de Proust? Des bouts, oui, assurément, régulièrement, comme depuis plus de cinquante ans, vingt pages ici, trente là, et puis on revient à autre chose. On a voulu vérifier un souvenir trop vague, on ne sait plus, et d'ailleurs on oublie vite ce qu'on vient de redécouvrir, dans le maquis des personnages. Mais tout, d'un seul jet, comme la première fois?

Les débuts du volume, la mise en place "1916" des changements mondains avec salons Verdurin et Bontemps renouvelés, m'a semblé un peu appliquée, lourde, comme dans un état d'inachèvement de la forme.

Certaines hypothèses font sursauter : "Il est possible que Morel, étant excessivement noir, fût nécessaire à Saint-Loup comme l'ombre l'est au rayon de soleil. On imagine très bien dans cette famille si ancienne un grand seigneur blond, doré, intelligent, doué de tous les prestiges et recelant à fond de cale un goût secret, ignoré de tous, pour les nègres."

Certaines notations font sourire : "…. L'heure du train [approchait] sans que Gilberte sût si son mari arriverait vraiment ou s'il n'enverrait pas une de ces dépêches dont M. de Guermantes avait spirituellement fixé le modèle : 'Impossible venir . Mensonge suit.' (…)". 

Le premier conflit mondial, vu de l'arrière, quelques notations teintées d'empathie et sans doute aussi de suave mari magno non explicité: "À l'heure du dîner les restaurants étaient pleins et si, passant dans la rue, je voyais un pauvre permissionnaire, échappé pour six jours au risque permanent de la mort, et prêt à repartir pour les tranchées, arrêter un instant ses yeux devant les vitrines illuminées, je souffrais comme à l'hôtel de Balbec quand les pêcheurs nous regardaient dîner, mais je souffrais davantage parce que je savais que la misère du soldat est plus grande que celle du pauvre, les réunissant toutes, et plus touchante encore parce qu'elle est plus résignée, plus noble, et que c'est d'un hochement de tête philosophe, sans haine, que, prêt à repartir pour la guerre, il disait en voyant se bousculer les embusqués retenant leurs tables : «On ne dirait pas que c'est la guerre ici. »"

Avec, dans la même page, une poussée de nostalgie geignarde comme on en manifeste losqu'elle ne saurait tirer à conséquences, les regrets éprouvés ne courant plus le risque d'être pris au pied de la lettre par la réalité et nous, menacés de voir revenir les circonstances dont on pleure l'impossibilité: "Ah ! si Albertine avait vécu, qu'il eût été doux, les soirs où j'aurais dîné en ville, de lui donner rendez-vous dehors, sous les arcades. D'abord, je n'aurais rien vu, j'aurais eu l'émotion de croire qu'elle avait manqué au rendez-vous, quand tout à coup j'eusse vu se détacher du mur noir une de ses chères robes grises, ses yeux souriants qui m'auraient aperçu, et nous aurions pu nous promener enlacés sans que personne nous distinguât, nous dérangeât et rentrer ensuite à la maison."

Avec encore, un peu plus loin, l'humour acéré suscité par les "victoires" militaires : "Le maître d'hôtel n'eût pu imaginer que les communiqués ne fussent pas excellents et qu'on ne se rapprochât pas de Berlin, puisqu'il lisait : « Nous avons repoussé, avec de fortes pertes pour l'ennemi, etc. », actions qu'il célébrait comme de nouvelles victoires. J'étais cependant effrayé de la rapidité avec laquelle le théâtre de ces victoires se rapprochait de Paris, et je fus même étonné que le maître d'hôtel, ayant vu dans un communiqué qu'une action avait eu lieu près de Lens, n'eût pas été inquiet en voyant dans le journal du lendemain que ses suites avaient tourné à notre avantage à Jouy-le-Vicomte, dont nous tenions solidement les abords. Le maître d'hôtel savait, connaissait pourtant bien le nom, Jouy-le-Vicomte, qui n'était pas tellement éloigné de Combray. Mais on lit les journaux comme on aime, un bandeau sur les yeux. On ne cherche pas à comprendre les faits. On écoute les douces paroles du rédacteur en chef, comme on écoute les paroles de sa maîtresse. On est battu et content parce qu'on ne se croit pas battu, mais vainqueur."

A dix lignes de là, je m'étonne une fois encore de ce que je vis comme des scories de non-relecture et qui me semblent alourdir un texte que Proust n'aurait certainement pas manqué, s'il l'avait repris, s'il avait eu le temps de le reprendre, de corriger. Je veux parler des répétitions . Ici, "Paris", et sa triple occurrence en milieu de citation:  "Je n'étais pas, du reste, demeuré longtemps à Paris et j'avais regagné assez vite ma maison de santé. Bien qu'en principe le docteur nous traitât par l'isolement, on m'y avait remis à deux époques différentes une lettre de Gilberte et une lettre de Robert. Gilberte m'écrivait (c'était à peu près en septembre 1914) que, quelque désir qu'elle eût de rester à Paris pour avoir plus facilement des nouvelles de Robert, les raids perpétuels de taubes au-dessus de Paris lui avaient causé une telle épouvante, surtout pour sa petite fille, qu'elle s'était enfuie de Paris par le dernier train qui partait encore pour Combray, que le train n'était même pas allé à Combray et que ce n'était que grâce à la charrette d'un paysan sur laquelle elle avait fait dix heures d'un trajet atroce, qu'elle avait pu gagner Tansonville !"

