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Mémoire-de-la-Littérature
12 mars 2014

LEÇON N° 7 - audio

L'objectif annoncé sera comme d'habitude différé de 20 minutes par la reprise des éléments sur lesquels s'achevait la leçon précédente. Il s'agissait aujourd'hui de passer, en termes de littérature (de guerre, mais la notion est extensible), des romans de la destinée (le héros comme victime, et A.C. dit: Zola) aux romans de la volonté, de l'aventure (le héros comme héros, et A.C. dit : Stendhal).

Mais A.C. est l'homme des repentirs et on commence par reprendre une pincée de rire en première ligne.        

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Un rire très particulier, puisque quand Jules Romains en parle, avec jeux et boutades entre tranchées ennemies que ne séparent au plus que deux ou trois décamètres, rire d'une jeunesse "féroce en rigolant", qui fait des grimaces et échange des coups de feu comme on casse des pipes en terre à la foire, cela finit quand même par des morts.

Ce rire du guerrier, on le trouve chez Genevoix, et A.C. lit :  Les artilleurs se démènent, courent, sautent, gesticulent autour de leurs pièces. Beaucoup ont jeté bas leurs vestes et relevé au-dessus des coudes leurs manches de chemise. Tous s'amusent, blaguent, rient bruyamment. Avec des vêtements boueux, ma face lugubre, je me fais l'effet d'un hibou qui tomberait dans une bande de moineaux francs. Mais cette allégresse de tous peu à peu s'insinue en moi comme une contagion bienfaisante. J'ai l'impression qu'en ce moment même quelque chose se passe de très heureux, de très exaltant. Et je demande à un lieutenant, qui observe à la jumelle en frémissant de tout son corps:

"Ça va?"

Il se tourne vers moi. La joie qui lui remplit la poitrine éclaire son visage. Il a un rire de bonheur exubérant:

"Si ça va! Mais ils ne tiennent plus! Ils foutent le camp comme des lapins!"

Il rit encore:

"Ecoutez-les, nos 75! Pas redoublé! Baoum! Baoum! C'est la conduite, ça! De grands coups de botte dans les fesses!"

Un capitaine d'état-major, à pied, regarde les artilleurs endiablés, et il rit aussi, et répète plusieurs fois, à voix très haute:

"Bon! Bon!"

C'est là le rire du vainqueur, mais dans les tranchées, c'est bien plus souvent un rire de défense ou de soulagement. Le rire du survivant, la fête de survivre dont parle Henri Barbusse, un rire qui ne veut pas regarder en arrière, et qui va jusqu'à prononcer avec Blaise Cendrars qu'un copain de moins, c'est bien vite oublié.

Un rire amer aussi, et qui se moque d'un destin déjà écrit et que l'on tourne en dérision faute de pouvoir l'écarter, comme Jerphagnon et Fabre, chez Jules Romains, pastichant pour s'en moquer les envolées de Foch, partisan de l'attaque à tout va et énonçant : C'est là, à la pointe des baïonnettes ennemies, qu'il faut aller conquérir les lauriers par une lutte corps à corps, si l'on veut se jeter dans les rangs de l'adversaire et trancher la discussion à l'arme froide (on a vu, en août 14 l'efficacité de ces consignes face aux mitrailleuses allemandes). Un rire de condamné.

Même si, aux pires moments, des rires de contentement, de  minutes entre parenthèses, secouent la lassitude épuisée du soldat, tel ce coucher de Genevoix et de Porchon, par la bonne volonté active de paysans du cantonnement : Notre coucher, ce soir-là, fut une belle chose. Dévêtus en un tour de main, nous avons plongé aux profondeurs de notre lit. (…) nos corps à présent ne pouvaient s'habituer assez vite à tant de volupté reconquise en une fois. Et nous riions aux éclats; nous disions notre enthousiasme en phrases burlesques, en plaisanteries énormes, dont chacune provoquait à nouveau des rires qui n'avaient pas de fin.

Cette gaieté polymorphe des escouades, quoi qu'il en soit, dépérit au fil du conflit, et en 18, le rire est nettement moins joyeux qu'en 14, il n'en reste pour l'essentiel que le ricanement du mort en sursis.

Mais le sujet est clos et A.C. déclare ouverte la session du jour: plongée dans la volupté de l'action, à la recherche du roman de volonté et d'aventures .

