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Mémoire-de-la-Littérature
28 avril 2016

LEÇON DU 29 MARS 2016 .

Le chiffonnier du Parnasse

Après quelques détours pour déplorer qu'il ne reste que trois heures de cours, quand il y aurait encore tant de choses à dire, l'Antoine Compagnon du jour veut s'attacher de près à la constitution de cette métaphore de l'écrivain en chiffonnier qui s'est installée dès le XVIII° siècle; et l'une des premières occurrences qu'il ait trouvées de la chose est une publication de 1732 , un recueil de poésies gaillardes et satiriques, dont des pièces d'Alexis Piron, goguettier.

Dont acte, et on passe à Voltaire (Article Anas (anecdotes) dans Questions sur l'Encyclopédie

Remarque liminaire : dans les textes fournis, recopiés à l'écran, les éventuelles coquilles orthographiques n'ont pas été corrigées.

Texte(s) 1a) Je ne sais comment une lettre que j'écrivis à mylord Littleton et sa réponse, sont tombées entre les mains de ce Fréron; mais je puis vous assurer qu'elles sont toutes deux entièrement falsifiées. Jugez-en; je vous en envoie les originaux.

Ces messieurs les folliculaires ressemblent assez aux chiffonniers, qui vont ramassant des ordures pour faire du papier. (…)

b) En qualité de pauvres compilateurs par alphabet, de ressasseurs d'anecdotes, d'éplucheurs de minuties, de chiffonniers qui ramassent des guenilles au rues, nous nous glorifierons avec toute la fierté attachée à nos sublimes sciences d'avoir découvert qu'on joua le fort Samson, tragédie , sur la fin du seizième siècle en la ville de Rouen, et qu'elle fut imprimée chez Abraham Couturier, Jean ou John Milton, long-(…)

Les deux allusions sont de tonalités différentes, dit A.C., la première est sarcastique où la seconde ne relève que de l'humilité de l'amateur.

Après quoi il s'intéresse à une de ces anecdotes qui ont tout au long du siècle concerné dit-il Diderot, celle-là trouvée chez l'abbé Barruel (essayiste polémiste ; 1741-1820).

Texte 2 : (…)blime. Les uns, travaillant sans honoraires, perdirent bientôt leur première ferveur; d'autres, mal récompensés, nous en donnèrent pour notre argent. L'Encyclopédie fut un gouffre, où ces espèces de chiffonniers jetèrent pêle-mêle une infinité de choses mal vues, mal digérées, bonnes, mauvaises, détestables, vraies, fausses, incertaines, et toujours incohérentes et disparates. On négligea de remplir (…)  

Vous voyez, dit A.C. que la réputation du chiffonnier littéraire, comme écrivain d'anecdotes, de seconde main, est bien établie. Je ne suis pas bien convaincu par la remarque. Il n'y a là qu'une image facile pour désigner les glaneurs d'histoires, mais ce n'est qu'une image et qui ne désigne pas pour autant le chiffonnier comme littéraire, mais simplement une catégorie de littérateurs comme chiffonniers ! D'ailleurs c'est bien ainsi qu'il a introduit la leçon.

Tiens, je m'aperçois que je n'avais pas noté la cravate du jour, jaune avec des rayures grises, sur une chemise gris-bleu. Et le coiffeur n'a toujours pas fait son office. Il faudrait quand même y songer!

Un recueil paru sous le Consulat, en 1800, a retenu son attention, qui s'annonce ainsi :  Le Chiffonnier (ou le panier aux épigrammes), par P. Villiers, Auteur des Rapsodies. Prix: 1 franc 25 centimes . A Paris, chez tous les marchands de chiffons. De l'Imprimerie du Chiffonnier, rue de la Vieille-Draperie.

Je n'ai pas pu/su isoler la couverture projetée. A.C. lit:

Texte 3Des circonstances impérieuses ayant forcé l'auteur des Rapsodies à suspendre leur envoi, elles sont remplacées par Le Chiffonnier, qui, le premier de chaque mois, à commencer en prairial an 8, leur portera dans son petit panier une petite brochure de 180 petites pages.

Les abonnés pour trois mois aux Rapsodies, le seront pour douze au Chiffonnier.

Les Rapsodies étaient des recueils de poésies, de pièces de vers, collectées par Pierre Villiers et qui paraissaient irrégulièrement depuis 1796. Et Compagnon attache de l'importance à cet ouvrage qui leur succède parce qu'à la page suivante, c'est selon lui ou pour lui la première représentation  de l'écrivain en chiffonnier, un frontispice représente l'auteur (il le projette – Je n'ai pu l'isoler) sous les traits d'un chiffonnier désinvolte, portant hotte, chapeau et crochet et glanant parmi des textes amassés en tas au sol au coin d'une borne, des papiers plutôt, chacun porteur lisiblement du nom d'un auteur, goguettier, vaudevilliste contemporain - il en lit rapidement une petite dizaine, je n'ai retrouvé via le Net que Charles Joseph Colnet du Ravel (1768-1832) - et aussi de noms d'œuvres, y compris les siennes, avec la légende : Je fais mes visites.

Suit un poème liminaire .

Texte 4 :

J'étais bien chiffonné naguère

Quand mes débiteurs,, sans façons,

Ouvrant gaiement leurs chiffonnières,

Me payaient avec des chiffons:

Aujourd'hui ce qui me chiffonne,

C'est de voir un faquin briller,

Et de voir que souvent on prône

Un pied-plat jadis Chiffonnier.

Deux mots d'A.C. sur  Pierre Villiers, homme de plume et d'épée, capitaine de Dragons qui fut quelques mois le secrétaire de Robespierre avant d'être royaliste (blessé en défendant les Tuileries en ce 10 Août 1792 qui consomme la chute de la monarchie constitutionnelle), c'est un  aventurier de la Révolution française, polygraphe, auteur de vers en tous genres … Il est condamné à la déportation à la suite du coup d'Etat du 18 fructidor an V (4/9/1797 - le Directoire, mené par Barras,  organise un coup d'État contre les royalistes, qui étaient redevenus majoritaires dans les deux Assemblées et menaçaient d'en revenir à l'Ancien Régime), mais il réapparaîtra après le coup d'Etat du 18 Brumaire (9/11/1799 - fin du Directoire - début du Consulat).

