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Mémoire-de-la-Littérature
19 mai 2007

Sylvie (I)

Je suis revenu à Sylvie par hasard, enfin presque, il y a deux ou trois mois, et puis j’ai repris le texte une nouvelle fois et là plus sérieusement ces dernières semaines, parce que quelqu’un (Antoine Compagnon? Un des invités de son séminaire sur Proust?) l’avait en quelque sorte rendu nécessaire en renvoyant à l’article “Nerval” du Contre Sainte-Beuve. Relecture étonnée. Impressions étonnantes.
J’avais noté en marge au crayon, la première fois, ceci: "Lecture cursive. Mièvreries. La douce nostalgie des échecs qui préservent le rêve. Romance d’un velléitaire craintif, avec un seul mot d’ordre: Ne pas s’engager. Éloge d’une solitude à l’accablement recherché et attendri: Ô toi que j’eusse aimée ... mais il eût fallu faire un tel effort".

Et la deuxième fois? Plus attentif, plus scolaire aussi, je me suis retrouvé enlisé dans le champ culturel balayé, avec cette question: Quel sens donner aujourd’hui dans le contexte de l’enseignement actuel à un tel texte? Peut-on et comment l’aborder? J’ai en main une édition Folio avec cette mention manuscrite en page de garde: D.J. 1èreB - 1987. Mon fils a donc étudié ça en classe de première au lycée Émile Dubois, Paris, 14ème arrdt. Il y a vingt ans! Il fut discret sur le sujet, j’étais occupé ailleurs, je n’en ai pas souvenir. Il me semble aujourd’hui qu’à l’époque déjà, ce devait être héroïque. Et maintenant? Comment y conduire, y intéresser, Mohammed, Djamila, Youssouf, Lin Péi et ... Josiane? En quoi Nerval peut-il “leur parler”, que leur dit-il?

Nerval a 28 ans en 1836. Il connaît une passion malheureuse qui durera cinq ans pour l’actrice Jenny Colon - Aurélie ou Aurélia dans son œuvre - qui va se superposer à un autre mythe féminin, antérieur, celui de la blonde Adrienne dont le destin prend fin dans un couvent. On les retrouve dans Sylvie. Deux incarnations - la Sainte et la Fée - de son éternel féminin:

(...)
Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron:
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

(El Desdichado)

Entre les deux, justement, Sylvie, modeste petite provinciale, les pieds sur terre, qui finira mère de deux enfants, mariée à un pâtissier de Dammartin, voie moyenne, amour réaliste et humble qu’il n’a pas voulu saisir parce qu’il lui suffisait pour cela de tendre la main: “Là était le bonheur peut-être; cependant ...”. Peur d’aimer, thème sans doute universel. Et dès les premières pages, tout ou presque est dit: “Amour, hélas! des formes vagues, des teintes roses et bleues, des fantômes métaphysiques! Vue de près, la femme réelle révoltait notre ingénuité; il fallait qu’elle apparût reine ou déesse, et surtout n’en pas approcher”.

Et puis, dans le texte qui se met en place, le flot des allusions, des références, tout un classicisme qui s’est perdu, une histoire qui s’est oubliée et décourage d’entamer son commentaire et sa résurrection, mais qui pourrait pourtant aussi ouvrir les pistes possibles d’un accès non linéaire et donc moins pesant à des parcours culturels demeurés peut-être indispensables pour se situer, ici et maintenant, dans un contexte historique hérité, dans une filiation progressivement identitaire, française après avoir été gréco-latine, avant de s’épanouir européenne et mondialiste.... les yeux ouverts sur l’avant pour ne pas se croire génération spontanée, pour préparer l’assimilation, la suite, l’après.