En marge et à la suite d'un passage célèbre sur les raids aériens au-dessus de Paris qui font des escadrilles allemandes une chevauchée des Walkyries (Coppola y a-t-il pensé pour le raid d'hélicoptères d'Apocalypse now?), on glisse vers l'humour, noir compte tenu des circonstances, et connoté d'antisémitisme: "Et escadrille après escadrille chaque aviateur s'élançait ainsi de la ville, transporté maintenant dans le ciel, pareil à une Walkyrie. Pourtant des coins de la terre, au ras des maisons, s'éclairaient et je dis à Saint-Loup que s'il avait été à la maison la veille, il aurait pu, tout en contemplant l'apocalypse dans le ciel, voir sur la terre, comme dans l'enterrement du comte d'Orgaz du Greco où ces différents plans sont parallèles, un vrai vaudeville joué par des personnages en chemise de nuit, lesquels, à cause de leurs noms célèbres, eussent mérité d'être envoyés à quelque successeur de ce Ferrari dont les notes mondaines nous avaient si souvent amusés, Saint-Loup et moi, que nous nous amusions pour nous-mêmes à en inventer. Et c'est ce que nous aurions fait encore ce jour-là comme s'il n'y avait pas la guerre, bien que sur un sujet fort « guerre » (…):  «reconnu  la duchesse de Guermantes superbe en chemise de nuit, le duc de Guermantes inénarrable en pyjama rose et peignoir de bain, etc., etc. »

Je suis sûr, me dit-il, que dans tous les grands hôtels on a dû voir les juives américaines en chemise, serrant sur leur sein décati le collier de perles qui leur permettra d'épouser un duc décavé. L'hôtel Ritz, ces soirs-là, doit ressembler à l'Hôtel du libre échange. "

L'Hôtel du libre échange, vaudeville de Georges Feydeau et Maurice Desvallières (ce fut leur dernière collaboration), représenté à Paris en 1894, avait connu, avec plus de 350 représentations, un très grand succès.

 

Un peu plus loin : "Tu te rappelles, lui dis-je, nos conversations de Doncières – Ah! C'était le bon temps. Quel abîme nous en sépare. Ces beaux jours renaîtront-ils seulement jamais : «… du gouffre interdit de nos sondes / Comme montent au ciel les soleils rajeunis / Après s'être lavés au fond des mers profondes ? »"

Avec une certaine incongruité, cette formulation (Ces beaux jours renaîtront-ils) me renvoie, non comme chez Proust à Baudelaire (Le balcon: Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses …) mais à Corneille (Cinna) et à mes années potaches . Des vers d'introduction d'Auguste, au début de l'acte V: "Prends un siège, Cinna, prends, et sur toute chose
/ Observe exactement la loi que je t'impose …", nous retenions non pas le pastiche en bônois de Raymond Rua - émérite continuateur d'Edmond Brua, poète algérois (1901-1977), auteur de "La parodie du Cid" (*** ci-après ***) en pataouète – Rua qui versifiait: Prends un siège Cinna, et assieds toi par terre / Et si tu veux parler, commence par te taire. / Ton nom est invaincu, mais non pas invincible / Et mon pied dans ton cul, reste chose possible, mais un autre pastiche, dont j'ignore l'origine, et qui nous enchantait: "Prends-un siège Cinna et assieds-toi par terre / Et si tu veux parler, commence par te taire. / T'en souvient-il, Cinna, lorsque dans l'antichambre / Nous avions pour pisser le même pot de chambre? / Ce beau temps est passé, il reviendra peut-être, / En attendant, Cinna, pissons par la fenêtre!".

On ne peut pas parler d'élégance, mais le ressouvenir m'en est irrépressible. J'étais, je crois, en quatrième  …

Et comment, arrivé là, ne pas évoquer aussi le mémorable et très réussi sonnet de Georges Fourest (1867-1945) , inspiré du Cid, qui accompagna également mes studieuses études:

Le palais de Gormaz, comte et gobernador,

Est en deuil. Pour jamais dort, couché sous la pierre

L'hidalgo dont le sang a rougi la rapière

De Rodrigue, appelé le Cid Campeador.

 

Le soir tombe. Invoquant les deux saints, Paul et Pierre,

Chimène, en voile noir, s'accoude au mirador

Et ses yeux dont les pleurs ont brûlé la paupière,

Regardent, sans rien voir, mourir le Soleil d'or …

 

Mais un éclair, soudain, fulgure en sa prunelle:

Sur la plaza, Rodrigue est debout devant elle!

Impassible et hautain, drapé dans sa capa,

 

Le héros meurtrier à pas lents se promène.

"Dieu!", soupire à part soi la plaintive Chimène,

"Qu'il est joli garçon, l'assassin de papa!"

 

***

parodie-cid-9

 

Référence : Le Cid -Acte IV - Scène 3.

" Généreux héritier d'une illustre famille,

Qui fut toujours la gloire et l'appui de Castille,

Race de tant d'aïeux en valeur signalés,

Que l'essai de la tienne a sitôt  égalés, "

                                                                               ***

Mais je m'égare, et Proust va m'en vouloir! Revenons au Temps retrouvé!

L'obsession homosexuelle continue son chemin pendant la guerre et retombe assez lourdement sur le baron de Charlus - " … quant à M. de Charlus, se trouvant dans une ville d'où les hommes déjà faits, qui avaient été jusqu'ici son goût, avaient disparu, il faisait comme certains Français, amateurs de femmes en France et vivant aux colonies : il avait, par nécessité d'abord, pris l'habitude et ensuite le goût des petits garçons" - cependant  que parallèlement, " Morel qui, ayant su garder dans les journaux, et même dans le monde, la place que M. de Charlus avait, en prenant, les deux fois, autant de peine, réussi à lui faire obtenir, mais non pas ensuite à lui faire retirer, [poursuit] le baron d'une haine implacable ; c'était non seulement cruel de la part de Morel, mais doublement coupable, car quelles qu'eussent été ses relations exactes avec le baron, il avait connu de lui ce qu'il cachait à tant de gens, sa profonde bonté. M. de Charlus avait été avec le violoniste d'une telle générosité, d'une telle délicatesse, lui avait montré de tels scrupules de ne pas manquer à sa parole, qu'en le quittant l'idée que Charlie avait emportée de lui n'était nullement l'idée d'un homme vicieux (tout au plus considérait-il le vice du baron comme une maladie) mais de l'homme ayant le plus d'idées élevées qu'il eût jamais connu, un homme d'une sensibilité extraordinaire, une manière de saint. Il le niait si peu que, même brouillé avec lui, il disait sincèrement à des parents : « Vous pouvez lui confier votre fils, il ne peut avoir sur lui que la meilleure influence. » Aussi quand il cherchait par ses articles à le faire souffrir, dans sa pensée ce qu'il bafouait en lui ce n'était pas le vice, c'était la vertu. Un peu avant la guerre, de petites chroniques, transparentes pour ce qu'on appelait les initiés, avaient commencé à faire le plus grand tort à M. de Charlus. De l'une intitulée : « Les mésaventures d'une douairière en us, les vieux jours de la Baronne », Mme Verdurin avait acheté cinquante exemplaires pour pouvoir la prêter à ses connaissances, et M. Verdurin, déclarant que Voltaire même n'écrivait pas mieux, en donnait lecture à haute voix. Depuis la guerre le ton avait changé. L'inversion du baron n'était pas seule dénoncée, mais aussi sa prétendue nationalité germanique : « Frau Bosch », « Frau von den Bosch » étaient les surnoms habituels de M. de Charlus. Un morceau d'un caractère poétique avait ce titre emprunté à certains airs de danse dans Beethoven : « Une Allemande ». Enfin deux nouvelles : « Oncle d'Amérique et Tante de Francfort » et « Gaillard d'arrière » lues en épreuves dans le petit clan, avaient fait la joie de Brichot lui-même qui s'était écrié : « Pourvu que très haute et très puissante Anastasie ne nous caviarde pas ! » "