Retour au livre où le poème précédent est encore suivi d'explications introductives …

Texte 5

Depuis huit ans, je me suis occupé à rassembler toutes les épigrammes faites contre les hommes célèbres par leurs vertus et par leurs crimes, car si les uns ont trouvé des détracteurs, les autres ont trouvé des peintres. Au dix-huit fructidor, beaucoup de mes manuscrits ont sauté par la croisée : c'est de mémoire que j'ai copié ceux que j'ai, et dont je donne ici des échantillons. Je me propose de continuer à remplir chaque mois le panier du chiffonnier. Les personnes qui voudront contribuer à cette bonne œuvre, peuvent faire leur envoi à l'adresse du Chiffonnier, rue Neuve-des-petits-Champs, n°35, vis-à-vis la rue des Bons-Enfants. Celles qui voudront avoir le panier du Chiffonnier, peuvent envoyer leur adresse, et elles le recevront le premier de chaque mois, franc de port.

Quant à la gravure [le frontispice qui précédait] tout ce que je pourrais vous dire sur son intention, ne vous empêcherait pas d'avoir la vôtre. Ma foi! Fiat voluntas tua.

Paniers à

Villiers refera imprimer ce volume ( une partie de ce volume; avec un nouveau frontispice, très beau lui aussi, dit A.C. qui le projette – c'est une sorte de démarquage de l'autre, auquel on a rajouté un chien, et que je n'ai pas pu davantage isoler) après la restauration sous le titre Le rodeur, ce qui est pour A.C. l'occasion d'y voir comme une annonce, car le Spleen de Paris a eu un moment pour titre Le rodeur parisien.

Tiens, je ne le vois que maintenant (Vidéo – 14'43"), il y a toujours au poignet d'A.C. ce bracelet de montre orange que je trouve un peu surprenant et qui m'amuse assez. Il projette un dessin de 1860, d'Abel Damourette, "Le panier à ouvrage. Le panier aux ordures", l'assortissant d'un commentaire associé au titre ou plutôt au sous-titre choisi en 1800 par Pierre Villiers pour son ouvrage, "Le panier aux épigrammes", calqué dans sa forme sur les paniers précédents (le second) et soulignant en même temps la parenté de l'ouvrage avec la chiffonnerie.

Une épigramme d'ailleurs, dans l'ouvrage, intitulée Le titre à changer, reprend exactement l'expression. Il la projette .

Texte 6 .

Si, par hasard, faites attention

Au sot amas d'insipides brochures

Dont mons Colnet soigne l'édition,

Et que tombiez sur lour recueil d'injures,

Digne, en tout point, de son extraction,

Rayez: Journal de l'Opposition,

Et mettez: Panier aux ordures.

L'allusion vise en l'occurrence le journal d'opposition littéraire de ce Charles Joseph Colnet référencé mons Colnet dans le texte  et, laisse échapper A.C., l'un des rivals (sic) de Pierre Villiers. Villiers d'ailleurs, un peu plus tard, sera en quelque sorte victime de ce rapprochement qu'il a suggéré (panier aux ordures / panier aux épigrammes) dans un méchant compte-rendu critique du Journal des Arts relatif à un opéra bouffon qu'il avait signé, ce qui le fit réagir.

Texte 7 .

Au Rédacteur du Journal des Arts – Paris ce 15 frimaire, an 12

Aujourd'hui 15 frimaire, je lis le numéro de votre journal, dans lequel vous rendez compte de l'opéra bouffon le Médecin Turc.

Paroles et musique, tout est mauvais. Voilà votre jugement. Lorsqu'on connaît votre goût et votre impartialité, il est permis d'en rappeler au public, et par suite au caissier: mais brisons là-dessus.

En nommant les auteurs, vous imprimez: "L'un est M. Armand-Gouffé, connu par de jolis couplets". Bien. On sait qu'il est l'heureux héritier de Pannard et compagnie.

"L'autre est M. Villiers, auteur de plusieurs pièces au théâtre de la Gaîté, des Rapsodies et du Panier aux ordures."

Passe pour être l'auteur de quelques pièces à la Gaîté et ailleurs. Pour les Rapsodies, je crois bien que vous et vos amis ne les avez point oubliées; mais je n'ai rien publié sous le titre de Panier aux ordures. Vous devez le savoir mieux qu'un autre; ne vous aurai-je pas prié de m'ouvrir votre portefeuille, et ne vous aurai-je pas dû mes succès?

Salut à M. Dusaulchoy

Villiers,

Rue Lancry, N° 28

Il y a là une querelle qui durera dit A.C.

Il soupçonne d'ailleurs le lapsus d'être volontaire car sinon Villiers, du moins Armand Gouffé, a publié, auteur et compilateur, sous le titre Le panier aux ordures,  un choix de diverses pièces "très libres" qui a rejoint l'Enfer de la Bibliothèque Nationale où il repose. Le même Gouffé, précise Compagnon, fut collaborateur du Journal des dames et des modes  de Pierre de la Mésangère qui fut une référence sous le Directoire.

Mais voilà qu'à l'instant t=19'08" de l'exposé, un diable de téléphone mobile se met à sonner dans la poche d'A.C. Sursaut, Ouf! Excusez-moi!, prise en main du coupable, contrôle visuel de l'appelant, petits rires dans l'amphi, mise hors circuit de l'intrus, et retour au fil du discours. Quelque connaissance inattentive ou oublieuse des obligations de cours du professeur. Et un mobile inopportunément laissé actif. Amusant et bien véniel.

Les appellations de chiffonnier!, donc, de panier aux ordures!, volaient volontiers et librement dans le milieu querelleur des goguettiers et vaudevillistes, sous le Directoire et le Consulat.

Allons voir un peu plus tard, dit A.C.,  Etienne de Jouy, l'Ermite de la Chaussée d'Antin, précurseur des physiologistes de la Monarchie de Juillet, qui relate sa rencontre en 1824, rue de Richelieu, avec un chiffonnier littérateur, une sorte d'ancêtre de Bouvard et Pécuchet, un nommé André Vergète, dont on note la proximité patronymique avec le second des Ptolémée – dit A.C.; il semble que ce soit plutôt le troisième, le premier étant un des diadoques (général d'Alexandre le Grand, il fut désigné à sa mort Satrape d'Egypte) - Ptolémée Evergète, pharaon de la dynastie ptolémaïque de la fin du troisième siècle avant J.C. (où évergète signifie bienfaiteur, surnom qu'il doit à la largesse de ses dépenses civiques en faveur du peuple; d'où aussi le terme: évergétisme), qui le fait monter dans son galetas et lui découvre son grand œuvre, s'emparant au passage d'ailleurs du nom d'Evergète.