Adrienne par exemple. L’édition de Béatrice Didier dont je dispose y voit une possible projection fantasmée de Sophie Dawes, baronne Adrien de Feuchères, aventurière anglaise qui construisit sa carrière à partir de sa liaison avec Louis VI- Henri de Bourbon, dernier prince de Condé, dont, servante à Londres où il avait émigré, elle devint la maîtresse en 1810. Elle avait dix-neuf ans, lui cinquante-quatre. Vingt ans plus tard, le prince ayant perdu la vie par pendaison à l’espagnolette de sa fenêtre, résultat semble-t-il malheureux de pratiques sexuelles dont elle aurait été coutumière et qui restauraient quand nécessaire la vigueur du vieillard, elle se retrouvait son héritière et en particulier propriétaire du château de Mortefontaine qu’on lit à l’arrière-plan de Sylvie. On nous dit Nerval passionné par le personnage et Béatrice Didier évoque une fascination à rapprocher de celle exercée sur le narrateur de la Recherche, jeune, par la duchesse de Guermantes. Peut-être, même si, de l’aventurière à la nonne cloîtrée, Nerval a eu alors la transposition inattendue et audacieuse!
Quoi qu’il en soit, une telle discussion sur les sources d’inspiration, qui met au premier plan une vie galante parfaitement romanesque, à la Dumas, car les épisodes n’y manquent pas dans le détail, du mariage arrangé avec le baron de Feuchères aux intrigues où l’on croise Talleyrand et la famille d’Orléans, où apparaissent le fantôme du duc d’Enghien - malheureux sacrifié d’un complot contre Napoléon où il n’avait probablement pas mis la main - et le duc d’Aumale, le vainqueur d’Abd-el Kader, une telle discussion donc peut être le tremplin d’un survol feuilletonesque et néanmoins instructif des premières décennies du XIX° siècle comme en aiment toutes les classes: “Mais chut! laissez le parler, il raconte une histoire ...” .

Nerval nous avoue, dès les premiers paragraphes, avoir su écarter de son admiration pour Aurélie-Jenny Colon les rumeurs qui circulaient, derrière l’actrice, sur la femme, affirmant s’en préoccuper aussi peu que des bruits qui couraient “sur la princesse d’Élide ou la reine de Trébizonde”. Mais encore?

L’Élide est une région du N.O. du Péloponnèse. On y trouve le site d’Olympie. Quant à sa fameuse princesse, outre qu’elle donne son titre à une comédie galante de Molière, de 1664, avec entrée de ballets, qui fut donnée à Versailles à l’occasion de grandes fêtes dont le thème central était emprunté à l’Arioste (Orlando furioso / Le Roland furieux; début XVI° siècle), on apprend qu’elle avait d’abord été au centre d’un ouvrage de l’espagnol Augustin Moreto (El desdén con el desdén / Dédain pour dédain; 1654) et du Pastor fido de l’italien Battista Guarini (Venise; 1602), deux précédents dont Molière s’inspira. Fort belle disait-on, elle avait dédaigné les amours des princes de Messène et de Pyle (Pylos) mais, toute susceptibilité piquée, n’avait pas su résister à la feinte indifférence du prince d’Ithaque.

Le ragot est plus croustillant concernant Trébizonde, port de l’Arménie turque, côte S.E. de la Mer Noire. Il concerne probablement la reine Thamar (1159-1213) de Géorgie (côte Est -Mer Noire), d’une grande beauté et d’une non moins grande intelligence, montée à 24 ans sur le trône et qui avait su agrandir son royaume jusqu’à la Mer Caspienne, favorisant après la prise de Constantinople par les croisés en 1204 l’installation de l’empire grec orthodoxe de Trébizonde. Thamar, disait-on, attirait chaque nuit dans sa couche un jeune voyageur qu’elle faisait exécuter, toute luxure bue, au petit matin.

Repensant au temps de sa vie où il situe son récit: “Nous vivions alors - dit Nerval - dans une époque étrange (...) Ce n’était plus la galanterie héroïque comme sous la Fronde, le vice élégant et paré comme sous la Régence, le scepticisme et les folles orgies du Directoire; c’était (...) quelque chose comme l’époque de Pérégrinus et d’Apulée”. Un léger recadrage s’impose. On ne va pas laisser le jeune lecteur dans le désespoir historico-événementiel. Abusons du petit Robert.