M. Verdurin meurt, et le seul à le regretter est Elstir ("M. Verdurin, dont la mort chagrina une seule personne qui fut, le croirait-on, Elstir ") , pour des raisons fort intéressantes : "J'avais pu étudier son œuvre à un point de vue en quelque sorte absolu. Mais lui, surtout au fur et à mesure qu'il vieillissait, la reliait superstitieusement à la société qui lui avait fourni ses modèles et, après s'être ainsi, par l'alchimie des impressions, transformée chez lui en œuvres d'art, lui avait donné son public, ses spectateurs. De plus en plus enclin à croire matériellement qu'une part notable de la beauté réside dans les choses, ainsi que, pour commencer, il avait adoré en Mme Elstir le type de beauté un peu lourde qu'il avait poursuivie, caressée dans des peintures, des tapisseries, il voyait disparaître avec M. Verdurin un des derniers vestiges du cadre social, du cadre périssable – aussi vite caduc que les modes vestimentaires elles-mêmes qui en font partie – qui soutient un art, certifie son authenticité, comme la Révolution en détruisant les élégances du XVIIIe aurait pu désoler un peintre de Fêtes galantes ou affliger Renoir la disparition de Montmartre et du Moulin de la Galette ; mais surtout en M. Verdurin il voyait disparaître les yeux, le cerveau, qui avaient eu de sa peinture la vision la plus juste, où cette peinture, à l'état de souvenir aimé, résidait en quelque sorte. Sans doute des jeunes gens avaient surgi qui aimaient aussi la peinture, mais une autre peinture, et qui n'avaient pas comme Swann, comme M. Verdurin, reçu des leçons de goût de Whistler, des leçons de vérité de Monet, leur permettant de juger Elstir avec justice. Aussi celui-ci se sentait-il plus seul à la mort de M. Verdurin avec lequel il était pourtant brouillé depuis tant d'années, et ce fut pour lui comme un peu de la beauté de son œuvre qui s'éclipsait avec un peu de ce qui existait dans l'univers de conscience de cette beauté."

On relit toujours avec amusement (et admiration) le passage où Mme Verdurin reprend son premier croissant le jour où les journaux rapportent  le naufrage du Lusitania : " [Les Verdurin] pensaient (…) à ces hécatombes de régiments anéantis, de passagers engloutis, mais une opération inverse multiplie à tel point ce qui concerne notre bien être et divise par un chiffre tellement formidable ce qui ne le concerne pas, que la mort de millions d'inconnus nous chatouille à peine et presque moins désagréablement qu'un courant d'air. Mme Verdurin, souffrant pour ses migraines de ne plus avoir de croissant à tremper dans son café au lait, avait obtenu de Cottard une ordonnance qui lui permettait de s'en faire faire dans certain restaurant dont nous avons parlé. Cela avait été presque aussi difficile à obtenir des pouvoirs publics que la nomination d'un général. Elle reprit son premier croissant le matin où les journaux narraient le naufrage du Lusitania. Tout en trempant le croissant dans le café au lait et donnant des pichenettes à son journal pour qu'il pût se tenir grand ouvert sans qu'elle eût besoin de détourner son autre main des trempettes, elle disait : «Quelle horreur ! Cela dépasse en horreur les plus affreuses tragédies.» Mais la mort de tous ces noyés ne devait lui apparaître que réduite au milliardième, car tout en faisant, la bouche pleine, ces réflexions désolées, l'air qui surnageait sur sa figure, amené probablement là par la saveur du croissant, si précieux contre la migraine, était plutôt celui d'une douce satisfaction."

Sur les croissants de Mme Verdurin, Raphaël Enthoven, dans le hors-série du Monde consacré à Proust rappelle ce jugement du philosophe écossais David Hume (1711-1776) : "Il n'est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une égratignure de mon petit doigt". Effectivement!

Lusitania

Le naufrage du Royal Mail Ship Lusitania, coulé par un sous-marin allemand le 7 mai 1915, fit plusieurs centaines de morts dont 100 à 200 citoyens américains et a joué un rôle dans l'hostilité croissante des Etats-Unis (non encore engagés dans le conflit) à l'égard de l'Allemagne.

Moi, j'avais oublié, à deux pages de là, que la "berloque" désignait un appel de sirène signalant la fin d’une alerte.

Après "berloque", "diadoque"? Bon, c'est le nom donné en son temps au prince héritier de Grèce. J'aurais pu deviner : "… j'ai beaucoup connu, quand il était diadoque, Constantin de Grèce, qui était une pure merveille" (Charlus).