Texte 8.

"Vous voyez, me dit-il en élevant sa lanterne, les œuvres du prince André Evergète." J'ouvris le premier volume, composé comme les autres de feuillets de toutes les dimensions, depuis l'in-4° jusqu'à l'in-18, et je lus sur le titre: Les Guenilles littéraires, ou le Chiffonnier compilateur.

"Vous voyez l'ouvrage de ma vie, continua-t-il, le trésor posthume que je réserve à mes héritiers; c'est le résidu de la nouvelle littérature germanico-anglo-welchico-française. J'ai trouvé l'art d'y fondre ensemble soixante fragments de poèmes épiques, douze cents pages de romans, deux cent quarante scènes de tragédies, de comédies, et de mélodrames; deux mille couplets de chansons, trois cent soixante pages de citations extraites des discours de toutes les tribunes, quatre cents pages d'histoire de mon grand fournisseur, le tout obscurci par des notes formées d'articles de journaux."

Je m'amusai à parcourir cette encyclopédie des sottises, des folies, des platitudes et du mauvais goût de notre siècle, que le Chiffonnier compilateur avait si malignement composée des débris de quelques centaines de volumes qui ont eu leur jour de vogue. André Vergète avait établi je ne sais quel malin désordre entre tous ces fragments: le traité de l'Absolu, du Polonais Wronsky, servait d'Introduction à la Monarchie de M. de M***; une scène de comédie de M. de *** était intercalée dans un acte d'une tragédie du même auteur; on lisait de suite, et sans s'apercevoir du passage des vers à la prose.

Il projette une illustration (une vignette) que je n'ai pas pu isoler. 

En avril 1814, Etienne de Jouy rédige une parodie de testament, lorsqu'il interrompt la chronique qu'il tenait à la Gazette de France au moment de l'arrivée de Louis-Philippe (première Restauration). Voici:

Texte 9.

J'ordonne que tous mes papiers, sans exception, soient remis à mon vieil ami Charles de L***, lequel, après en avoir extrait ce qu'il jugera digne du public ou du portefeuille d'un ami, fera brûler le reste en sa présence. Par ce moyen, je me crois en droit de désavouer d'avance tous les mémoires posthumes, toutes correspondances inédites, anecdotes secrètes, ou toutes autres publications du même genre que les chiffonniers de la littérature jugeraient à propos de faire paraître sous mon nom. Je croirais faire in-(…)

Les chiffonniers de la littérature, ce sont les auteurs d'anas, de correspondances. Et curieusement, dit A.C., Etienne de Jouy reprend là une lettre à lui envoyée deux ans plus tôt, en 1812, par un correspondant, un homme de lettres qui, voyant la mort venir, s'en prenait aux "écumeurs de littérature", disant (et A.C. projette et lit) …

Texte 10

Une autre espèce de spéculateurs contre laquelle je vous prie de me protéger, M. l'Hermite, c'est celle des éditeurs de correspondance. Ces écumeurs de littérature sont nombreux. Tout chiffon griffonné qui tombe sous leur main figure bientôt dans un recueil de lettres inédites. Il me semble pourtant  que plus d'une considération devrait apporter des restrictions à la liberté de ce genre d'industrie, lequel, soit dit entre nous, rappelle un peu celui de quelques honnêtes gens qui, la hotte sur le dos, le crochet en main, vont cherchant fortune de borne en borne. En publiant ce qui (…)

Le topos, dit A.C., est bien constitué. Il ne fait pas de doute que la figure du chiffonnier littéraire, compilateur de correspondance, existe et en retour, valorise la figure du chiffonnier réel. Renvoi à une chanson des années 1820, de Louis Marie Ponty, Le chiffonnier du Parnasse, qui est donnée partout, et qu'on entend sur les places publiques et dans les sociétés chantantes. Projection du premier couplet (et wikipédia aidant, je fournis aussi le dernier).

Texte 11.

Las de végéter dans la classe

Des rimailleurs gagne-denier,

Je viens de grimper au Parnasse

Et m'en suis fait le chiffonnier.

J'ai pris, ce qui n'est pas trop bête,

Pour croc la plume de Panard 

Et le crâne d'un vieux poète

Pour lui servir de Corbillard.

(…)

Des favoris de notre scène

Si je trouve un jour les écrits,

Je veux, content de cette aubaine,

Honorer ces divins esprits.

Quant à ces œuvres trop légères,

Dont nous sommes assassinés,

Je les conserverai, mes frères.

Pour en faire des... torche-nez.

Ce Panard, précise A.C. est l'ancêtre des goguettiers. Wikipédia précise : Charles-François Panard (ou Pannard) est un poète, chansonnier, dramaturge et goguettier français né à Courville-sur-Eure le 2 novembre 1689 et mort d'apoplexie à Paris le 13 juin 1765. On n'en demandait pas tant. Le portrait de lui qui suit est tout à fait sympathique et on note avec amusement que ce bon vivant disposait, pour ses hommages à Bacchus, d'un verre qui pouvait contenir une pleine bouteille de Bordeaux!

A l'appui de sa thèse (extension du domaine littéraire de l'expression chiffonnier du Parnasse), A.C. a trouvé et projette un texte de 1815, portrait d'un jeune homme .

Texte 12.

