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Mémoire-de-la-Littérature
18 mai 2016

AVANT DERNIERE HEURE …..

Il est passé chez le coiffeur! C'est un autre homme!

Antoine Compagnon aborde donc ses deux dernières heures.

De cours, s'entend. On ne lui souhaite, au-delà des quelques critiques qui lui ont été faites, aucun malheur! Il commence d'ailleurs par se défendre, argumentant qu'il va, dans cette ultime ligne droite, mettre en évidence les  résurgences du système du chiffonnage dans les Fleurs du mal, pour réduire à un silence penaud ses contempteurs aigris et montrer que tout cela (c'est-à-dire la dizaine de cours qui précèdent) a été efficace et servait à quelque chose.

Et il attaque aussi sec à coups de vidéoprojecteur.

Texte 1 – (Du vin et du Haschich)

… tagne Sainte-Geneviève. Il est revêtu de son châle d'osier avec son numéro sept. Il arrive hochant la tête et buttant sur les pavés, comme les jeunes poètes qui passent toutes leurs journées à errer et à chercher des rimes. Il parle tout seul; il verse son âme dans l'air froid et ténébreux de la nuit. C'est un monologue (…)

Cette métaphore, déjà commentée dans un cours précédent, du chiffonnier en poète, on la retrouve à l'identique, dit A.C. , dans le poème Le vin des chiffonniers - les deux premières strophes :

Texte 2

Au cœur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux

Où l'humanité grouille en ferments orageux;

On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,

Buttant, et se cognant aux murs comme un poète,

Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets,

Épanche tout son cœur en glorieux projets.

Un assez copieux paragraphe suit,  qui ne fait que reprendre et redire (sur Walter Benjamin et sa vision erronée d'un Baudelaire socialiste, ancrée dans ce Vin des chiffonniers qu'il juge décisif) ce qui a déjà été dit auparavant, et débouche sur la projection d'une version très antérieure du poème, découverte dans les papiers de Daumier et qui, méconnue de Benjamin, lui vaut excuse pour sa mésinterprétation.

Texte 3

Au fond de ces quartiers sombres et tortueux,

Où vivent par milliers des ménages frileux,

Parfois, à la clarté sombre des réverbères,

Que le vent de la nuit tourmente dans leurs verres,

On voit un chiffonnier qui revient de travers,

Se cognant, se heurtant, comme un faiseur de vers,

Et libre, sans souci des patrouilles funèbres,

Seul, épanche son âme au milieu des ténèbres.

Profitant de l'occurrence des termes du champ lexical de l'errance brownienne (cogner, butter, heurter, se heurter , …) qu'on trouve chez Baudelaire, A.C. refait deux minutes d'un cours précédent, Nadar se moquant de Champfleury qui avait métaphoriquement enfilé les pantoufles de Balzac et s'en trouvait dans un déséquilibre constant.

A.C. veut rapprocher ce poème du vin des chiffonniers d'un autre, ancien, des Fleurs du mal, qui en est selon lui le pendant et s'intitule Le Soleil. Cette fois, il s'agit du poète, et c'est lui qui se promène dans les vieux faubourgs.

Texte 4

Le long du vieux faubourg, où pendent aux masures


Les persiennes, abri des secrètes luxures,


Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés


Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés,


Je vais m'exercer seul à ma fantasque escrime,


Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,


Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,


Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.


 

{Ce père nourricier, ennemi des chloroses,


Eveille dans les champs les vers comme les roses ;


Il fait s'évaporer les soucis vers le ciel,


Et remplit les cerveaux et les ruches de miel.


C'est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles


Et les rend gais et doux comme des jeunes filles,


Et commande aux moissons de croître et de mûrir


Dans le cœur immortel qui toujours veut fleurir !


 

Quand, ainsi qu'un poète, il descend dans les villes,


Il ennoblit le sort des choses les plus viles,


Et s'introduit en roi, sans bruit et sans valets,


Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.}

Le poème est d'abord projeté in extenso mais seuls sont lus les huit premiers vers, le premier octain (?) bénéficiant d'un zoom séparateur. Cette fois-ci, c'est le poète qui trébuche, heurtant les vers comme le chiffonnier les pavés. Se souvenir que heurter, c'est aussi le verbe de la rencontre, de l'aubaine, de l'occasion, de la trouvaille. Déjà vu la semaine dernière, dit A.C., dans la Physiologie des physiologies, où les chiffonniers littéraires remplissaient leurs livres comme une hotte de tout ce qu'ils heurtaient (trouvaient) dans la boue. Et ceci lui rappelle aussi la dédicace du Spleen de Paris à Arsène Houssaye, l'ancien camarade de la bohème devenu notable du régime impérial et directeur de La Presse, journal à grand tirage :  Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? C'est surtout de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant.