Je redécouvre que j'ai noté, à chaud, lisant ou venant de lire les pages qui rapportent (en digressant autour) une longue promenade "conversée" du narrateur et de M. de Charlus, où c'est d'ailleurs essentiellement le baron qui pérore : «C'est un peu le "foutoir". La structure narrative est éclatée et les digressions sont mal suturées (Brichot, le salon Verdurin "nouvelle manière"), comme s'il s'agissait d'un état à retravailler. Les pièces du patchwork sont souvent de la meilleure qualité, mais les raccords sont incertains ». Diable!

images

   On n'échappe pas à un éloge (?) ou au moins une analyse , au moment des alertes,  de ce qui ne s'appelait pas encore des "backrooms":  "Certains (…) furent tentés par l'obscurité qui s'était soudain faite dans les rues. Quelques-uns de ces pompéiens [essentiellement homosexuels] , sur qui pleuvait déjà le feu du ciel, descendirent dans les couloirs du métro, noirs comme des catacombes. Ils savaient, en effet, n'y être pas seuls. Or l'obscurité qui baigne toute chose comme un élément nouveau a pour effet, irrésistiblement tentateur pour certaines personnes, de supprimer le premier stade du plaisir et de nous faire entrer de plain pied dans un domaine de caresses où l'on n'accède d'habitude qu'après quelque temps ! Que l'objet convoité soit, en effet, une femme ou un homme, même à supposer que l'abord soit simple, et inutiles les marivaudages qui s'éterniseraient dans un salon, du moins en plein jour, le soir même, dans une rue, si faiblement éclairée qu'elle soit, il y a du moins un préambule où les yeux seuls mangent le blé en herbe, où la crainte des passants, de l'être recherché lui-même, empêchent de faire plus que de regarder, de parler. Dans l'obscurité tout ce vieux jeu se trouve aboli, les mains, les lèvres, les corps peuvent entrer en jeu les premiers. Il reste l'excuse de l'obscurité même et des erreurs qu'elle engendre si l'on est mal reçu. Si on l'est bien, cette réponse immédiate du corps qui ne se retire pas, qui se rapproche, nous donne de celle ou celui à qui nous nous adressons silencieusement une idée qu'elle est sans préjugés, pleine de vice, idée qui ajoute un surcroît au bonheur d'avoir pu mordre à même le fruit sans le convoiter des yeux et sans demander de permission. Et cependant l'obscurité persiste. Plongés dans cet élément nouveau, les habitués (…) croyaient avoir voyagé, être venus assister à un phénomène naturel, comme un mascaret ou comme une éclipse, et goûtant au lieu d'un plaisir tout préparé et sédentaire celui d'une rencontre fortuite dans l'inconnu, célébraient, aux grondements volcaniques des bombes, comme dans un mauvais lieu pompéien, des rites secrets dans les ténèbres des catacombes."

Proust est d'évidence, fasciné par les plaisirs homosexuels . Il est à noter qu'il y a par ailleurs chez lui une grande insistance dans le plaidoyer consistant à vouloir que cohabitent le vice ou les vices de comportements sexuels considérés comme déviants et les plus grandes qualités morales, tant de cœur que d'esprit, la bravoure au combat, le sens du sacrifice, avec, en situation de guerre, une ivresse de communion totalement homosexuelle perçue comme la possibilité, enfin, d'une société vraie, dont les femmes ne feraient plus partie et où une virilité absolue s'exprimerait sous tous ses aspects, uniquement entre hommes.

Curiosité complémentaire, cette dissociation que Proust tient à faire entre l'intelligence, la sensibilité, et le savoir, l'érudition, la culture. Brichot  est un sorbonnard aussi ridicule qu'éminent, un pédant de collège, là où Jupien recueille tous les éloges : "D'autre part, je ne connaissais pas d'homme qui, sous le rapport de l'intelligence et de la sensibilité, fût aussi doué que Jupien ; car cet « acquis » délicieux qui faisait la trame spirituelle de ses propos ne lui venait d'aucune de ces instructions de collège, d'aucune de ces cultures d'université qui auraient pu faire de lui un homme si remarquable quand tant de jeune gens du monde ne tirent d'elles aucun profit. C'était son simple sens inné, son goût naturel, qui de rares lectures faites au hasard, sans guide, à des moments perdus, lui avaient fait composer ce parler si juste où toutes les symétries du langage se laissaient découvrir et montraient leur beauté."

Larivière

  C'est peu après qu'on redécouvre ce morceau d'anthologie qu'est l'hommage aux Larivière, hommage exceptionnel, puisque ce sont les seuls être côtoyés par Proust dans la vie réelle qui soient transportés dans le roman et y soient désignés sous leur nom véritable : " Un neveu de Françoise avait été tué à Berry-au-Bac qui était aussi le neveu de ces cousins millionnaires de Françoise, anciens cafetiers retirés depuis longtemps après fortune faite. Il avait été tué, lui, tout petit cafetier sans fortune qui, à la mobilisation, âgé de vingt-cinq ans, avait laissé sa jeune femme seule pour tenir le petit bar qu'il croyait regagner quelques mois après. Il avait été tué. Et alors on avait vu ceci. Les cousins millionnaires de Françoise, et qui n'étaient rien à la jeune femme, veuve de leur neveu, avaient quitté la campagne où ils étaient retirés depuis dix ans et s'étaient remis cafetiers, sans vouloir toucher un sou ; tous les matins à six heures, la femme millionnaire, une vraie dame, était habillée ainsi que « sa demoiselle », prêtes à aider leur nièce et cousine par alliance. Et depuis plus de trois ans, elles rinçaient ainsi des verres et servaient des consommations depuis le matin jusqu'à neuf heures et demie du soir, sans un jour de repos. Dans ce livre, où il n'y a pas un seul fait qui ne soit fictif, où il n'y a pas un seul personnage « à clefs », où tout a été inventé par moi selon les besoins de ma démonstration, je dois dire, à la louange de mon pays, que seuls les parents millionnaires de Françoise ayant quitté leur retraite pour aider leur nièce sans appui, que seuls ceux-là sont des gens réels, qui existent. Et persuadé que leur modestie ne s'en offensera pas, pour la raison qu'ils ne liront jamais ce livre, c'est avec un enfantin plaisir et une profonde émotion que, ne pouvant citer les noms de tant d'autres qui durent agir de même et par qui la France a survécu, je transcris ici leur nom véritable : ils s'appellent, d'un nom si français, d'ailleurs, Larivière."

