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Mémoire-de-la-Littérature
23 novembre 2015

BREF RETOUR SUR "MYTHOLOGIES"

 

Catch1

 

Catch2

Le monde où l'on catche est le premier article de Mythologies et probablement l'un des tout meilleurs. Finalement, à le relire au prétexte du Colloque sur Barthes du Collège de France dont j'ai dit deux mots dans le billet précédent, je reste sur des impressions mélangées.

Le monde où l'on catche est absolument savoureux, rien à dire. Et prolonger en affirmant que c'est l'arbre qui cache la forêt serait tout à fait excessif. Mais l'intérêt des quelque  cinquante-trois billets rassemblés reste inégal. Il y a beaucoup d'intelligence, nombre de bonheurs d'expression, oui, oui, bien sûr, le style, mais on n'adhère pas à tout. Quelques paroles de M.Poujade, est un régal!... quand La nouvelle Citroën, c'est-à-dire la DS 19, qui fait pourtant la couverture du bouquin, (me) déçoit. J'ai bien aimé Le cerveau d'Einstein. Etc.

Poujade

DS19

Einstein

Quelques notes, ici ou là, sans aucune prétention à l'étude sérieuse, et quelques termes, vérifiés. La précision du vocabulaire, recommandable en soi, n'exclut pas ici une technicité qui peut nuire à la lecture en créant un effet superflu de chapelle. Il est vrai que le lectorat visé – en dépit du catch – pratique sans doute davantage le champagne qu'accoudé au zinc, le petit blanc.

Je mettrai un lexique subjectif à la fin.

Ici, quelques remarques.

In Le bifteck et les frites, cette envolée –"La vogue du steak tartare, par exemple, est une opération d'exorcisme contre l'association romantique de la sensibilité et de la maladivité: il y a dans cette préparation tous les états germinants de la matière : la purée sanguine et le glaireux de l'œuf, tout un concert de substances molles et vives, une sorte de compendium significatif des images de la préparturition." Cela vous ouvre-t-il vraiment l'appétit?

In Nautilus et Bateau ivre, une belle péroraison : "Dans cette mythologie de la navigation, il n'y a qu'un moyen d'exorciser la nature possessive de l'homme sur le navire, c'est de supprimer l'homme et de laisser le navire seul: alors, le bateau cesse d'être boîte, habitat, objet possédé; il devient œil voyageur, frôleur d'infinis; il produit sans cesse des départs. L'objet véritablement contraire au Nautilus de Jules Verne, c'est le Bateau ivre de Rimbaud, le bateau qui dit "je" et, libéré de sa concavité, peut faire passer l'homme d'une psychanalyse de la caverne à une poétique véritable de l'exploration."

Mais parfois, la formule semble n'être que le trou noir du style, aspirant un sens qui a du coup disparu, à la fois réussie et a-signifiante, ce qui d'un autre côté, me direz-vous, permet la glose à l'infini. Un exemple?  In Le visage de Garbo: "Comme langage, la singularité de Garbo était d'ordre conceptuel, celle d'Audrey Hepburn est d'ordre substantiel. Le visage de Garbo est Idée, celui de Hepburn est Evénement." A relire l'article ainsi conclu, en tant que femme, Greta Garbo serait générique et Audrey Hepburn, irréductiblement singulière. La formule magnifie cette énonciation plate, mais aussi l'obscurcit.

Pour revenir à Einstein (Le cerveau d'Einstein), Barthes manifeste quand même, dans ce billet tout à fait excellent, une aptitude étonnante à donner le sentiment de réfléchir très au-delà de l'objet de sa réflexion. Le sentiment aussi de se laisser entraîner dans la vaticination en oubliant un peu le raisonnement.  Souvent, et plus encore ailleurs, l'emballement de l'expression tient à l'ivresse du scripteur qui progressivement se saoule de sa propre logorrhée et bâtit une cathédrale de mots déconnectée de la banalité de ce qu'il dit. Dans ces moments-là, Roland Barthes incarne assez bien la magie du verbe … mais il enchante avec du creux, ou du rien.