C'est "heurtée" qui plaît surtout, ici, à A.C.

Retour au poème Le Soleil, où il s'agit un peu réfléchir à la fantasque escrime du poète, expression qui, dit A.C., l'a longtemps ou toujours déconcerté. Lutte, combat, assaut? Cette image, pour Walter Benjamin, était le synonyme de la modernité de Baudelaire, "définie par le choc", et il y est souvent revenu, parlant de la lecture, ici, de l'aspect artistique des caractères martiaux - ce que Compagnon dirait plutôt l'aspect martial des caractères artistiques - et affirmant qu'on voit là - et exceptionnellement - Baudelaire en plein travail poétique. Benjamin qui par ailleurs affirme : Chiffonnier ou poète, le rebut leur importe à tous les deux, l'attitude, la démarche même sont identiques chez eux , et il en tire cette leçon: Bien des détails indiquent que Baudelaire a voulu , secrètement, mettre en valeur cette parenté. Dans la fantasque escrime, Benjamin voyait le choc du poète avec la foule - et c'est en cela qu'elle lui paraissait modernité – où les coups qu'il assène sont ses efforts pour se frayer un chemin.

Etc. semble-t-il, en ce sens que Compagnon poursuit encore un moment une lecture des commentaires de Walter Benjamin dont on s'aperçoit qu'elle n'est destinée qu'à en souligner le manque – à ses yeux – de pertinence, W.B. se laissant emporter par son délire d'interprétation et, devant l'évidence de rues désertées de fait par les passants auxquels le poème Le Soleil ne fait aucune place, se rabat sur une foule spirituelle, dématérialisée, une foule de mots contre laquelle il faut se battre.

Non, c'est "heurtée" dit Compagnon, qui seul compte. Il est capital pour désigner l'activité du poète dans Le Soleil, et même, pour décrire son art poétique., avec ce double sens de choc et de chance, qui peut aussi caractériser le geste du chiffonnier, ce qui apparente parfaitement  alors le chiffonnage et l'escrime et rend cohérente la double métaphore. Interprétation qu'il trouve moins hasardeuse – d'autant plus que c'est la sienne! – que la référence au chemin à tracer au milieu d'une hypothétique foule abstraite … de mots. Bon. A.C. tient à avoir raison, au risque de la diptérosodomie ou plus directement, de l'enculage de mouches.

Emporté par l'enthousiasme de sa découverte du système du chiffonnage comme cadre conceptuel au fond essentiel de la démarche créatrice de Baudelaire et sûr de sa victoire sans appel sur Walter Benjamin, il s'intéresse ensuite à la seconde strophe du Soleil, qu'il re-projette, accompagnée du dernier quatrain provisoirement dédaigné.

Texte 5.

Ce père nourricier, ennemi des chloroses,


Eveille dans les champs les vers comme les roses ;


Il fait s'évaporer les soucis vers le ciel,


Et remplit les cerveaux et les ruches de miel.


C'est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles


Et les rend gais et doux comme des jeunes filles,


Et commande aux moissons de croître et de mûrir


Dans le cœur immortel qui toujours veut fleurir !


 

{ Quand, ainsi qu'un poète, il descend dans les villes,


Il ennoblit le sort des choses les plus viles,


Et s'introduit en roi, sans bruit et sans valets,


Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.}

"Béquilles" lui inspire quelques réflexions chiffonnières, renvoyant au crochet ou – la chiffonnerie étant une activité de survie parfois pour quelques rescapés des guerres impériales ou coloniales – à la séquelle ambulatoire. Il montre un dessin de Jean Gigoux déjà projeté (leçon du 15 mars) … et auquel je n'avais su renvoyer que par un lien internet .

Bis repetita ?

 

Pierre Dupont

Le discours s'étire un peu … sur la présence discutable d'un chiffonnier en plein Soleil (allusions crypto-chiffonnières dans le poème), quand il est bien plutôt un personnage de la nuit … oui, mais le poète aussi sort la nuit, alors pourquoi pas le chiffonnier-poète? Tout cela me semble passablement oiseux.

Enfin, argument supplémentaire (?), le crochet du chiffonnier est souvent assimilé à une arme blanche et le jeu du crochet et de l'épée est un cliché d'époque. Disant cela, apparaît à l'écran un portrait qui semble presque le surprendre – Ah! Oui, ça, c'est le portrait de Jean Gigoux représentant Pierre Dupont dans la livraison de Baudelaire sur Pierre Dupont – et hop! le portrait s'efface. Pour information complémentaire, ICI et .