Très long mais très beau passage que la rencontre inopinée du narrateur avec Charlus , chaperonné par Jupien après son attaque : "Arrivé aux Champs-Élysées, comme je n'étais pas très désireux d'entendre tout le concert qui était donné chez les Guermantes, je fis arrêter la voiture et j'allais m'apprêter à descendre pour faire quelques pas à pied quand je fus frappé par le spectacle d'une voiture qui était en train de s'arrêter aussi. Un homme, les yeux fixes, la taille voûtée, était plutôt posé qu'assis dans le fond, et faisait pour se tenir droit les efforts qu'aurait faits un enfant à qui on aurait recommandé d'être sage. Mais son chapeau de paille laissait voir une forêt indomptée de cheveux entièrement blancs, et une barbe blanche, comme celle que la neige fait aux statues des fleuves dans les jardins publics, coulait de son menton. C'était, à côté de Jupien qui se multipliait pour lui, M. de Charlus convalescent d'une attaque d'apoplexie que j'avais ignorée (on m'avait seulement dit qu'il avait perdu la vue ; or il ne s'était agi que de troubles passagers, car il voyait de nouveau très clair) et qui, à moins que jusque-là il se fût teint et qu'on lui eût interdit de continuer à en prendre la fatigue, avait plutôt, comme en une sorte de précipité chimique, rendu visible et brillant tout le métal dont étaient saturées et que lançaient comme autant de geysers les mèches maintenant de pur argent de sa chevelure et de sa barbe, cependant qu'elle avait imposé au vieux prince déchu la majesté shakespearienne d'un roi Lear. Etc."

Et encore et toujours l'obsession homosexuelle de Proust transformée en T.O.C. pédérastique chez M. de Charlus, lorsque le narrateur évoque les "avantages" supposés, pour Jupien, des sens diminués du baron :   "Cela devait au moins rendre inutile toute une partie de votre surveillance ? – Pas le moins du monde, à peine arrivé dans un hôtel, il me demandait comment était telle personne de service. Je l'assurais qu'il n'y avait que des horreurs. Mais il sentait bien que cela ne pouvait pas être universel, que je devais quelquefois mentir. Voyez-vous, ce petit polisson ! Et puis il avait une espèce de flair, d'après la voix peut-être, je ne sais pas. Alors il s'arrangeait pour m'envoyer faire d'urgence des courses. Un jour – vous m'excuserez de vous dire cela, mais vous êtes venu une fois par hasard dans le Temple de l'Impudeur, je n'ai rien à vous cacher (d'ailleurs, il avait toujours une satisfaction assez peu sympathique à faire étalage des secrets qu'il détenait) – je rentrais d'une de ces courses soi-disant pressées, d'autant plus vite que je me figurais bien qu'elle avait été arrangée à dessein, quand, au moment où j'approchais de la chambre du baron, j'entendis une voix qui disait : « Quoi ? – Comment, répondit le baron, c'était donc la première fois ? » J'entrai sans frapper, et quelle ne fut pas ma frayeur. Le baron, trompé par la voix qui était, en effet, plus forte qu'elle n'est d'habitude à cet âge-là (et à cette époque-là le baron était complètement aveugle), était, lui qui aimait plutôt autrefois les personnes mûres, avec un enfant qui n'avait pas dix ans."

Je n'ai rien noté, morceaux trop connus, sur les pavés inégaux, le bruit de la cuiller contre une assiette, sinon ce fragment de phrase : "… car les vrais paradis sont les paradis qu'on a perdus", sujet pour épreuve de philosophie …

La très longue dissertation proustienne sur le temps qui commence immédiatement après et s'étale sur plusieurs pages est quand même d'un intérêt tout à fait exceptionnel : "Je glissais rapidement sur tout cela, plus impérieusement sollicité que j'étais de chercher la cause de cette félicité, du caractère de certitude avec lequel elle s'imposait, recherche ajournée autrefois. Or, cette cause, je la devinais en comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné où le bruit de la cuiller sur l'assiette, l'inégalité des dalles, le goût de la madeleine allaient jusqu'à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais ; au vrai, l'être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu'elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu'elle avait d'extra-temporel, un être qui n'apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l'essence des choses, c'est-à-dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j'avais reconnu, inconsciemment, le goût de la petite madeleine, puisqu'à ce moment-là l'être que j'avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l'avenir. Cet être-là n'était jamais venu à moi, ne s'était jamais manifesté qu'en dehors de l'action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d'une analogie m'avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours."

Le "work in progress" de ces pages où le narrateur analyse et cherche à donner un sens à ses impressions, dans le choc de temps différents ressuscités par les pavés, la petite cuiller, François le Champi, cet effort d'analyse qui conteste l'inttelectualisation de la littérature, reste admirable d'intelligence: "Et peut-être, si tout à l'heure je trouvais que Bergotte avait jadis dit faux en parlant des joies de la vie spirituelle, c'était parce que j'appelais vie spirituelle, à ce moment-là, des raisonnements logiques qui étaient sans rapport avec elle, avec ce qui existait en moi à ce moment – exactement comme j'avais pu trouver le monde et la vie ennuyeux parce que je les jugeais d'après des souvenirs sans vérité, alors que j'avais un tel appétit de vivre, maintenant que venait de renaître en moi, à trois reprises, un véritable moment du passé. Rien qu'un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-être ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu'eux deux. Etc."