Le procès Dupriez . Le commentaire par Barthes du procès de Gérard Dupriez (en 1955), assassin de ses deux parents sans mobile connu, renvoie invinciblement au texte de Proust (1907) - l'affaire van Blarenberghe), Sentiments filiaux d'un parricide, où est développée une sorte de défense qui rencontre les critiques de Barthes quant à la position des psychiatres. (Lecture du texte de Proust : https://fr.wikisource.org/wiki/Sentiments_filiaux_d’un_parricide)

L'usager de la grève . J'ai trouvé l'article intéressant mais inutilement compliqué, pensant qu'on pouvait probablement dire la même chose plus clairement et en moins de mots, et puis … je me suis amusé de trouver , dans Poujade et les intellectuels, quelques lignes qui, finalement, pourraient bien s'appliquer à mes propres réserves , m'ouvrant ainsi la porte de la catégorie des sots : " … on voit ici apparaître le fondement inévitable de tout anti-intellectualisme: la suspicion du langage, la réduction de toute parole adverse à un bruit, conformément au procédé constant des polémiques petites-bourgeoises, qui consiste à démasquer chez autrui une infirmité complémentaire à celle que l'on ne voit pas en soi, à charger l'adversaire des effets de ses propres causes, à appeler obscurité son propre aveuglement et dérèglement verbal sa propre surdité." Aïe !

Un billet sans afféterie, sincère? On en trouve. La grande famille humaine. Très bien. Rien à redire. Mais sinon, quand même, ce qui démange la plume du preneur de notes, au fil de sa lecture, c'est d'affirmer souvent ceci qu'on assiste à un work in progress, à l'élaboration en marche d'un charabia. L'exercice de style domine, dont la profondeur ne s'impose pas, l'exercice gratuit, où la forme, la formule, l'emporte beaucoup sur l'idée, que d'ailleurs elle ne parvient pas toujours à traduire. Comme un art de créer du rien (déjà dit, mais ''bis repetita placent''). Des réussites, finalement minoritaires, et puis du vent. Du Je-vais-parler-pour-ne-rien-dire-mais-vous-allez-être-épatés. Ce qu'on pourrait appeler savamment, voire en pastichant Barthes dans ses égarements pédants, un langage réduit à sa seule dimension phatique, mais qui se pousserait du col.

Démon de la théorie

Je ne dirai pas grand chose de la présentation complémentaire que, sous l'intitulé Le mythe, aujourd'hui, Barthes fait du substrat théorique de ses billets. Son démon de la théorie, qui le saisit ici, laisse coi . On y frôle, me semble-t-il, à moins qu'on n'y pratique, l'enculage de mouches, cultivant cette forme irritante d'imposture qui consiste à "savantiser" des notions simples, directement accessibles.

Ainsi du mythe qui n'est au fond approché que comme un langage porteur d'un message, dont la forme, le support, sera dit le signifiant et dont le sens, le contenu, se verra dit le signifié. Le poujadisme, un mythe qui a pour signifiant Poujade et pour signifié ce qu'on appelle plus familièrement une mentalité d'épicier ?

Au passage, quand même, une défense et illustration du néologisme à laquelle Ségolène Royal, auteur de cette trouvaille flamboyante que fut son inattendue bravitude, aurait pu s'adosser : "… je voudrais dire un mot [de ce qui] est souvent source d'ironie: il s'agit du néologisme. Le concept est un élément constituant du mythe: si je veux déchiffrer des mythes, il me faut bien pouvoir nommer des concepts. Le dictionnaire m'en fournit quelques-uns: la Bonté, la Charité, la Santé, l'Humanité, etc. Mais par définition, puisque c'est le dictionnaire qui me les donne, ces concepts-là ne sont pas historiques. Or ce dont j'ai le plus souvent besoin, c'est de concepts éphémères, liés à des contingences limitées: le néologisme est ici inévitable. La Chine est une chose, l'idée que pouvait s'en faire , il n'y a pas longtemps encore, un petit-bourgeois français en est une autre: pour ce mélange spécial de clochettes, de pousse-pousse et de fumeries d'opium, pas d'autre mot possible que celui de "sinité". Ce n'est pas beau? Que l'on se console en reconnaissant que le néologisme conceptuel n'est jamais arbitraire: il est construit sur une règle proportionnelle fort sensée. Latin/latinité = basque/basquité ."