Pierre Dupont a cédé la place à une gravure double parue dans le Tableau de Paris d'Edmond Texier de 1852 – A.C. se demande s'il l'a ou non déjà montrée, je pense que c'est non – une gravure d'Henri Valentin pour illustrer la description du marché aux fleurs de l'Île de la Cité, Le bouquet de la veille, le bouquet du lendemain. Schéma habituel, avant, après dit-il, et il décrit dans le détail. A gauche, une jeune femme s'habille en homme pour le carnaval ou pour un rôle de travesti au théâtre. A droite, une malheureuse chiffonnière de Paris, au coin d'une borne, crochet en main. Or, à gauche, la femme de chambre qui aide la jeune femme à s'habiller lui apporte un sabre. Et dans les deux cas, frais et offert, ou au sol et souillé, un bouquet de fleurs. Mais du sabre au crochet, voilà A.C. conforté dans ses chiffonneries baudelairiennes et  voilà sa fantasque escrime ensoleillée …

(Je n'ai pas trouvé le dessin de Valentin) A.C. souligne, dans le raccourci du dessin, la trajectoire de vie d'une grisette, de la galanterie à la chiffonnerie et rappelle le mot que Maxime Du Camp avait entendu partir d'une foule boulevardière de jeunes gens en direction d'une coquette (d'une courtisane) en voiture attelée: Laissez passer les chiffonnières de l'avenir, soulignant plus explicitement que la première fois qu'il fallait entendre par là, "Celles dont l'avenir est de devenir des chiffonnières".

Sans transition, on se retrouve en mars 1832, dans Paris gagné par une terrible épidémie de choléra, la pire du XIX° siècle et A.C. projette "une fameuse gravure de Daumier, qui a été commentée par Baudelaire":

 

Daumier-Choléra

Texte 6Daumier a éparpillé son talent  en mille endroits différents. Chargé d'illustrer une assez mauvaise publication médico-poétique, la Némésis médicale, il fit des dessins merveilleux. L'un d'eux, qui a trait au choléra, représente une place publique inondée, criblée de lumière et de chaleur. Le ciel parisien, fidèle à son habitude ironique dans les grands fléaux et les grands remue-ménages politiques, le ciel est splendide; il est blanc, incandescent d'ardeur. Les ombres sont noires et nettes. Un cadavre est posé en travers d'une porte. Une femme rentre précipitamment en se bouchant le nez et la bouche. La place est déserte et brûlante, plus désolée qu'une place populeuse dont l'émeute a fait une solitude. Dans le fond se profilent deux ou trois petits corbillards attelés de haridelles comiques, et au milieu de ce forum de désolation, un pauvre chien désorienté, sans but et sans pensée, maigre jusqu'aux os, flaire le pavé desséché, la queue serrée entre les jambes.

Compagnon digresse un peu autour des conséquences de l'épidémie (qu'il a déjà antérieurement pour l'essentiel racontées) : arrêté préfectoral interdisant aux chiffonniers leur pratique - on ne doit plus fouiller les immondices que dans les dépôts hors les murs -, mouvement de protestation des chiffonniers, violent (la Conspiration des tombereaux) et reculade de l'administration. Par ailleurs, dit-il, ce mouvement social prépare à sa façon les émeutes de l'été 1832 contre Louis-Philippe, à l'occasion des funérailles du général Lamarque – émeutes centrales dans Les Misérables avec la barricade de la rue Saint-Denis et la rencontre de Gavroche et d'une chiffonnière réactionnaire (objet déjà d'un détour lors d'une précédente leçon). Cette émeute des chiffonniers a eu droit à un témoignage d'Heinrich Heine qui résidait depuis quelques mois à Paris, sous forme d'un article pour la revue d'Augsbourg à laquelle il collaborait, dans lequel Heine est d'abord obligé d'expliquer à ses lecteurs germaniques ce qu'est un chiffonnier parisien, tant il n'y en a pas ailleurs!