Et voilà comme on écrit les romans du jour! Un jeune homme a-t-il appris les premiers éléments de sa langue, a-t-il expliqué quelques lignes du De Viris, ou traduit quelques fables de Phèdre, il complète ses études par la lecture des malheureuses productions de nos romanciers à la mode; et bientôt, il éprouve l'impérieux besoin d'illustrer son nom par un ouvrage dans lequel il rassemble tout ce que sa mémoire et son imagination lui fournissent d'incidents bizarres et ridicules; il pille à droite, à gauche tout ce qui paraît propre à grossir son livre; le parsème de sentences, d'axiomes, de maximes qu'il trouve dans les œuvres de nos éternels moralistes, et qu'il intercale, sans s'embarrasser d'examiner si elles cadrent avec le sujet . Son ouvrage terminé, il le colporte jusqu'à ce qu'il ait rencontré un de ces libraires qui ne nourrissent leurs presses que de l'écume de la littérature; qui sont à l'affût des chiffonniers du Parnasse, dont ils vident les hottes dans leurs magasins; et qui, au mépris des lois, des mœurs, du goût, de la raison et de leur honneur, multiplient ces livres dangereux, ces productions éphémères, ces compilations indigestes, ridicules, obscènes, dont les quais et les rues sont inondés, et qui ne trouvent de lecteurs que dans les classes les plus viles de la société

Oui, renchérit A.C., l'équivalence du croc (le chiffonnier) et de la plume (le littérateur) paraît bien établie, comme l'atteste le texte suivant, un Avant-Propos, qu'il produit aussitôt après l'avoir annoncé comme introduisant une élégie ironique (Grande et véritable complainte de la maladie et la mort de la loi de Justice et d'Amour , autrement dite Loi sur la police de la presse)  attribuée à un "chiffonnier-troubadour de la place Maubert", et composée à la suite du rejet, par les députés, en juin 1827, de la loi - bien connue dit-il - datant du mois de mars précédent, qui restreignait la liberté de la presse.

Texte(s) 13.

Le métier de chiffonnier n'est pas incohérent avec la littérature et les arts; et voilà pourquoi je me sers tour à tour, et l'un après l'autre, du petit croc et de la plume.

J'étais revenu avant z'hier du Pou-Volant, au village d'Austerlitz, qu'on appelle maintenant les Deux-Moulins, où qu'on vend du vin à 5 francs, avec Jacques le farceur, mon voisin du carré, quand (…)

L'assimilation chiffonnier-journaliste a quelque chose d'installé dès lors, le journaliste étant celui "de la petite presse", celle qui taquine la grande, comme en atteste, dit AC, un article de 1843 dans le journal satirique Satan dont Pétrus Borel sera en 1844 le directeur, article intitulé Les chiffonniers littéraires . Il projette un fac-similé de la première page, que je n'ai pas retrouvé mais auquel je substitue la première page du premier numéro de ce journal, car le frontispice, qu'A.C. trouve fort beau, est inchangé. Il projette ensuite et lit le début de l'article.

Satan 28 fevrier 1844 Petrus Borel

Les chiffonniers littéraires

Il existe dans Paris des artisans journalistes dont la plume est un crochet et dont le feuilleton est une hotte dans laquelle ils entassent précieusement toutes les ordures qu'on jette des magasins littéraires. Ils vivent de cette profession, lucrative après tout, car ils ont de certains profits; il leur arrive souvent, quand la loque vient à manquer, d'enfouir de bonnes choses au milieu de leurs tombereaux. Avec quelle joie ces corbeaux s'abattent-ils sur la charogne! Comme ils ont horreur de tout ce qui vit ou a l'apparence de la vie! Comme ils savent trouver de leur bec effilé tout ce qui présage la décomposition des œuvres qu'ils fouillent! Comme ils sont joyeux de pouvoir montrer à leur maître la capture de la nuit , et d'étaler les belles et nombreuses saletés qu'ils ont su recueillir dans leur course vagabonde. (…)

A.C. détaille un peu l'histoire du journal, qui deviendra en 1844 le Corsaire-Satan, où Baudelaire publiera ses premiers textes non signés.  Il dit que la tête de turc de la publication était Jules Janin, ancien bohème devenu notable, mais que la "plume" ici visée est Paul-Emile Daurand-Forgues, et il lui semble possible que le billet soit de Petrus Borel lui-même. Forgues, journaliste et critique littéraire, se faisait une spécialité et une gloire d'éreinter tous les auteurs. A.C. le montre, portraituré par Gavarni en 1840, déguisé en diable. Je n'ai pas retrouvé ce portrait. Forgues était ami de Stendhal, émérite traducteur d'ouvrages en anglais et dans le corps de l'article, dit A.C., on dit de lui que quand la borne vient à lui manquer, il entre dans le magasin et pique ce qu'il trouve sur le comptoir. Et l'article compare Forgues, qu'il enfonce, à Théophile Gautier, qui vient de publier le Voyage en Espagne, et qu'il loue. Il projette un fac-similé du manuscrit de Mon cœur mis à nu (Baudelaire) où se lit :

Texte 14.

Beau tableau à faire : La canaille littéraire.

Ne pas oublier un portrait de Forgues, le pirate, l'Écumeur des Lettres.

A.C. a énoncé Fourgues pour Forgues et marque une hésitation. Curieux d'ailleurs que depuis qu'il le cite, il l'ai fait sonner "Fourgues". Là, il se reprend, reconnaît le lapsus itératif et enchaîne. Bizarre. Comme s'il ne connaissait pas si bien que cela le bonhomme … Baudelaire ne lui pardonnait pas d'avoir publié dans le commerce en 1846, sans nommer seulement Poe, une traduction du Double assassinat de la rue Morgue sous le titre Une sanglante énigme, en signant Old Nick. 

Projection d'un extrait d'Armand Marat, dans Le diable à Paris. Le grief de chiffonnage littéraire est fréquent et signifie au même titre qu'écumeur des lettres, un pillage, un plagiat, une vilaine affaire. Marat s'en prend, là, aux journalistes qui traînent dans la salle des pas perdus de la Chambre de députés, en quête de copie.

Texte 15.

- Trop curieux pour le quart d'heure. La presse est une trop grande dame pour qu'on la puisse ainsi traiter par incident. Seulement gardez-vous de confondre avec des hommes d'intelligence, porte-drapeaux publics de telle ou telle opinion, ces espèces d'écumeurs dont vous apercevez dans cette cohue quelque triste échantillon, ramasseurs de cancans, chiffonniers de littérature quotidienne, qui pour quinze francs se chargent de détrousser un homme ou de trousser une question, se servant de leur plume comme d'un crochet avec lequel ils happent telle ou telle industrie, (…)

Automne 1848, à la veille de l'élection présidentielle, une série de caricatures, signées Rigobert, s'en prend aux candidats, mais aussi à Emile de Girardin, directeur de La Presse, présenté comme un saltimbanque, et comme un chiffonnier, proximité notable. A.C. lit les légendes de deux de ces caricatures [non trouvées]. Celle du chiffonnier : Un journaliste très connu cherchant des matériaux pour remplir sa feuille. Sur la borne, l'inscription : Bureau de Rédaction, et sur les papiers jonchés, Calomnie, Rancune, Ordure, Saleté.   Celle du saltimbanque : Ce saltimbanque fort connu se livre tous les jours devant un nombreux public à un exercice dans lequel il excelle et qui consiste à cracher en l'air de façon que ça lui retombe sur le nez. On lit sur les crachats : Calomnie, Rancune. Voilà ce qu'est le journalisme, dans l'esprit du temps.