Avec une attaque en règle contre le courant littéraire dit "réaliste" apparu dans la seconde moitié du XIX° siècle, dont on donne dans des cours de français de seconde (ma source est celui de mon petit-fils!) comme tenants Balzac et Stendhal, ce qui ne me convainc pas entièrement et s'oppose à l'admiration de Proust pour la Comédie humaine : "C'est que les choses – un livre sous sa couverture rouge comme les autres – sitôt qu'elles sont perçues par nous, deviennent en nous quelque chose d'immatériel, de même nature que toutes nos préoccupations ou nos sensations de ce temps-là, et se mêlent indissolublement à elles. Tel nom lu dans un livre autrefois, contient entre ses syllabes le vent rapide et le soleil brillant qu'il faisait quand nous le lisions. Dans la moindre sensation apportée par le plus humble aliment, l'odeur du café au lait, nous retrouvons cette vague espérance d'un beau temps qui, si souvent, nous sourit, quand la journée était encore intacte et pleine, dans l'incertitude du ciel matinal; une heure est un vase rempli de parfum, de sons, de moments, d'humeurs variées, de climats. De sorte que la littérature qui se contente de «décrire les choses», d'en donner seulement un misérable relevé de lignes et de surfaces, est celle qui, tout en s'appelant réaliste, est la plus éloignée de la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus, car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé, dont les choses gardaient l'essence, et l'avenir, où elles nous incitent à le goûter de nouveau. C'est elle que l'art digne de ce nom doit exprimer, et, s'il y échoue, on peut encore tirer de son impuissance un enseignement (tandis qu'on n'en tire aucun des réussites du réalisme), à savoir que cette essence est en partie subjective et incommunicable."

rat_bibliotheque

  Notation juste, anti "pédant de collège" ou "rat de bibliothèque", cette incidente : " … - dans cette fuite loin de notre propre vie que nous n'avons pas le courage de regarder et qui s'appelle l'érudition - …". 

Ou cette autre, à propos de Bergotte, à qui on préférait "des écrivains qui semblaient plus profonds , simplement parce qu'ils écrivaient moins bien".

Plus loin, pourtant, après mes éloges récents sur le "work in progress", quelques pages m'ont laissé rêveur. D'une part, il y a soudain un premier appel à l'intelligence qui contredit le peu de cas que le narrateur fait usuellement d'elle quand il s'agit de sentir : "Certes, ce que j'avais éprouvé dans ces heures d'amour, tous les hommes l'éprouvent aussi. On éprouve, mais ce qu'on a éprouvé est pareil à certains clichés qui ne montrent que du noir tant qu'on ne les a pas mis près d'une lampe, et qu'eux aussi il faut regarder à l'envers : on ne sait pas ce que c'est tant qu'on ne l'a pas approché de l'intelligence. Alors seulement quand elle l'a éclairé, quand elle l'a intellectualisé, on distingue, et avec quelle peine, la figure de ce qu'on a senti."

On observe dans les lignes qui suivent un immense effort vers une universalité des affects sentimentaux dont on ne voit guère pourtant en quoi elle nous sauvera : "Mais je me rendais compte aussi que cette souffrance, que j'avais connue d'abord avec Gilberte, que notre amour n'appartienne pas à l'être qui l'inspire, est salutaire accessoirement comme moyen. (Car si peu que notre vie doive durer, ce n'est que pendant que nous souffrons que nos pensées, en quelque sorte agitées de mouvements perpétuels et changeants, font monter comme dans une tempête, à un niveau d'où nous pouvons les voir, toute cette immensité réglée par des lois, sur laquelle, postés à une fenêtre mal placée, nous n'avons pas vue, car le calme du bonheur la laisse unie et à un niveau trop bas ; peut-être seulement pour quelques grands génies ce mouvement existe-t-il constamment sans qu'il y ait besoin pour eux des agitations de la douleur ; encore n'est-il pas certain, quand nous contemplons l'ample et régulier développement de leurs œuvres joyeuses, que nous ne soyons trop portés à supposer d'après la joie de l'œuvre celle de la vie, qui a peut-être été au contraire constamment douloureuse.) Mais principalement parce que si notre amour n'est pas seulement d'une Gilberte, ce qui nous fit tant souffrir ce n'est pas parce qu'il est aussi l'amour d'une Albertine, mais parce qu'il est une portion de notre âme plus durable que les moi divers qui meurent successivement en nous et qui voudraient égoïstement le retenir, portion de notre âme qui doit, quelque mal, d'ailleurs utile, que cela nous fasse, se détacher des êtres pour que nous en comprenions, et pour en restituer la généralité et donner cet amour, la compréhension de cet amour, à tous, à l'esprit universel et non à telle puis à telle, en lesquelles tel puis tel de ceux que nous avons été successivement voudraient se fondre."

Cette découverte de l'amour comme essence indépendante de son objet est et reste une platitude qui n'aide en rien l'amant(e) à maîtriser sa passion. Hélas.

Le style est magnifique. Le fond ne nous apprend rien. Sauf peut-être cette affirmation que l'on ne progresse que dans et par la douleur ( "… Car le bonheur seul est salutaire pour le corps, mais c'est le chagrin qui développe les forces de l'esprit"), ce qui est un point de vue contestable.

Contestable pour l'individu moyen. Pour l'artiste …

Car toute la théorie qui suit est quand même assez passionnante et cruelle, mélopée formellement magnifique qui finit par unir l'affirmation romantique (Les chants désespérés sont les chants les plus beaux) et la sagesse populaire (Les gens heureux n'ont pas d'histoire) dans un effort d'écriture "pro domo" qui chante le primat de la création artistique et fait de la vie non plus une fin, mais un moyen :

