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Mémoire-de-la-Littérature
31 janvier 2014

SOUS VERDUN - MAURICE GENEVOIX

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Né en novembre 1890, Maurice Genevoix  est élève rue d'Ulm, Ecole Normale Supérieure, quand éclate le conflit auquel il participe comme officier (lieutenant).

 

Grièvement blessé au printemps 1915 sur la colline des Eparges, il refusera de reprendre ses études (il était cacique (major) à l'ENS) en vue de l'agrégation pour se consacrer à la littérature.

 

Sa tétralogie Ceux de 14, dont Sous Verdun est le premier volet, est dédiée à son ami et camarade de combat le lieutenant Robert Porchon, Saint-Cyrien, tué lui-même aux Eparges deux mois avant sa propre blessure.

J'ai eu un peu de mal dans les débuts. Le sentiment de ne rien comprendre aux déplacements décrits,  aux mouvements des troupes, de lire qu'on me parlait de retraite quand je n'avais pas vu qu'il y ait eu des combats; oui, les cinquante premières pages ne m'ont guère accroché.

Je me trouvais moins dans la guerre que lors des lectures précédentes (Barbusse, Dorgelès, Duhamel, Chevallier) et puis cette impression s'est progressivement estompée. Les horreurs sont moins présentes, les morts plus floues mais enfin, elles surgissent:

"Le brouillard s'est dissipé: le ciel prodigue sa lumière. Distraitement, je regarde quelques-uns des nôtres qui flânent en face, parmi les sapins. Il y en a trois, assis, qui jouent aux cartes en fumant. Deux autres, debout derrière eux suivent le jeu et commentent les coups.  (…) Je regardais et j'ai vu cette chose dans toute sa brutale horreur: un percutant a franchi la crête, nous a frôlés de si près qu'il nous a semblé sentir son glissement sur notre peau, et il est allé tomber en plein dans le groupe paisible des joueurs de cartes. Nous les avons entendus crier. Puis nous en avons vu deux qui se sauvaient avec des gestes fous. Une fumée noire se traînait aux lèvres de l'entonnoir. Elle y a stagné longtemps, ne s'est effilochée que peu à peu, lambeau par lambeau. Quand elle eut disparu toute, un buste se révéla qu'enveloppaient des loques sanglantes et qui pendait, accroché aux branches d'un sapin. Par terre, un blessé gisait près des jambes de son camarade; et il appelait en se tordant les bras."

Il y a aussi, qui tranche avec le ton des romans précédemment évoqués, qui choque même, une vision du "boche" qu'on pourrait sans doute qualifier de raciste : "De grandes poussées dans la porte de la grange [qui finit par céder]. (…) Quelle odeur! Ça sent le petit-lait, le rat, la sueur des aisselles. C'est aigre et fade, ça lève le cœur. Qu'est-ce qui pue à ce point là?

Et tout à coup un souvenir déjà ancien surgit en moi, que cette odeur réveille: je revois la chambre de l'assistant boche, au lycée Lakanal. J'allais quelquefois y passer une demi-heure, pour assouplir mon allemand scolaire. C'était pendant un été torride; il retirait son veston, se mettait à l'aise. Et lorsque je poussais la porte, cette même puanteur m'emplissait le nez, me prenait à la gorge. Lui souriait, la moitié de son visage bouffi derrière ses lunettes à monture d'écaille, me parlait de sa voix grasse et rentrée . (…) Je reculais ma chaise jusqu'à pousser le mur du dos et finissais par dire : "Allons dans le parc, voulez-vous? Nous y respirerons mieux qu'ici".

Voilà! Il va falloir dormir dans cette odeur de Boches, s'étendre sur ce foin dans lequel ils se sont vautrés. … "

La haine sied peut-être au combattant, lui est peut-être nécessaire, mais c'est une triste culture : "Il faut les regarder ces morts [français], et leur demander la force de haïr. (…) [Et quand il trouve un peu plus loin, tombée de la capote d'un mort allemand, une photographie, il la retourne et puis commente ] Je lis :" Mon Pierre, il y a bien longtemps que nous n'avons pas eu de tes nouvelles, et me voici très inquiète. Mais je pense que bientôt vous aurez d'autres victoires et que je te verrai revenir glorieux à Toelz. Quelle fête alors pour tous…" Et plus loin : "Le petit a grandi; il devient fort. Tu n'imagines pas comme il est mignon. Ne reviens pas dans trop longtemps, car alors il ne te reconnaîtrait plus."