Et donc, brave/bravitude? Ouf! Ségolène peut dire : Merci, Roland!, même si, visiblement, elle eut mieux collé au raisonnement en choisissant bravité.

Quelques éléments de lexicographie barthésienne, pour l’exemple et pour finir:

Cénesthésie - impression globale résultant de l’ensemble des sensations internes - fait partie des termes affectionnés et peut être mis, chez Barthes, à quelques sauces différentes de la stricte définition.

Gestuaire : me semble curieux. Néologisme? Mis pour gestuelle? Le contexte y pousse. C’est dans Puissance et désinvolture:  « Dans les films de Série noire, on est arrivé maintenant à un bon gestuaire de la désinvolture: pépées à la bouche molle lançant leurs ronds de fumée sous l’assaut des hommes (…) »

Numen : plus classique; c’est le signe de tête associé dans l’antiquité à la puissance agissante des dieux; utilisé comme synonyme de puissance divine.

Hypostase: assez classique aussi malgré tout, même si rare. Placé en dessous (hypostase de …), soubassement, voire, principe premier.

Sopitif, ve : désigne un effet calmant. Du latin sopitus, participe passé du verbe sopio, endormir, apaiser, calmer.

Hypotypose: plutôt rare, il me semble, mais connu. Désigne une image d’une chose si bien présentée par la parole que l’auditeur croit plus encore voir la chose que l’entendre décrire (daterait de Quintilien - 1er siècle après J.C.)

Onomastique : classique - étude des noms propres.

Proscenium : un peu savant pour désigner le devant de la scène (théâtre).

Crase: vocabulaire grammatical et technique - désigne la contraction de la fin d’un mot avec le début du suivant. Spécifiquement, les contractions suivantes : des pour de les, du pour de le . Comme presque chaque fois, Roland Barthes prend le mot et le détourne de son sens strict pour « savantiser » un énoncé . Ainsi, ici : Car selon une crase bien connue, la plénitude physique fonde une clarté morale: seul l’être fort peut être franc (in Poujade et les intellectuels) . Il est clair qu’idée reçue, qui traduirait ici la même chose, a dû lui paraître trop ordinaire (et trop directement compréhensible par tous!). Il commentait la phrase : … grand, costaud, taillé dans la masse, a le regard droit, la poignée de main virile et franche.

Prédicat : simple, mais j’en oublie constamment le sens! En linguistique, désigne la partie de la phrase ou de la proposition qui porte l’information verbale ou le commentaire à propos du sujet. Exemple: Socrate est ivre. Dans cette phrase, est ivre est le prédicat. Selon Aristote: … le sujet est ce dont il s’agit, le prédicat est ce qu’on dit du sujet.

Gnomique : qui contient des sentences, qui procède par sentences.

Lexis : On connaît praxis, employé souvent au sens d‘action: une praxis, une pratique. Eh bien, lexis lui est opposable. On est dans l’abstrait. Peut désigner une entité abstraite , un énoncé, susceptible d’être vrai ou faux (la question n’est pas là) qu’on examine sans jugement de valeur. Barthes, lui, utilise le terme dans la phrase suivante : L’image devient une écriture, dès l’instant qu’elle est significative: comme l’écriture, elle exige une lexis. Il est probable qu’il voulait seulement dire: une lecture interprétative. C’eut été trop simple. Et il prend un terme savant, phonétiquement proche (lexis / lecture), dont le sens strict est relativement autre! Que dire, sinon ceci : pensée boursouflée?

photo Mytho

 

 

Oui, c’est peut-être cela, Mythologies, un déploiement brillant, amusant, chatoyant, paradoxal, inattendu, mais qui, lorsqu’il veut se théoriser lui-même, se boursoufle.

 

 

Avec cette question pour terminer: Roland Barthes ne serait-il pas tout simplement un mythe, dont le signifiant serait, mais aussi le signifié, Roland Barthes?

 

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