"Une femme dont nous avons besoin nous fait souffrir, tire de nous des séries de sentiments autrement profonds, autrement vitaux qu'un homme supérieur qui nous intéresse. Il reste à savoir, selon le plan où nous vivons, si nous trouvons que telle trahison par laquelle nous a fait souffrir une femme est peu de chose auprès des vérités que cette trahison nous a découvertes et que la femme, heureuse d'avoir fait souffrir, n'aurait guère pu comprendre. En tout cas, ces trahisons ne manquent pas. Un écrivain peut se mettre sans crainte à un long travail. Que l'intelligence commence son ouvrage, en cours de route surviendront bien assez de chagrins qui se chargeront de le finir. Quant au bonheur, il n'a presque qu'une seule utilité, rendre le malheur possible. Il faut que dans le bonheur nous formions des liens bien doux et bien forts de confiance et d'attachement pour que leur rupture nous cause le déchirement si précieux qui s'appelle le malheur. Si l'on n'avait été heureux, ne fût-ce que par l'espérance, les malheurs seraient sans cruauté et par conséquent sans fruit. Et plus qu'au peintre, à l'écrivain, pour obtenir du volume, de la consistance, de la généralité, de la réalité littéraire, comme il lui faut beaucoup d'églises vues pour en peindre une seule, il lui faut aussi beaucoup d'êtres pour un seul sentiment, car si l'art est long et la vie courte, on peut dire, en revanche, que si l'inspiration est courte les sentiments qu'elle doit peindre ne sont pas beaucoup plus longs. Ce sont nos passions qui esquissent nos livres, le repos d'intervalle qui les écrit. Quand l'inspiration renaît, quand nous pouvons reprendre le travail, la femme qui posait devant nous pour un sentiment ne nous le fait déjà plus éprouver. Il faut continuer à la peindre d'après une autre, et si c'est une trahison pour l'autre, littérairement, grâce à la similitude de nos sentiments qui fait qu'une œuvre est à la fois le souvenir de nos amours passées et la péripétie de nos amours nouvelles, il n'y a pas grand inconvénient à ces substitutions. C'est une des causes de la vanité des études où on essaye de deviner de qui parle un auteur. Car une œuvre, même de confession directe, est pour le moins intercalée entre plusieurs épisodes de la vie de l'auteur, ceux antérieurs qui l'ont inspirée, ceux postérieurs qui ne lui ressemblent pas moins, des amours suivantes les particularités étant calquées sur les précédentes. Car à l'être que nous avons le plus aimé nous ne sommes pas si fidèles qu'à nous-même, et nous l'oublions tôt ou tard pour pouvoir – puisque c'est un des traits de nous-même – recommencer d'aimer. Tout au plus, à cet amour celle que nous avons tant aimée a-t-elle ajouté une forme particulière, qui nous fera lui être fidèle même dans l'infidélité. Nous aurons besoin, avec la femme suivante, des mêmes promenades du matin ou de la reconduire de même le soir, ou de lui donner cent fois trop d'argent. (Une chose curieuse que cette circulation de l'argent que nous donnons à des femmes qui, à cause de cela, nous rendent malheureux, c'est-à-dire nous permettent d'écrire des livres – on peut presque dire que les œuvres, comme dans les puits artésiens, montent d'autant plus haut que la souffrance a plus profondément creusé le cœur.) Ces substitutions ajoutent à l'œuvre quelque chose de désintéressé, de plus général, qui est aussi une leçon austère que ce n'est pas aux êtres que nous devons nous attacher, que ce ne sont pas les êtres qui existent réellement et sont, par conséquent, susceptibles d'expression, mais les idées. Encore faut-il se hâter et ne pas perdre de temps pendant qu'on a à sa disposition ces modèles. Car ceux qui posent pour le bonheur n'ont généralement pas beaucoup de séances à nous donner. Mais les êtres qui posent pour nous la douleur nous accordent des séances bien fréquentes, dans cet atelier où nous n'allons que dans ces périodes-là et qui est à l'intérieur de nous-même. Ces périodes-là sont comme une image de notre vie avec ses diverses douleurs. Car elles aussi en contiennent de différentes, et au moment où on croyait que c'était calmé, une nouvelle, une nouvelle, dans tous les sens du mot ; peut-être parce que ces situations imprévues nous forcent à entrer plus profondément en contact avec nous-même ; ces dilemmes douloureux que l'amour nous pose à tout instant nous instruisent, nous découvrent successivement la matière dont nous sommes faits.

D'ailleurs, même quand elle ne fournit pas, en nous la découvrant, la matière de notre œuvre, elle nous est utile en nous y incitant. L'imagination, la pensée, peuvent être des machines admirables en soi, mais elles peuvent être inertes. La souffrance alors les met en marche. Aussi, quand Françoise, voyant Albertine entrer, par toutes les portes ouvertes, chez moi comme un chien, mettre partout le désordre, me ruiner, me causer tant de chagrins, me disait (car à ce moment-là j'avais déjà fait quelques articles et quelques traductions) : « Ah ! si Monsieur à la place de cette fille qui lui fait perdre tout son temps avait pris un petit secrétaire bien élevé qui aurait classé toutes les paperoles de Monsieur ! » j'avais peut-être tort de trouver qu'elle parlait sagement. En me faisant perdre mon temps, en me faisant du chagrin, Albertine m'avait peut-être été plus utile, même au point de vue littéraire, qu'un secrétaire qui eût rangé mes paperoles. Mais tout de même, quand un être est si mal conformé (et peut-être dans la nature cet être est-il l'homme) qu'il ne puisse aimer sans souffrir, et qu'il faille souffrir pour apprendre des vérités, la vie d'un tel être finit par être bien lassante. Les années heureuses sont les années perdues, on attend une souffrance pour travailler. L'idée de la souffrance préalable s'associe à l'idée du travail, on a peur de chaque nouvelle œuvre en pensant aux douleurs qu'il faudra supporter d'abord pour l'imaginer. Et comme on comprend que la souffrance est la meilleure chose que l'on puisse rencontrer dans la vie, on pense sans effroi, presque comme à une délivrance, à la mort (…). Les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, sous l'empire de qui on tombe de plus en plus, des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui par des voies souterraines nous mènent à la vérité et à la mort. Heureux ceux qui ont rencontré la première avant la seconde, et pour qui, si proches qu'elles doivent être l'une de l'autre, l'heure de la vérité a sonné avant l'heure de la mort. »"

chateaubriand Nerval Baudelaire

Et puis, après ou à la clé d'une petite leçon de "mémoire de la littérature" où sont convoqués Chateaubriand et sa grive, Nerval pour Sylvie et Baudelaire en ses évocations (Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues / Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond), c'est le bal de têtes, ses poignantes réussites, ses invraisemblables vieillissements, et la surprise renouvelée, malgré les antécédents et tant nous en avons perdu l'habitude, de ses remarques qui aujourd'hui seraient taxées d'antisémites : "J'eus de la peine à le [Bloch] reconnaître. D'ailleurs, il avait pris maintenant non seulement un pseudonyme, mais le nom de Jacques du Rozier, sous lequel il eût fallu le flair de mon grand'père pour reconnaître la douce vallée de l'Hébron et les chaînes d'Israël que mon ami semblait avoir définitivement rompues. Un chic anglais avait, en effet, complètement transformé sa figure et passé au rabot tout ce qui se pouvait effacer. Les cheveux, jadis bouclés, coiffés à plat avec une raie au milieu, brillaient de cosmétique. Son nez restait fort et rouge mais semblait plutôt tuméfié par une sorte de rhume permanent qui pouvait expliquer l'accent nasal dont il débitait paresseusement ses phrases, car il avait trouvé, de même qu'une coiffure appropriée à son teint, une voix à sa prononciation où le nasonnement d'autrefois prenait un air de dédain particulier qui allait avec les ailes enflammées de son nez. Et grâce à la coiffure, à la suppression des moustaches, à l'élégance du type, à la volonté, ce nez juif disparaissait comme semble presque droite une bossue bien arrangée."