Oui, c'est triste. Mais à qui la faute? Pense à nos morts de tout à l'heure (…) Qu'a-t-il fait, de quoi eût-il été capable, ce Pierre, ce Boche dont la photographie montre le front bas, les yeux froids, la mâchoire lourde, et qui appuie sa main énorme au dossier du fauteuil sur lequel est assise, souriante et nulle, sa femme? "

Il y a, qui ne courait me semble-t-il dans aucun des témoignages précédents, un culte de la victoire, un bellicisme assumé, un penchant pour l'héroïsation qui me dérangent, où la guerre abandonne son statut de fatalité imbécile adossée à des incompétences ambitieuses qui me semblait faire le fond des autres récits.

"Au village, le soir. Je vais d'un pas léger vers la grange où ma section cantonne. Sur la place, devant une maison que rien ne distingue des voisines, un groupe de soldats bruyants. (… un placard est affiché). Je m'approche en badaud consciencieux. Je n'éprouve d'ailleurs qu'une curiosité nonchalante.

Mais dès la première ligne, un mot m'entre dans les yeux, me donne au cœur un choc violent. Je ne vois que lui; il n'y a que lui en moi; mon imagination débridée en fait tout de suite quelque chose de merveilleux, d'immense, de surhumain: "Victoire!"

Il chante à mes oreilles, ce mot, il résonne large, il éclate comme une fanfare: "Victoire!" Des frissons courts passent sur ma peau, un enthousiasme me soulève, tellement fort que j'éprouve un malaise physique, la souffrance de sentir ma poitrine trop étroite pour l'émotion qui vit en elle.

[Il lit le placard] "La retraite des première, deuxième et troisième armées allemandes s'accentue devant notre gauche et notre centre. A son tour, la quatrième armée ennemie commence à se replier au nord de Vitry et de Sermaise."

Alors c'est cela! Nous avons fait tête partout! Nous avons accroché, mordu, blessé! Oh! Qu'il coule, ce sang boche, jusqu'à ce que toute leur force se soit en allée d'eux !..."

 

Genevoix se met en scène, lieutenant tenant en main ce qui reste de sa section, arrêtant les fuyards des lignes qui le précèdent, rassemblant les forces, ranimant les courages, faisant face …. :

" … débouchant du taillis à la tête d'un groupe de fuyards, je vois trotter [un] officier vers l'arrière. Je crie vers eux. Ils sont trop loin … Et dans le même instant, il me faut courir au fossé, où ça va mal: mes hommes s'agitent, soulevés par la panique dont le souffle irrésistible menace de les rouler soudain. Une fureur me saisit. Je tire une balle de revolver en l'air et je braille: "J'en ai d'autres pour ceux qui se sauvent! Restez au fossé tant que je n'aurai pas dit de partir! Restez au fossé! Surveillez la route!"

Malheur! Ce qu'ils voient par là, de l'autre côté de la route, ce sont des fuyards, des fuyards, toujours. Ils déboulent comme des lapins  et filent d'un galop plié, avec des visages d'épouvante.

Un sous-officier, là-bas …

"Sergent! Sergent! "

L'homme se retourne; ses yeux accrochent le petit trou noir que braque vers  lui le canon de mon revolver. Les reins cassés, la face grimaçante, les yeux toujours rivés à ce petit trou noir, il prend son élan, franchit la route en deux bonds énormes, arrive à moi.

"Alors?" lui dis-je.

D'une voix saccadée, le sergent m'explique que tout son bataillon se replie, par ordre, parce que les munitions manquent.

Vraiment? … Eh bien! Nous en avons, nous, des munitions! Et nous leur en donnerons. Et le sergent restera avec nous, et puis ces hommes, et puis ceux-là, et puis ceux-là, tas de … J'arrête tout ce qui passe. Je gueule, toujours furieux, jusqu'à l'aphonie complète. Quand la voix manque, je botte des fesses anonymes, direction le fossé.

Et ça finit par tenir à peu près, avec des frémissements, des à-coups, des ondes nerveuses qui passent vite. J'ai un sergent et deux caporaux qui font preuve d'une poigne solide (…) Alors, à plat ventre, je me glisse jusqu'à la route. La mitrailleuse ne tire plus de façon continue. De temps en temps, elle lâche une bande de cartouches, puis se tait. Quelques balles allemandes ronflent, très bas, et vont faire sauter des cailloux un peu en arrière. La chaussée est déserte à perte de vue.