Texte 7 : /organisés. Il se forma une commission sanitaire; on institua de toutes parts des bureaux de secours, et l'ordonnance relative à la salubrité publique fut mise promptement en vigueur. Ce fut alors qu'on se heurta d'abord contre les intérêts de quelques milliers d'hommes qui regardent comme leur propriété la saleté publique. Ce sont les chiffonniers , qui cherchent toute la journée leur vie dans les ordures qu'on jette en tas au coin des bornes des maisons. Munis de grands paniers pointus sur le dos, un bâton crochu à la main, ces hommes à figures pâles et malpropres errent dans les rues et savent découvrir dans les ordures et revendre beaucoup de choses qu'on peut encore utiliser. Mais quand la police,  ne voulant plus que la boue s'amassât dans les rues, en eût donné le nettoiement à l'entreprise, et que les ordures chargées dans des charrettes durent être emportées immédiatement hors de la ville et déposées en pleine campagne, où il était libre aux chiffonniers d'y pêcher tout à leur aise, ceux-ci se plaignirent, non pas tout à fait de ce qu'on leur enlevait leur pain, mais de ce qu'on paralysait leur industrie; que cette industrie était un droit sanctionné par la prescription, et comme une propriété que l'on ne pouvait leur ravir arbitrairement. Il est curieux que les preuves qu'ils /?/ nent pas notre vie d'aujourd'hui. Comme leurs protestations ne servirent à rien, les chiffonniers cherchèrent à faire tomber par la violence la réforme du nettoiement; ils tentèrent une petite contre-révolution, soutenus par leurs alliées les revendeuses, vieilles femmes qui étalent et brocantent le long des quais les puantes guenilles qu'elles achètent aux chiffonniers. Alors nous vîmes la plus repoussante de toutes les émeutes: les nouvelles voitures de nettoiement furent brisées et jetées à la Seine : les chiffonniers se barricadèrent à la Porte Saint-Denis, et les vieilles marchandes de loques combattirent avec leurs grands parapluies sur la place du Châtelet. La générale battit. Casimir Périer /

Heine perçoit donc les chiffonniers comme des contre-révolutionnaires, attachés à l'ancien régime, et non comme des révolutionnaires. Les chiffonniers étaient d'ailleurs encouragés par les légitimistes, qui voyaient en eux des défenseurs des vieilles coutumes. La presse en rendit abondamment compte.

Compte rendu dans la revue légitimiste La mode :

Texte 8 : - Celle-ci est une émeute à propos de boues et d'ordures, une émeute à coups de pelles et de balais. L'émeute est descendue au coin de la borne, et là, elle a pris le gouvernement, ou si vous aimez mieux, MM. Périer, d'Argout et Gisquet, corps à corps, ils se sont battus dans le ruisseau, comme autant de boueurs qui se disputent un tas d'immondices; à moi, à toi, non; et le crochet du chiffonnier s'est croisé avec le sabre du garde municipal, avec l'épée du sergent de ville. Ignoble! C'est l'émeute des chiffonniers, la dernière en rang, descendue qu'elle est au plus bas degré de l'échelle sociale. Toutes les professions en ont //

Crochet, sabre, épée, sont donc des armes équivalentes et on retrouve l'escrime du texte plus haut cité de Baudelaire avec sa  fantasque escrime. Et, souhaite rajouter Compagnon, il n'est pas indifférent que, dérivé du bas latin badelaris ou badarellus, un baudelaire désigne  une épée courte, large, tranchante des deux côtés et recourbée à la pointe, ou bien un petit "coutel" portatif … et on sait qu'il arrivait à Baudelaire de substituer à sa signature un cimeterre sous la forme d'un rebus,  sans  oublier le Je suis la plaie et le couteau de l'Héautontimorouménos.  Oui, bon, enfin, tout ça me semble bien "capillotracté" (tiré par les cheveux, of course). Pour Compagnon, l'ensemble suggère de reprendre, de relire  d'autres  poèmes des Fleurs du mal pour y relever et analyser des résurgences du système du chiffonnage comme dans ce crochet / sept / cimeterre / coutel .

Et il se ressaisit du poème Les sept vieillards. Celui-ci est un peu long, mais enfin je vais le redonner en entier, au titre de texte 9, car A.C. en a projeté divers extraits qui convenaient à son argumentation. On notera - et le style en fait une évidence - que le poème est dédicacé A Victor Hugo :

Texte 9 :

Fourmillante cité, cité pleine de rêves,


Où le spectre en plein jour raccroche le passant !


Les mystères partout coulent comme des sèves


Dans les canaux étroits du colosse puissant.


 

Un matin, cependant que dans la triste rue


Les maisons, dont la brume allongeait la hauteur,


Simulaient les deux quais d'une rivière accrue,


Et que, décor semblable à l'âme de l'acteur,


 

Un brouillard sale et jaune inondait tout l'espace,


Je suivais, roidissant mes nerfs comme un héros


Et discutant avec mon âme déjà lasse,


Le faubourg secoué par les lourds tombereaux.