Et je vois que ma lecture s'est achevée pratiquement ensuite sans notes. Un petit sursaut devant une requête du narrateur à Gilberte, dont le caractère pédophile me semble clair : "Je regardai Gilberte et je ne pensai pas : « Je voudrais la revoir », mais je lui dis qu'elle me ferait toujours plaisir en m'invitant avec de très jeunes filles, pauvres s'il était possible, pour qu'avec de petits cadeaux je puisse leur faire plaisir, sans que j'eusse, d'ailleurs, à leur rien demander que de faire renaître en moi les rêveries, les tristesses d'autrefois, peut-être, un jour improbable, un chaste baiser."

Notée aussi, cette petite dissertation généralisante, à propos de Swann et d'Odette, qui n'était pas "son genre" : "À vrai dire, « son genre », même plus tard, elle ne l'avait jamais été. Il l'avait pourtant alors tant et si douloureusement aimée. Il était surpris plus tard de cette contradiction. Elle ne doit pas en être une si nous songeons combien est forte dans la vie des hommes la proportion des souffrances pour des femmes « qui n'étaient pas leur genre ». Peut-être cela tient-il à bien des causes ; d'abord, parce qu'elles ne sont pas notre genre on se laisse d'abord aimer sans aimer, par là on laisse prendre sur sa vie une habitude qui n'aurait pas eu lieu avec une femme qui eût été notre genre et qui, se sentant désirée, se fût disputée, ne nous aurait accordé que de rares rendez-vous, n'eût pas pris dans notre vie cette installation dans toutes nos heures qui plus tard, si l'amour vient et qu'elle vienne à nous manquer, pour une brouille, pour un voyage où on nous laisse sans nouvelles, ne nous arrache pas un seul lien mais mille. Ensuite, cette habitude est sentimentale parce qu'il n'y a pas grand désir physique à la base, et si l'amour naît, le cerveau travaille bien davantage : il y a un roman au lieu d'un besoin. Nous ne nous méfions pas des femmes qui ne sont pas notre genre, nous les laissons nous aimer, et si nous les aimons ensuite, nous les aimons cent fois plus que les autres, sans avoir même près d'elles la satisfaction du désir assouvi. Pour ces raisons et bien d'autres, le fait que nous ayons nos plus gros chagrins avec les femmes qui ne sont pas notre genre ne tient pas seulement à cette dérision du destin qui ne réalise notre bonheur que sous la forme qui nous plaît le moins. Une femme qui est notre genre est rarement dangereuse, car elle ne veut pas de nous, nous contente, nous quitte vite, ne s'installe pas dans notre vie, et ce qui est dangereux et procréateur de souffrances dans l'amour, ce n'est pas la femme elle-même, c'est sa présence de tous les jours, la curiosité de ce qu'elle fait à tous moments ; ce n'est pas la femme, c'est l'habitude."

Ensuite, rien.

Et pourtant, à relire encore les dernières lignes du roman, comment, ayant un peu vécu, ne pas y reconnaître quelque chose de soi: "J'éprouvais un sentiment de fatigue profonde à sentir que tout ce temps si long non seulement avait sans une interruption été vécu, pensé, sécrété par moi, qu'il était ma vie, qu'il était moi-même, mais encore que j'avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu'il me supportait, que j'étais juché à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoir sans le déplacer avec moi.

La date à laquelle j'entendais le bruit de la sonnette du jardin de Combray, si distant et pourtant intérieur, était un point de repère dans cette dimension énorme que je ne savais pas avoir. J'avais le vertige de voir au-dessous de moi et en moi pourtant, comme si j'avais des lieues de hauteur, tant d'années.

Je venais de comprendre pourquoi le duc de Guermantes, dont j'avais admiré, en le regardant assis sur une chaise, combien il avait peu vieilli bien qu'il eût tellement plus d'années que moi au-dessous de lui, dès qu'il s'était levé et avait voulu se tenir debout, avait vacillé sur des jambes flageolantes comme celles de ces vieux archevêques sur lesquels il n'y a de solide que leur croix métallique et vers lesquels s'empressent les jeunes séminaristes, et ne s'était avancé qu'en tremblant comme une feuille sur le sommet peu praticable de quatre-vingt-trois années, comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d'où tout d'un coup ils tombent. Je m'effrayais que les miennes fussent déjà si hautes sous mes pas, il ne me semblait pas que j'aurais encore la force de maintenir longtemps attaché à moi ce passé qui descendait déjà si loin."

Mais ensuite, au-delà de l'enchantement de lecture presque continûment provoqué par ce livre, par delà les maigres (sottes?) réserves transcrites dans les notes au détour de telle répétition – simple détail - ou de telle provisoire lassitude (certaines ratiocinations albertiniennes), je demeure "philosophiquement" interdit devant la toute fin, devant ces "géants plongés dans les années" dont bien au contraire tout le roman m'a dressé le tableau tantôt acide, tantôt attendri, le plus souvent caustique, souvent ému, de la définitive petitesse. Pourrait-on dire, de la désespérante humanité?

"Du moins, si elle [ma vie] m'était laissée assez de temps pour accomplir mon œuvre, ne manquerais-je pas d'abord d'y décrire les hommes (cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux) comme occupant une place si considérable, à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l'espace, une place au contraire prolongée sans mesure - puisqu'ils touchent simultanément, comme des géants plongés dans les années, à des époques si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps."

 

Temps

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