Francis Wey dans son dictionnaire démocratique, publié fin 1848, introduit une autre catégorie de chiffonniers: les professeurs, qui inondent le marché de leurs éditions classiques et font ainsi barrage à la littérature vivante.

Texte 16.

Grâce à cette intelligente organisation, la librairie privilégiée des morts affame la librairie des vivants; et tandis que les chiffonniers des cimetières de la littérature s'engraissent aux dépens de l'art contemporain, les gens de lettres, s'ils s'abstenaient de la ressource des petits métiers, courraient le risque de mourir de faim.

On voit là l'extension considérable de l'appellation de chiffonnier. Par ailleurs, dit A.C. qui s'étonne presque de n'y avoir jamais pensé et s'enchante que sa recherche chiffonnière l'y ait conduit, cette assimilation de la plume et du crochet est d'autant plus évidente que c'est entre 1820 et 1840, que la plume d'oie est supplantée par la plume métallique, d'abord importée d'Angleterre avant que la compagnie Blanzy-Poure ne s'installe en 1847 à Boulogne-sur-mer et ne répande ses plumes sous la marque Sergent-Major. L'analogie est évidente entre la plume métallique amovible et le croc qui l'est lui aussi, tous deux à remplacer quand l'usure s'installe. Succès immédiat à partir de 1830, mais les écrivains résistent. Baudelaire écrit en 1862 à Flaubert : Avez-vous observé qu'écrire avec une plume de fer, c'est comme si on marchait avec des sabots sur des pierres branlantes. La plume de fer fait trébucher. Flaubert avait un vase sur son bureau qui contenait deux-cents plumes d'oie. Dans un post-scriptum d'une lettre à sa nièce Caroline, rapidement écrite en 1865 dans un café du Boulevard (l'un des Grands, sans doute), il rajoute à son message, irrité (il était irritable!) :  Merde pour les plumes de fer.

Dans les débuts de la Monarchie de Juillet, il va de soi, pour Jules Janin, d'assimiler chiffonnier et écrivain (article sur les petits métiers, dans le Livre des Cent-et-un) les présentant comme faisant commerce, sans distinction, de chiffons, de vieux clous, de poèmes épiques et de vaudevilles. A.C. projette une caricature d'Eugène Sue [non trouvée] en chiffonnier en 1842, au moment où il fait paraître Les mystères de Paris en feuilleton, dans le Journal des débats avec la légende : Un littérateur distingué, en tenue de travail, à la recherche des mystères de Paris. Et Sue est bien représenté en chiffonnier, pantalon garance, hotte sur le dos, bonnet de laine sous le chapeau, mais un crayon à la place du crochet.  

L'ami de jeunesse de Baudelaire, Gustave Levavasseur, semble avoir été particulièrement sensible à ce thème de la chiffonnerie, auteur de divers poèmes sur les bornes, dont certains déjà cités. A.C. projette un sonnet de lui .

Texte 17.

Quand le vieux Diogène et Mathurin Régnier,

La lanterne à la main, cherchèrent par la ville,

Ils ne trouvèrent point, dans notre espèce vile,

Un homme qui fût homme, et digne de régner.

 

Cependant, orgueilleux et jaloux d'enseigner,

Ces chiffonniers humains, à la hotte servile,

Fouillèrent bien des tas de leur pointe incivile,

Sans trouver un chiffon qu'on ne pût dédaigner.

 

Du sommet à la base, et de Londres à la Chine,

La pyramide humaine est gâtée en tout point,

Cherchez un homme, hélas! Vous n'en trouverez point.

 

Et moi, la torche au poing et la hotte à l'échine,

Je cherchais une femme; et quand j'ai regardé,

Je n'ai trouvé que Jeanne et Charlotte Corday.

Suivent encore cinq vers, du même Levavasseur, où affleure ce même thème, projetés dans la foulée.

Texte 18.

La borne, le balcon, la tribune et la chaire

Sont autant de jardins pour la langue en jachère,

Il y pousse des fleurs de toutes les couleurs

Et l'herbe parasite y pousse avec les fleurs;

Dans les maigres terrains on en met des postiches.

En fait, A.C. a extrait ce groupe de cinq vers  d'un très long poème de Gustave Levavasseur qui n'en comporte pas moins de 798 (!) et qui s'intitule Un chapitre d'art poétique-La Rime, poème dédié à son ami Prarond, dont voici les débuts:

Mon ami, je l’avoue humblement, — j’ai pêché,

 J’ai rimé pauvrement. Me suis-je dépêché

Ainsi qu’un prosateur que le bon sens honore


De mettre le mot propre au lieu du mot sonore ?


Me suis-je cru, visant à la grâce, obligé


De paraître inhabile et d’être négligé ?


- Je ne sais, j’ai rimé pauvrement, je l’accorde,


Et demande pardon, sinon miséricorde.

 

Jouet sonore et gai, hochet original,

Aigrette intermittente et cliquetis final,


Clochette monotone à la façon des cloches,


Qui dans les cerveaux creux fait danser des fantoches,


Grelot tombé du sceptre ou du bonnet d’un fou

Qu’un poète naïf se mit jadis au cou,


Rime, j’aime pourtant d’une amour enfantine


Le fredon fredonnant de ta grâce argentine.