 

Tout à coup, un vieillard dont les guenilles jaunes,


Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux,


Et dont l'aspect aurait fait pleuvoir les aumônes,


Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux,


 

M'apparut. On eût dit sa prunelle trempée


Dans le fiel ; son regard aiguisait les frimas,


Et sa barbe à longs poils, roide comme une épée,


Se projetait, pareille à celle de Judas.


 

Il n'était pas voûté, mais cassé, son échine


Faisant avec sa jambe un parfait angle droit,


Si bien que son bâton, parachevant sa mine,


Lui donnait la tournure et le pas maladroit


 

D'un quadrupède infirme ou d'un juif à trois pattes.


Dans la neige et la boue il allait s'empêtrant,


Comme s'il écrasait des morts sous ses savates,


Hostile à l'univers plutôt qu'indifférent.


 

Son pareil le suivait : barbe, œil, dos, bâton, loques,


Nul trait ne distinguait, du même enfer venu,


Ce jumeau centenaire, et ces spectres baroques


Marchaient du même pas vers un but inconnu.


 

A quel complot infâme étais-je donc en butte,


Ou quel méchant hasard ainsi m'humiliait ?


Car je comptai sept fois, de minute en minute,


Ce sinistre vieillard qui se multipliait !


 

Que celui-là qui rit de mon inquiétude,


Et qui n'est pas saisi d'un frisson fraternel,


Songe bien que malgré tant de décrépitude


Ces sept monstres hideux avaient l'air éternel !


 

Aurais-je, sans mourir, contemplé le huitième.


Sosie inexorable, ironique et fatal,


Dégoûtant Phénix, fils et père de lui-même ?


- Mais je tournai le dos au cortège infernal.


 

Exaspéré comme un ivrogne qui voit double,

Je rentrai, je fermai ma porte, épouvanté,


Malade et morfondu, l'esprit fiévreux et trouble,


Blessé par le mystère et par l'absurdité !


 

Vainement ma raison voulait prendre la barre ;


La tempête en jouant déroutait ses efforts,


Et mon âme dansait, dansait, vieille gabarre


Sans mâts, sur une mer monstrueuse et sans bords !

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Et voici le ressort de l'intérêt de Compagnon: renouveler l'interprétation de ce poème, maintes fois occasion pour la critique de s'interroger sur la signification de ce nombre sept de vieillards - pourquoi sept? – en l'installant au sein des perspectives chiffonnières de son cours 2016 et en faisant de ce sept un numéro sept, puisque c'est l'une de ses désignations, un crochet de chiffonnier dont les vieillards deviennent aussitôt l'image sept fois démultipliée. Ma foi, de diptérosodomie en capillotractage, pratiques déjà évoquées, pourquoi ne pas se laisser entraîner sur cette voie étroite qui soudain, ici, me paraît amusante et dans ses acrobaties, valorise le numéro de l'artiste. Tombereaux, aumônes, barbe noire (= juif errant!), épée (= crochet), boue, loques, juif à trois pattes (= juif errant ).

A.C. n'en a rien dit mais on pourra noter par ailleurs que d'autres, derrière cette image du juif à trois pattes, voient une image du judaïsme qui repose sur trois pieds : "un peuple, une religion, une terre". Passons.

Et retour au poème Le Soleil.

Il re-projette:

Le long du vieux faubourg, où pendent aux masures


Les persiennes, abri des secrètes luxures,


Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés


Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés,


Je vais m'exercer seul à ma fantasque escrime,


Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,


Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,


Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.


Il reprend son hypothèse : la fantasque escrime mime les soubresauts du crochet du chiffonnier. Et il en veut pour supplémentaire preuve le vers qui la suit (Flairant dans tous les coins les hasards de la rime), car il relève une assonance entre flairant et fleuret (le fleuret de l'escrimeur) et parce que le surgissement des coins est bien celui des bornes; et A.C. s'émerveille (!) de la remotivation – c'est son terme - du cliché "flairer dans tous les coins" par le système du chiffonnage. Là, ça dérape un peu, car le "flairer" du poète, transposé au chiffonnier, il en fait le "flairer" du chien qui toujours l'accompagne et en lequel d'une certaine façon il se transforme en quête de sa proie. Et comme il tient son affaire (A.C.), il ne la lâche pas et court chercher une caution hugolienne dans un poème des Châtiments où sont ridiculisés une nouvelle fois les protagonistes du coup d'état du 2 décembre 1851, parmi lesquels André Dupin qui présidait l'Assemblée législative et qui se retira lorsque les soldats envahirent la salle des délibérations, Dupin ainsi décrit:

L'immondice au sommet de l'État se déploie.