Et je profite de l'accalmie. Je passe derrière mes hommes. Je leur parle, à voix posée, toute ma colère enfin tombée. Maintenant ils se sont ressaisis: je n'ai point de mal à reprendre possession d'eux tous. "

 

Il aime les figures mythiques :

 

"Un admirable petit soldat résolu, ce Butrel. Ancien légionnaire, intelligent, il est le débrouillard-né. Serviable seulement à ceux qui lui plaisent, et ceux qui lui plaisent sont rares; mais pour ceux-là, il se ferait tuer. (…) Au feu, il devient splendide. Calme quoi qu'il arrive, il est heureux; blagueur sans fanfaronnade, il se promène parmi les balles comme nage un poisson dans l'eau. On ne l'a jamais vu s'abriter. (…) Il regrette ses guerres d'Afrique, les combats à un contre cinq où l'on faisait tête de partout à la nuée des cavaliers tourbillonnant comme des guêpes, où les deux 75 qu'on avait débouchaient à zéro leurs obus à mitraille, qui entraient comme des socs dans l'épaisseur des tribus rebelles; et aussi les nuits de bivouac sous la tente, les grandes nuits laiteuses d'étoiles, délicieusement énervantes de toutes les embûches qui rodent ; et les heures de faction où les yeux scrutent la terre noire, dans la hantise et l'espoir de découvrir tout à coup des corps silencieux qui rampent, avec le couteau entre les dents. (…)

[Butrel va s'ennuyer à stagner dans les tranchées?] Diable d'homme! Il trouvera quand même le moyen de satisfaire son goût du danger en nous étonnant encore et en forçant notre admiration. Car il ne peut pas être de vie assez uniforme pour abaisser Butrel à la commune mesure, assez aveulissante pour éteindre l'ardeur qui flambe en lui, et qui fait de ce petit soldat au mince visage, aux membres grêles, un magnifique guerrier d'épopée."

Fermez le ban!

 

Robert Porchon enfin, frère d'arme si cher, qui mourra aux Eparges, deux mois avant les trois balles qui arrêtent l'aventure guerrière de Genevoix et le laissent avec 70% d'invalidité et sans usage de la main gauche, Porchon enfin accède au statut héroïque du meneur d'hommes:

"J'écoutai le bruit des balles, leur vol sifflant, leur choc mat contre les troncs des arbres, le coup de fouet cinglant de celles qui s'écrasaient loin  (…) Des pas s'entendirent, qui approchaient. Quelqu'un venait, d'une démarche égale, à travers cette grêle redoutable (…) en écartant les ronces d'un bâton qu'il avait à la main. Il traversa ainsi (…) le terrain hérissé de souches qui nous séparait de la section voisine.  [C'était Porchon]  Et, s'asseyant sur le parados, les jambes pendantes dans le vide, le haut du corps découvert, [il] m'offrit la main. "Bonsoir, vieux".

Il resta longtemps, blaguant avec des rires, les transes de ses hommes (… puis) D'un rétablissement rapide, il fut debout. Je le vis s'éloigner vers la gauche, s'arrêter plusieurs fois encore et s'asseoir pour causer plus aisément. Les hommes, dès qu'ils l'apercevaient, se disaient l'un à l'autre: "C'est l'lieutenant Porchon." Ainsi l'annonce de sa venue le précédait, redonnait à tous confiance et calme, de sorte que sa seule approche était un bienfait. (…)

Boulier, près de moi s'était levé. Appuyé des deux avant-bras sur le bord de la tranchée, il le regardait s'enfoncer dans les ténèbres. Et il répétait tout bas, sans fin : "Ah! Lui! … Ah! Lui…"

Une émotion intense le serrait à la gorge, lui faisait une voix assourdie dont le timbre voilé remuait le cœur, profondément. "Ah! Lui! … Ah! Lui! …"

Et c'était tout ce qu'il pouvait dire."

 

On n'est pas si loin, là, de la version proustienne de Saint-Loup au combat.

Mais Proust n'a pas connu le front et d'une certaine façon, son idéalisation m'étonne moins …

Je repensais tantôt à ces lignes de Genevoix en découvrant la mort de Cavanna. L'un comme l'autre, ils ont tenu 90 ans. Que pensait le rital, s'il l'avait lue, de cette prose guerrière? Probablement pas que du bien …

J'en suis, moi, assez surpris.

Jean-Norton Cru, je crois (à vérifier), tenait en haute estime le témoignage de Genevoix et en petit mépris ceux de Barbusse et de Dorgelès.  Nous ne sommes pas dans les mêmes combats, mais ma propre expérience des hommes me rend le témoignage de ceux-ci plus vraisemblable que la version de celui-là.

Il faut poursuivre les lectures et la réflexion …

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