(et pour la suite, ici : https://fr.wikisource.org/wiki/Un_Chapitre_d’art_poétique._La_Rime )

C'est Privat d'Anglemont qui souligne les intérêts croisés de ces deux professions d'écrivain et de chiffonnier, évoquant dans un portrait de son Paris anecdote, le chiffonnier bénissant la fécondité toujours croissante des auteurs dramatiques, des romanciers et des écrivains, qui ne se vendent pas et dont les livres donc, partent en chiffons. Les deux métiers se fondent sur la récupération, dit A.C. et n'oublions pas que nous sommes dans la grande époque du plagiat, méthode que n'ont négligé pas même les grands auteurs, Balzac, Stendhal, Chateaubriand, Nerval, Lamartine, Dumas, fripiers d'écrit en a dit Pierre Larousse (mais l'expression était déjà chez Molière, ou Voltaire). Nodier, fripier notoire, dans le premier volume du Livre des Cent-et-un, fournit sous le titre Le bibliomane, un article (assez amusant et qu'on peut lire ici : http://www.bmlisieux.com/archives/biblioma.htm) en forme de notice nécrologique d'un amateur de livres, ou Nodier, non sans ironie et une sorte d'autodérision, lui qui n'hésita jamais à trafiquer avec les livres des autres, s'en prend aux plagiaires et les traite de chiffonniers. A.C. projette les quelques lignes suivantes.

Texte 19.

(…) livres. Et c'est profaner le nom de livres que de le donner à ces guenilles barbouillées de noir, qui n'ont presque pas changé de destinée en quittant la hotte du chiffonnier! Les quais ne sont désormais que la morgue des célébrités contemporaines!

A.C. donne là en fait la fin d'un passage où sont vilipendées les médiocres productions contemporaines, Nodier parlant des ineptes rogatons de cette littérature moderne qui ne sera jamais de la littérature ancienne, et dont la vie s'évapore en vingt-quatre heures, comme celle des mouches du fleuve Hypanis : littérature bien digne en effet de l'encre de charbon et du papier de bouillie que lui livrent à regret quelques typographes honteux, presque aussi sots que leurs livres ! Et c'est profaner le nom de livres que de le donner à ces guenilles barbouillées de noir qui n'ont presque pas changé de destinée en quittant la hotte aux haillons du chiffonnier ! Les quais ne sont désormais que la Morgue des célébrités contemporaines !

Je n'ai pas réellement senti passer l'accusation de plagiat. Mais Compagnon insiste : "Il y a évidemment beaucoup d'autodérision là-dedans car il n'y a nulle part davantage de chiffonnerie littéraire que dans les tableaux de Paris et toutes les physiologies des parisiens de la Monarchie de Juillet, ce pourquoi tous ces littérateurs donnent tant de place aux chiffonniers de métier, leurs frères." Dans la centaine de petites physiologies publiées de 1841 à 1843, aucune n'est consacrée aux chiffonniers, même si les allusions abondent, mais dans la Physiologie des physiologies, ouvrage anonyme (on le trouve ici :

 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8530317f),  il y a tout un chapitre [le chapitre XXV] consacré aux chiffonniers littéraires." Il est fort court. Compagnon en projette un large extrait. Je vais le donner in extenso, avec le passage ajouté entre crochets.

Texte 20.

[Il est une chose merveilleusement curieuse et réjouissante à voir, c'est cet essaim de frelons bourdonnants qui se croisent de toutes parts, volant aux fleurs leurs meilleurs sucs, aux abeilles leur miel le plus pur.

Il me semble voir d'ici la mine d'un de ces hommes qui sont à l'affût de toute bonne chose … à prendre.

Qui guettent de leur coin les mille idées humaines, lumineuses ou riantes qui s'entrechoquent chaque jour dans l'air, comme des oiseaux aux couleurs variées.

Faisant leur profit de tout.

Parasites invisibles qui s'engraissent des miettes du riche.

Imbéciles et ignorants qui se gonflent de l'esprit et de la science d'autrui.]

Il me semble voir cet homme, après s'être inutilement gratté le front et les oreilles, avoir dénaturé et repeint les meilleurs passages de vingt livres, et habillé à sa façon l'esprit de vingt journaux, s'armer de la lanterne de Diogène et aller chercher ses idées sur la place publique comme le cynique Grec cherchait un homme.

Ou comme Asmodée, rôdant dans l'ombre fouiller à chaque coin de rue, du bout de sa béquille, les ordures de la rue ou du ruisseau.

C'est sans doute dans une de ces excursions nocturnes, au seuil de quelque cabaret enfumé, puant le vin et la débauche, que M. Alphonse Esquiros a ramassé ses Vierges folles et M. Philipon sa Physiologie du Floueur.

Chiffonniers littéraires qui remplissent un livre comme une hotte de tout ce qu'ils heurtent dans la boue des carrefours.

Ramassant pêle-mêle les loques fétides du Lupanar et les bouteilles cassées de la taverne.

Le chiffonnage devient ainsi l'emblème même de la littérature réaliste, et on connaît bien, dit A.C. une charge de Louis Goudal dans le Figaro en février 1856 contre le chiffonnier Réalisme, qui visait Champfleury, le même Goudal qui quelques mois plus tôt, après la première publication des Fleurs du mal dans la Revue des deux mondes, avait parlé de poésie de charnier et d'abattoir.

Texte 21.

C'en est fait, l'ombre gagne de proche en proche, la nuit devient chaque jour plus envahissante et plus épaisse, et l'art actuel est à dix mille mètres au-dessous du niveau normal du talent, de la poésie et de l'esprit. – Après avoir décrit son ellipse foudroyante, la comète du romantisme a disparu du firmament poétique, et c'est à peine si nous distinguons encore le bout de sa queue; le chiffonnier Réalisme est à la veille de manquer d'huile pour alimenter sa lanterne; et mieux vaudrait la nuit noire que ces lueurs sottes et bourgeoises que projette autour de nous la chandelle de suif de l'école du Bon Sens (…) Champfleury, c'est en fait le chiffonnier littérature par excellence pour cette période. Dans le journal des Goncourt , on trouve ce mot cité de Désiré Nisard, fameux sorbonnard, professeur, à Champfleury, en 1863: Mais on m'avait dit que vous aviez l'air d'un chiffonnier … je ne trouve pas.

Baudelaire

On connaît bien, dit A.C., en 1859, la caricature par Nadar de Baudelaire – qui trouvait le rapprochement pénible – en Prince des charognes. Il la projette et s'étonne de ses similitudes avec une autre caricature de Nadar de la même époque, dans le Journal amusant  et qui représente cette fois Champfleury en chiffonnier, au coin d'une borne. Je n'ai pas retrouvé cette dernière. Nadar le qualifie de Chiffonnier de Balzac , en faisant, après la caricature, le portrait littérarisé:

Texte 22.