Les chiffonniers , la nuit, courbés, flairant leur proie,

Allongent leurs crochets du côté du Sénat.

Ayant dit, revoilà Compagnon dissertant sur l'apparition de la plume métallique – déjà évoquée – qui détrône la plume d'oie et rapproche dans une métaphore de plus en plus transparente la plume du poète et l'épée de l'escrimeur. Occasion de recycler deux minutes du cours précédent. Il n'y a pas de petit profit. Baudelaire écrit de nouveau à Flaubert, se plaignant de ce qu'utiliser une plume de fer, c'est marcher sur des pierres branlantes. On est de nouveau en 1862. Je suis au cinéma et c'est le cours sans fin ou Bill Murray au Collège de France. Un petit complément, malgré tout, l'expression anglaise, formée en 1839, adossée à ce nouvel outil : The pen is mightier than the sword, apparue dans une pièce d'Edward Bulwer-Lytton (immortalisé par Les derniers jours de Pompéi) intitulée : Richelieu; Or the conspiracy. Et puis, dans la foulée le …

Texte 10 :

Plumes métalliques perfectionnées; par M. Perry

Ces plumes diffèrent des autres plumes métalliques en ce que l'élasticité  se trouve au-dessous de l'épaulement ou de l'endroit où commence le bec de la plume. La fente est terminée, dans sa partie supérieure, par une ouverture ronde, ce qui rend le bec plus élastique. Ce bec doit être aussi mince et aussi flexible qu'il est possible de le faire, sans toutefois être exposé à se casser facilement dans l'usage.

On emploie pour la fabrication de ces plumes de l'acier de première qualité, qu'on trempe et qu'on recuit comme l'acier pour les ressorts (Recueil industr., juillet 1832).

"Ah! qu'en termes galants  ces choses-là sont mises !" .

L'anglais James Perry, vers 1826, est le découvreur de toute cette souplesse (brevet daté de 1830). Parti s'informer dans l'Almanach du commerce de Paris, A.C. projette une double page consacrée aux "Plumes à écrire (apprêteurs et marchands de)" où sont listés les professionnels de la chose. Année 1829, page de gauche, où toutes les plumes à écrire sont des plumes d'oie, qui s'achètent - comme les plumes "de lit", dit-il - chez des plumiers. Année 1833, page de droite: on voit apparaître Perry, et un autre fabricant de plumes métalliques: Enouf Alexis. Diapositive à suivre, l'année 1837 où l'on constate (7 occurrences) que les plumes métalliques commencent vraiment à se répandre.  Je note au passage ce nombre 7 (sept) qui eût pu être l'occasion d'un dégagement aussi complémentaire qu'absurde sur l'apparition de la chiffonnerie dans cette page de l'Almanach du commerce . Cela nous a été sagement épargné. Mais la plume métallique est aussi, au sens propre une arme redoutable et les blessures aux yeux qui font des estropiés sont dénoncées avec virulence par le corps médical. En 1880 encore, nous dit A.C., alors que les usines ont traversé la Manche pour s'installer à Boulogne/Mer, l'hebdomadaire La semaine des familles, que dirigea quelques années Zénaïde Fleuriot (encore un auteur immortel, coupable de 83 romans destinés aux jeunes filles, dont ma sœur aînée – je la revois encore - dût lire une bonne douzaine en Bibliothèque Rose et en son temps) avertit :

Texte 11.

S'il est difficile d'interdire dans les basses classes des écoles l'usage des plumes métalliques, on ne saurait trop du moins rappeler l'attention sur les dangers que ces plumes peuvent représenter en certaines petites mains trop inexpérimentées. Les plumes d'acier font chaque année des victimes.

Un seul oculiste de Paris accuse dans sa clinique plus de cinquante accidents. C'est dire que les accidents doivent certainement se chiffrer par centaines. Les enfants se portent des coups ou se font des blessures qui entraînent presque infailliblement la perte d'un œil, et souvent un affaiblissement ou la perte de vue de l'autre œil. Citons, pour montrer la gravité de ces blessures quelques exemples. (…)

Inutile de multiplier les cas; ils se ressemblent tous. L'auteur  inconscient du mal, c'est la plume d'acier! La plume d'oie se plie et n'entre pas dans la cornée; elle peut évider* cette membrane, amener des taches plus ou moins larges, mais elle ne peut déterminer des blessures graves allant jusqu'à la cécité.