En avant

Cette volupté de l'action, dit A.C., tous les intellectuels l'ont goûtée, dans et par la guerre, qui en fera, affirme-t-il, la paix revenue, des aristocrates du risque. Belle formule mais …

Il parle de ce climat particulier dû à la levée de tous les interdits dans l'extra-normalité du combat avec deux termes peu usités:

Anomie : désintégration des normes, situation caractérisée par la perte ou l'effacement des valeurs morales, religieuses, civiques …

Eréthisme : augmentation morbide de l'activité d'un organe; au figuré: passion à l'état d'exaltation maladive …

La guerre, par exemple dans le roman de Roger Vercel , Capitaine Conan, Goncourt 1934 (que Bertrand Tavernier a transposé à l'écran), ce sont les héros dont l'héroïsme justifie les débordements. Bardamu, chez Céline : Il n'y avait plus personne pour nous surveiller, plus que nous, comme des mariés qui font des cochonneries, quand tout le monde est parti. Des perspectives de potaches débridés avec tir à balles réelles. Montherlant, dans L'exil, d'un ami à un ami, rêvant de partir au combat côte à côte : « Songe donc, ça va être du collège en grand, et c’est juste ce qui nous manquait »

On n'a pas de bois de chauffage? On brûle un violon, des fauteuils en acajou, les officiers ferment les yeux, ou participent (Barbusse). On pille et quelquefois, la patrouille  censée faire régner l'ordre dissipe les pillards, et puis prend sa part de butin. Il y a un élan, qui porte et vers la gloire et vers la banalisation de comportements honteux. La guerre comme le carnaval antique: toute licence.

Mais toujours au départ, l'emportement guerrier.

Ernst Jünger : L'haleine du combat nous frôlait et faisait courir en nous un étrange frisson (…) Nous avions quitté les salles de cours, les bancs de l'école, les établis, et les brèves semaines d'instruction nous avaient fondus en un grand corps brûlant d'enthousiasme. Elevés dans une ère de sécurité, nous avions tous la nostalgie de l'inhabituel, des grands périls. La guerre nous avait donc saisis comme une ivresse. C'est sous une pluie de fleurs que nous étions partis, grisés de roses et de sang. Nul doute que la guerre ne nous offrît la grandeur, la force, la gravité. Elle nous apparaissait comme l'action virile: de joyeux combats de tirailleurs, dans les prés où le sang tombait en rosée sur les fleurs. Pas de plus belle mort au monde [premier vers en fait d'une chanson de soldats] … Ah! Surtout, ne pas rester chez soi, être admis à cette communion!

Et Montherlant, la prose réglée sur une guerre magnifiée, idéale, Montherlant jaloux de la mort héroïque des autres, dans son rêve de surhomme nietzschéen, d'homme libre barrésien, dans l'éréthisme (cf. ci-dessus) du danger, dans la poursuite de la gloire et du sang versé: Je reviendrai de la guerre un vrai requin, un vampire, un épervier formidable d'égoïsme, sans plus un seul scrupule. Mon grand regret sera de ne pas avoir démoli quelqu'un, boche ou français, peu importe. Montherlant par ailleurs longtemps réformé (hypertrophie cardiaque), venu tard au front, très vite blessé sans panache et écarté des combats. La gloire de mourir sied surtout aux vivants! Mieux vaudrait poser la question à ceux dont les noms sont gravés aux monuments aux morts. 

Dans "Guerre et révolution dans le roman français de 1919 à 1939" (Maurice Rieuneau – Slatkine éd.), que très probablement A.C. a utilisé,  on relève, à propos de l'éthique de Montherlant, ceci, qui recoupe exactement un passage du cours :

«Son livre (Le songe) est un hymne à la vertu de la guerre, règne de la violence et du courage. Le grand exemple qu'invoque à plusieurs reprises Alban [le héros] est César, "le Divin Jules", le héros parfait, homme de guerre avant tout, incarnation de la vertu romaine. Sa maxime : "Le temps des armes n'est pas celui des lois" rejoint dans l'esprit d'Alban celle de Paul III [Alexandre Farnese, Pape de 1534 à sa mort en 1549 – créateur de la Compagnie de Jésus (jésuites)]: "Les hommes de valeur … il ne faut en rien les contraindre".