… qu'il était venu pour découvrir la lune. Un nom, le nom du grand Balzac qui venait de mourir, était en grande mode à ce moment, comme il l'est encore aujourd'hui. Chacun se pressait autour de l'œuvre énorme pour avoir sa part d'héritage, et tâchant d'attraper le plus gros lapin, quitte à ne pouvoir le porter et à le laisser tomber en route. Champfleury avait pris la queue; mais voyant bien que la presse était trop forte, et qu'il n'y avait là rien pour lui, il se ravisa, et courut bien vite à la maison à jamais abandonnée du grand mort. Il se mit à ramasser précipitamment toutes les vieilles ferrailles, tous les pots cassés, tous les bouts de cigare délaissés dans les coins, et il fit même rencontre d'une vieille paire de souliers du défunt, qu'il se mit aux pieds incontinent, il se répandit dans la ville, son tablier plein. Les souliers, trop grands ou trop petits, à votre volonté, pour son pied, le faisaient bien trébucher et cogner du nez contre tous les coins, mais comme c'était avec gravité, personne n'y trouvait rien à dire. Au contraire, cet entêtement à trébucher avec une chaussure impossible intéressa quelques âmes, qui virent là une marque de volonté ferme et applaudirent.   

A.C. insiste avec gourmandise sur  le "trébucher et cogner du nez dans tous les coins", y lisant le trébuchement archétypique du chiffonnier et complétant "coin" en "coin des bornes". L'analyse me laisse un peu rêveur, tant il me semble qu'on se cogne peu le nez à la hauteur des bornes et qu'il suffit effectivement pour trébucher d'être mal chaussé.

Il projette la fin du texte :

Texte 23.

Champfleury, avec les chats et les coqs qu'il admirait extatiquement dans le fond des saladiers de campagne, était désormais sacré homme de lettres. Il se mit à toucher à tout et à Jean-Paul, fit semblant de traduire Hoffmann, décrivit en plusieurs volumes tous les accidents qui peuvent arriver à une anche de clarinette, et préconisa Diderot comme s'il avait jamais été reçu dans cette maison-là. De temps en temps il s'absentait pour aller faire des étamages pseudo-littéraires en province, comme cette fois où il se députa à Bayeux pour attraper des puces derrière la procession, puces qu'il revint écraser en grande cérémonie dans le feuilleton de la Presse, car les journaux de haut format avaient fini par ouvrir leurs portes devant la puissance de cette gravité, devant la force de cette persévérance, et on vit alors ce qu'on n'avait jamais vu: la littérature des marchands de peaux de lapin.

Redisant l'importance du rapprochement littérature-chiffonnage, A.C. accélère, saute une page fugacement projetée des Misérables d'Hugo que la capture d'écran permet d'isoler …

L'égout, c'est la conscience de la ville. Tout y converge et s'y confronte. Dans ce lieu livide, il y a des ténèbres, mais il n'y a plus de secrets. Chaque chose a sa forme vraie, ou du moins sa forme définitive. Le tas d'ordure a cela pour lui qu'il n'est pas menteur. La naïveté s'est réfugiée là. Le masque de Basile s'y trouve, mais on en voit le carton, et les ficelles, et le dedans comme le dehors, et il est accentué d'une boue honnête. Le faux nez de Scapin l'avoisine. Toutes les malpropretés de la civilisation, une fois hors service, tombent dans cette fosse de vérité où aboutit l'immense glissement social. Elles s'y engloutissent, mais elles s'y étalent. Ce pêle-mêle est une confession. Là, plus de fausse apparence, aucun plâtrage possible, l'ordure ôte sa chemise, dénudation absolue, déroute des illusions et des mirages, plus rien de ce qui est, faisant la sinistre figure de ce qui finit. Réalité et disparition. Là, un cul de bouteille avoue l'ivrognerie, une anse de panier raconte la domesticité; là, le trognon de pomme qui a eu des opinions littéraires redevient le trognon de pomme; l'effigie du gros sou se vert-de-grise franchement, le crachat de Caïphe rencontre le vomissement de Falstaff, le louis d'or qui sort du tripot heurte le clou où pend le bout de corde du suicidé, un fœtus livide roule, enveloppé dans des paillettes qui ont dansé le mardi gras  dernier à l'Opéra, une toque qui a jugé les hommes se vautre près d'une pourriture qui a été la jupe de Margoton: c'est plus que de la fraternité, c'est du tutoiement. Tout ce qui se fardait se barbouille. Le dernier voile est arraché. Un égout est un cynique. Il dit tout.

Cette sincérité de l'immondice nous plaît, et repose l'âme. Quand on, a passé son temps à su-(…)

… pour se contenter de quelques vers, pris dans Les Années funestes, où il s'en prend au scribe de Napoléon III,  vers qu'il projette et lit :

Texte 24.

Tel qui naît chiffonnier finit par être scribe:

Il porte sur son dos sa hotte à diatribe;

Il la charge, il l'emplit; c'est vide et c'est complet.

Il rampe, il est si bas, que c'est en haut qu'il plaît.

Quel est son nom? Cherchez. Vous trouverez peut-être.

C'est la moitié d'un cuistre et c'est le quart d'un prêtre.

L'autre quart, c'est une ombre, un doute, un gueux flétri

Qu'eût dédaigné Vidocq, mais qu'estime Pietri.

A.C. date ce poème de la fin des années 1860 (le recueil des Années funestes est donné pour avoir été édité pour la première fois en 1898 mais il rassemble en fait des poèmes dont la publication éparpillée s'est étalée de 1852 à 1870)

Quittant Hugo, A.C. évoque les naturalistes et Zola qui est souvent représenté, à l'époque de l'assommoir, en chiffonnier. Il projette une caricature de H. Demare, dans La Grenouille, du 15 février 1877 – au passage, il est amusant de se nommer Demare et de se retrouver dans la grenouille quand on s'attendrait à l'inverse! Non? Oui? Vous y êtes? Ce n'est pas très bon, comme calembour, mais c'était tentant, avouez!