Morale: vous tous qui avez charge d'âmes, prenez garde, pendant la classe, aux plumes d'acier! Pour tous les jeunes enfants, il y aurait manifestement sécurité à n'employer que des plumes d'oie!

*J'ignorais le verbe "érider" qu'ignorent aussi les quelques dictionnaires consultés. Je pense qu'il s'agit donc "d'évider", que j'ai reporté, mais l'image n'est  pas convaincante.

Grand débat dans ces années 1830 et sous le second empire encore  sur l'opportunité de se rallier à l'acier. Et pour un Alexandre Dumas qui adopta dès 1831 la nouvelle plume de fer, la plupart des écrivains vivant en 1830 sont restés fidèles à la plume d'oie jusqu'à leur mort, Chateaubriand, Nodier, Hugo, Vigny, George Sand, Flaubert, Baudelaire, ou encore Alexandre Dumas fils, moins moderniste en la circonstance que son père.

Article ironique de Jules Janin en 1831 : Les influences de la plume de fer en littérature.  C'est un article que l'on trouve ICI  

A.C. projette un dessin de couverture que je n'ai pas retrouvé. Il fait l'éloge de l'article -  souvent repris, dit-il - qui passe en revue tous les poncifs liés au passage de la plume d'oie à la plume de fer et dont on retrouvera en gros les arguments à chaque changement d'étape de la fonction d'écrire (stylo à cartouche, clavier d'ordinateur …), entre autres celui-ci que le temps nécessaire à l'affûtage de la plume d'oie était un temps de réflexion utile pour la pensée avant de la coucher sur le papier. La plume métallique départage certainement anciens et modernes. Selon Dumas, Nodier écrivit toujours avec des plumes d'oie, il avait horreur des plumes de fer, comme d'ailleurs de toutes les formes de la modernité, le gaz le mettait en fureur, la vapeur l'exaspérait. Flaubert se disait homme-plume, il n'avait pas à préciser, on savait que c'était d'oie. Et il écrivait son bonheur à sa mère, en 1850, du Caire : N'ai-je pas tout ce qui est le plus enviable au monde, l'indépendance, la liberté de ma fantaisie et mes deux cents plumes taillées? Flaubert bien sévère d'ailleurs sur le sujet avec Maxime Du Camp, qui rapporte :

Texte 12.

Il ne m'épargna pas les apostrophes; répétant un de ses mots favoris, il me dit : "Prends garde! Tu es sur une pente! Tu as déjà abandonné l'usage des plumes d'oie pour adopter celui des plumes de fer, ce qui est le fait d'une âme faible. Dans la préface des Chants modernes, tu as débité un tas de sornettes passablement déshonorantes, tu as célébré l'industrie et chanté la vapeur, ce qui est idiot et par trop saint-simonien. Tant de turpi…"

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Et Baudelaire s'excusera d'un mot mal gribouillé adressé à sa mère en lui disant "C'est la plume de fer".

Pourtant, à 11 ans, en avril 1832, il semble bien que Baudelaire ait offert à son beau-père une plume de fer. Se défendant de toute interprétation psychanalytique, A.C. lit la substance d'une lettre écrite par l'enfant à son demi-frère Alphonse. Il lui dit qu'il a acheté deux objets pour le lieutenant-colonel Aupick, qui n'aura qu'à choisir. Ces deux objets sont un cure-oreille et cure-dent en ivoire qui lui a coûté dix sous, et d'autre part une plume anglaise Declay (Deuclée?), dans un étui de bois des îles. Là-dessus, A.C. digresse un moment, mais sans résoudre mon interrogation: quid de ce "Declay"? S'agit-il, comme il semble implicitement le supposer, d'une marque, comme on dit une plume Sergent-Major? Il suppute qu'une plume anglaise Declay est une plume métallique. Donc, il n'a pas de certitude . Et je n'ai pas trouvé via internet de Declay - ni de Deuclée ou autres orthographes plus ou moins fantaisistes - associé à plume anglaise. Le mystère me reste entier.

Par contre, j'ai eu la surprise, cherchant, de découvrir un article - dans des "Mélanges en l'honneur de Patrizia Lombardo – Université de Genève" - d'un certain Antoine Compagnon, un article de douze pages consacré à la Fantasque escrime du poème Le Soleil que l'on peut lire grâce ICI et où se déploient dans des termes identiques les préoccupations de la présente leçon, moins  divers prolongements et sans aborder l'énigme de la plume anglaise Declay.

Je reste sur ma faim et je crie par ailleurs à l'auto-plagiat. Cela existe-t-il?