La guerre seule fournit l'occasion de cette superbe liberté, émancipe des morales mesquines et permet à l'homme de valeur, affranchi des règles qui ne sont pas pour lui, de se complaire au culte de la force. Morale de Raskolnikov, mais dans le monde de la guerre. Nietzsche est tout près. La philosophie du livre, on la trouvera dans des formules conquérantes telles: "La guerre existera toujours, parce qu'il y aura toujours des garçons de vingt ans pour la faire naître, à force d'amour"

Egalement, le culte de la force, chez Drieu la Rochelle.

A.C. lit (in Interrogation. Premier poème; Paroles au départ):

Et le rêve et l'action.

Je me payerai avec la monnaie royale frappée à croix et à pile du signe souverain.

La totale puissance de l'homme il me la faut.

Point seulement l'évocation par l'esprit mais l'accomplissement du triomphe par l'œil et l'oreille et la main.

Je ne puis me situer parmi les faibles. Je dois mesurer ma force.

Si je renonce mon cerveau meurt. Je tuerai ou je serai tué.

La force est devant moi, pierre de fondation. Il faut de je sente sa résistance, il faut qu'elle heurte mes os.

-       Que je sois brisé.

-       Je serai brisé ou je briserai.

Nécessité nourricière : là-bas je trouve la vie de ma pensée. (…)

 

… ou encore (A vous allemands) :

A vous Allemands – par ma bouche longtemps taciturne d’ordre militaire – je parle.

Je ne vous ai jamais haïs.

Je vous ai combattus avec le vouloir roidement dégainé de vous tuer. Ma joie a jailli dans votre sang

Mais vous êtes forts. Je n’ai pu haïr en vous la force, mère des choses.

Je me suis réjoui de votre force.

(…)

Je ne renierai pas Charleroi et que là, grâce à vous, grâce à votre défi, je connus

l’indéniable minute.

Quand je chargeais contre vous à huit cents mètres avec mes Français farauds vos mitrailleuses nous donnèrent une sévère leçon. (…)

A.C. cite ici le présocratique Héraclite dans les termes exacts de Philippe Moreau Defarges (in La géopolitique pour les nuls) : Le combat est père et roi suprême de toutes les choses. (il s'agit du fragment 53 - Πόλεμος πάντων μὲν πατήρ ἐστι (…) que Simone Weil traduisait : La guerre est mère de toutes choses, reine de toutes choses, et elle fait apparaître les uns comme dieux, les autres comme hommes, et elle fait les uns libres et les autres esclaves.).

Drieu la Rochelle, toujours, et A.C. dénonce la misogynie qui sous-tend sa pulsion de fraternité guerrière (in Triptyque de la mort):

… mort, ton appel trouble comme celui de la volupté.

(…)

Parmi ces prestiges de la force militaire dont s'enivre un adolescent, tu m'es apparue, ô mort : bouche sombre d'où s'épanouit le cri lumineux de la trompette.

Dès lors, j'ai été celui qui sait. J'ai marché ignoré parmi les hommes.

J'ai mesuré la faiblesse de tout amour car nul ne m'a deviné et ils s'étonneront quand tout sera consommé.

(…)

Quand je passe dans la ville je goûte amèrement le rire des femmes qui ne songent jamais à la mort.

Appel du royaume lointain où sont d'autres joies.

Je m'enfoncerai vers les provinces dévorées par les horreurs du feu.

Pourtant ces femmes qui me regardent curieusement, tendrement !

Mais aucune ne souffre de ne pas comprendre ma secrète destinée.

Leur sourire me serait très cruel si j'étais encore de ce monde.

Mais mes tendresses sont ailleurs, hors de toute vue, où sont mes amis.

 

Je note qu'Antoine Compagnon se réfère incidemment au récent livre de Bernard Maris (cf. mon billet du 8 février dernier), L'homme dans la guerre, qu'il est en train de lire et qu'il trouve très beau, pour en extraire ce mot de Jünger : "Le désir de tuer me mettait des ailes aux pieds". Autre notation: le renvoi, pour l'analyse du Songe de Montherlant par les critiques du moment, à Jean Paulhan : Les fleurs de Tarbes. Un livre non lu que je me promets toujours de lire … ce pourrait être l'occasion.

Voilà. Ces notes sont un peu en vrac, mais enfin, cela donne une idée …

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