Zola1

Zola2

Zola3

Ci-contre le dessin de Demare, puis un autre qu'A.C. a projeté ensuite, suivi d'un troisième que je n'ai pas retrouvé.

Caricature ultime de Zola ramassant les papiers de Denis Poulot, auteur du Sublime, ouvrage qui a servi à Zola pour L'assommoir.

Ce sont les derniers soubresauts de la geste du chiffonnier dans le paysage littéraire, dit A.C., du moins au titre de paradigme du littérateur.

Célestin Nanteuil-Affiche

Il projette alors ce qu'il nomme une curiosité, une affiche de Célestin Nanteuil, pour la Revue Anecdotique lancée en avril 1855.  Publiée par Poulet-Malassis, cette revue voulait ressusciter les "Nouvelles à la main" qui avaient cours depuis le XVI° siècle (la pratique en était née à Venise) et traitaient, avant l'invention des journaux, d'événements divers (souvent des affaires de Cour ou politiques). Les "Nouvelles à la main" avaient connu un grand développement aux XVII° et XVIII° siècles. La Revue anecdotique se promettait de renouer avec le genre, en  rapportant sur un ton léger, plaisant,  le meilleur de l'actualité du monde littéraire; et l'affiche montre une jeune et belle chiffonnière, équipée d'ailes comme une déesse de la mythologie, personnifiant, qui sait, Némésis - mais à ce titre  moins la vengeance que la juste distribution, avance A.C. Célestin Nanteuil, nous dit-il, avait l'estime de Baudelaire qui pensa un temps à lui pour le frontispice de la seconde édition des Fleurs du mal. On a donc ici une allégorie agréable du commérage en cette chiffonnière ailée, mais qui reste une rareté, le chiffonnage étant plutôt associé au rapportage, dont la proximité avec reportage - terme né dans ces années-là -  n'est pas sans conséquence sur le succès immédiat de ce néologisme, associé bien sûr à reporter (en attendant Tintin).

Est alors projetée une vue  d'un numéro du journal Scapin, qui s'annonce comme Gazette parisienne et "journal non politique", avec la première image, dit Compagnon, d'un reporter, qui apparaît de fait en chiffonnier, nanti d'une hotte et d'un crochet.

Pour terminer, on voit réapparaître Jules Vallès, qui utilise – dernier exemple de la séance - la métaphore du chiffonnage littéraire, mais pour évoquer ses débuts et la rédaction de l'article de 1861 – intitulé Le réfractaire - qu'il affirme, dans L'insurgé,  marquer ses débuts dans la carrière littéraire. A.C. lit : J'ai jeté de l'encre de tous les côtés. Des passages entiers sont comme des bandeaux de taffetas noir sur l'œil, ou comme des bleus sur le nombril! Je me suis coupé avec les ciseaux, piqué avec les épingles; des gouttelettes de sang ont giclé sur les pages – on dirait les mémoires d'un chiffonnier assassin!

Ceci, dans le texte de Vallès fait suite à une courte mise en contexte : J’ai profité de ce que c’était dimanche et de ce que je n’allais pas au bureau, pour mettre la dernière main à mon ouvrage, et achever de recopier.

Vite, relisons-nous !… Des ciseaux, des épingles ! Il faut retrancher ceci, ajouter cela !

Faute de quoi, on peut se demander, dans le texte projeté, ce que viennent faire les outils blessants évoqués!

Soulignant l'image négative ici affirmée du chiffonnier, qui n'est pas vu, ainsi qu'il le fut un temps,  comme un philosophe,  mais comme un charognard, A.C. retient, trois (courts) chapitres plus loin dans le même texte, quelques lignes supplémentaires : J’ai fait mon style de pièces et de morceaux que l’on dirait ramassés, à coups de crochet, dans des coins malpropres et navrants. On en veut tout de même, de ce style-là ! … Et voilà pourquoi je bouscule de mon triomphe ceux qui, jadis, me giflaient de leurs billets de cent francs et crachaient sur mes sous.

Depuis la commune, Vallès n'a plus aucune sympathie pour le chiffonnier, qu'il n'a pas vu sur les barricades, mais le soir, après les affrontements, fouiller dans les décombres pour y chercher sa fortune. Voilà! dit A.C., l'image du chiffonnier littéraire ou littérateur a fait son temps. Elle a rayonné sur la période 1820-1880, et maintenant, elle s'efface.

Je me demande du coup ce qu'il va vouloir raconter dans les deux heures qui lui restent à assurer, next week.

En attendant, quid de cette leçon du 29/3, que j'achève d'écrire, si l'on peut dire, ce 28/4?

Reconnaître d'abord que je ne suis pas à l'avance. Ensuite, que cette plaisanterie qui consiste à jongler avec la vidéo en ligne pour rester au plus près du "prononcé" comme on dit, et du "projeté", comme on voit, est assez masochiste et prend un temps fou.

Intérêt? Pratiquement aucun, sinon que ça occupe. D'accord, mais ça occupe un peu en vain. Or, j'ai d'autres fers au feu. Donc?

Donc rien. Je tiens à finir ce que j'ai commencé. J'ai comme cela ramé il y a quelques années pour rendre compte, chapitre après chapitre, de ma lecture de l'Ulysse de Joyce. Un pensum qui ne valait pas le volume de sueur qu'il m'a coûté. Mais enfin, qui a été fait, surtout parce qu'il avait été dit qu'il le serait.

Faire ce qu'on a dit qu'on ferait est une discipline assez pénible, mais qui dispense de l'œil hugolien, dans la tombe, en train de vous regarder!

Il faudrait alors, et parfois je m'y attache, ne rien annoncer de ses intentions. On y gagne au moins de pouvoir en changer!

Bon, tout ça, c'est un peu du vent.

La leçon elle-même?

Eh bien, Antoine Compagnon m'a semblé aussi content que d'habitude. Je ne crois pas que la littérature ait considérablement avancé entre le début et la fin de la séance, mais il a parlé, le ton gourmand, en faisant ces gestes ronds et précieux qu'il affectionne, et son public chéri - comme disait Desproges (Public chéri, mon amour!) à l'entame de ses prestations – a bu du petit lait.

Moi j'ai gratté, consciencieux.

Je m'en remets à Cyrano : Et puis, c'est bien plus beau lorsque c'est inutile!

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