Avançons.

A.C. a redit que tout cela avait une certaine importance, parlant du changement d'époque plume d'oie-plume de fer et il a introduit Le Tintamarre, petit journal littéraire qui, en 1854, ouvre une nouvelle rubrique, Les épaves, c'est-à-dire des ragots parisiens, où il est annoncé:

Texte 13 .

Ramassons-les une à une ces mille épaves qui jonchent les rues de la capitale; de journalistes devenons chiffonniers; que notre bonne plume de Tolède se change en crochet, et que le Tintamarre  nous serve de mannequin, - pardon, nous voulons dire de hotte!

Tous les dimanches, nous viderons notre panier aux ordures sur la tête de nos lecteurs, et nous transformerons le journal ci-inclus en recipe universel d'objets abandonnés.

La plume de Tolède, elle est incisive – dit Compagnon - comme une dague de fer, et c'est une référence fréquente, même du temps de la plume d'oie, au titre de métaphore, à la plume de l'éreintage.

Félicien Rops 2

Il projette une caricature de Zola, par Gill, de la fin des années 1870, soulignant que celui-ci y est encore associé à une plume d'oie quand il est adepte de la plume de fer, manifestant que la caricature est au fond en retard sur l'époque. Ensuite apparaît ce qu'A.C. dit être la première image relative à la plume de fer qu'il ait trouvée, une image de Félicien Rops. Le thème en est la réouverture de la Chambre (des députés), le libéralisme se réveille et l'on voit une (grosse) allégorie de la puissance légiférante attendue par l'armée des plumes de fer des journalistes. 

Assimilation de l'agression journalistique aux plumes de fer qui sont comme les piques des révolutionnaires de 1789. A quoi succède une "belle" caricature de Charles Delescluze, journaliste radical, bientôt communard, représenté en janvier 1871, sortant d'un cactus et armé d'un fusil qui se termine avec une plume en guise de baïonnette, où Compagnon voit une petite révolution iconographique.    

Delescluze

Vous voyez, dit A.C., que plume, épée, baïonnette ou encore croc, lequel n'est jamais oublié, sont présents dans  cette représentation du chiffonnier littéraire, et c'est un rapprochement qui subsistera, bien au-delà de la grande époque du chiffonnage, puisque l'on trouve cette expression dans un roman des années 1930 à propos d'un journaliste, se servant de sa plume comme le chiffonnier de son crochet pour déterrer dans la poubelle du jour ce qui assurera sa matérielle.

Cela restera, dit A.C., l'image du journaliste à la plume vénale bien après le moment où le chiffonnier était une légende parisienne.

Reprenant ad nauseam la litanie de l'importance du rapprochement chiffonnier-littérateur dans les écrits des années 1840, A.C. déniche, bien plus tardif, chez Baudelaire, à propos de Constantin Guys, dans Le peintre de la vie moderne, un portrait de celui-ci au retour de ses collectes nocturnes dans Paris, en quelques lignes qui feront le texte numéro 14:

Texte 14:

(…) possèdent la puissance d'exprimer. Maintenant, à l'heure où les autres dorment, celui-ci est penché sur sa table, dardant sur une feuille de papier le même regard qu'il attachait tout à l'heure sur les choses, s'escrimant avec son crayon, sa plume, son pinceau, faisant jaillir l'eau du verre au plafond, essuyant sa plume sur sa chemise, pressé, violent, actif, comme s'il craignait que les images ne lui échappent, querelleur quoique seul, et se bousculant lui-même. Et les (…)

A.C. commente: "Il s’active la nuit, comme le chiffonnier ; dans la rue, il transperce les choses de son regard, comme avec un crochet ; de retour chez lui, il manie le crayon ou la plume comme une épée, suivant une équivalence, celle de la plume et de l’épée, aussi vieille que la Bible ; et il se bat, se querelle avec lui-même, comme les chiffonniers ont la réputation de le faire pour un trésor repéré dans le tas."

Ça alors! mais c'est qu'il est en train de nous lire la fin de son article cité plus haut pour l'Université de Genève!, ajoutant juste ici ou là un tout petit mot. Sacré Compagnon! Belle rentabilisation de l'effort initial! J'avais dit auto-plagiat?

Dans l'immédiat, suspension de séance. On est prié de quitter les lieux ou de patienter quelques minutes, sauf à profiter de l'occasion pour satisfaire ce qu'il est convenu d'appeler un besoin bien naturel. Fin de l'avant-dernière heure.

De quoi sera donc faite la dernière …. ?

Mystère ! A suivre.

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