La Fronde, ce sont les années autour de 1650. Richelieu est mort. Mazarin - dirait un journaliste aujourd’hui - est “aux manettes”, et honni! La Fronde parlementaire éclate en 1648, contre ses impôts. Anne d’Autriche signe sous la contrainte l’interdiction faite au pouvoir de se passer du consentement du Parlement pour quelque nouvelle décision fiscale que ce soit. Mais rien ne se calme car en 1649, c’est la Fronde des Princes. Les choses sont fort compliquées et les Grands fort partagés. On passe des alliances et on attend des récompenses qui ne viennent pas. Le Grand Condé, d’abord soutien royal, changera de camp; le prince de Gondi, futur cardinal de Retz, sera successivement bien en cour et en prison; Turenne permute avec Condé, passé aux espagnols, aux côtés de Louis XIV , génies militaires qui se croisent sans cesser de se combattre, tandis que la Grande Mademoiselle, fille de Gaston d’Orléans, lui-même fils d’Henri IV et frère de Louis XIII, la Grande Mademoiselle cousine du roi donc, ouvre les portes de Paris à l’ennemi ... Etc. Fin de l’histoire en 1653.

On parle de Régence pour la courte période (1715 - 1723) de la minorité de Louis XV qui voit gouverner Philippe d’Orléans, fils de “Monsieur”. Ce dernier, également nommé Philippe d’Orléans pour simplifier, est le deuxième fils de Louis XIII et le frère du roi défunt. On le sait homosexuel, ce qui lui aura valu, malgré une brillante victoire en 1677 dans le nord, à Cassel, sur Guillaume d’Orange, d’être ensuite privé de commandement militaire. Le Régent, lui, succédant aux rigidités imposées par Mme de Maintenon, brillant, intelligent mais paresseux, laisse libre cours à un tempérament débauché qui fait tache d’huile. La haute aristocratie vient au pouvoir, veut régner via divers Conseils (polysynodie) qui font rapidement la preuve de leur incompétence et se déconsidère malgré l’immense talent - mais seulement littéraire! - de celui que la postérité a retenu: le duc de Saint-Simon. La période a inspiré si mes souvenirs sont bons un excellent film : Que la fête commence, de Bertrand Tavernier, avec Philippe Noiret, Jean Rochefort et Jean-Pierre Marielle.

Pouvoir exécutif institué par la constitution de l’an III (Août 1795), le Directoire, formé de cinq membres, renouvelable annuellement par cinquième, nomme les ministres et les généraux. Il incarne une période de transition entre le gouvernement révolutionnaire et l’époque napoléonienne qui se clôt avec le coup d’état du 18 Brumaire an VIII (9 Novembre 1799). Temps contrastés qui voient l’aggravation de la crise économique, sociale et financière souligner l’accentuation du fossé entre la misère des masses et la richesse scandaleuse de spéculateurs menant une vie mondaine aux mœurs libertines.

Les usages et le contexte social de “l’époque de Pérégrinus et d’Apulée” m’ont posé davantage de problèmes. Les noms, le second surtout, sont connus. Mais de Pérégrinus Protéus, philosophe “cynique”, je n’ai guère trouvé de nombreuses traces, sinon qu’il semble avoir influencé ... Apulée et s’être surtout (?) fait connaître par un suicide spectaculaire, au feu d’un brasier Olympique, en 165. Les dates d’Apulée (125 - 170) achèvent de désigner comme II° siècle après J.C. cette époque que Nerval dit voisine par son esprit de celle de ses trente ans. Apulée, écrivain, rhéteur, avocat latin, que sa vaste curiosité pour les voyages, son intérêt pour les mystères - auxquels il s’était fait initier : Eleusis, culte agraire primitif lié à l’Orphisme; Isis, divinité égyptienne à l’origine, place majeure dans toute l’antiquité gréco-romaine (Caligula, en 69, lui consacre un temple sur le Capitole); Mithra, dieu solaire de l’ancien Iran, culte également hellénistico-romain, avec sacrifice d’un taureau et cérémonies le 25 décembre, ce qui en ferait l’origine de la fête de Noël -, pourraient assez naturellement faire proche des préoccupations de Nerval - voyages, frontières du fantastique -, à qui, sur le fond du jugement concernant la période (“c’était un mélange de d’activité, d’hésitation et de paresse, d’utopies brillantes, d’aspirations philosophiques ou religieuses, d’enthousiasmes vagues ....”), je m’en remettrai.

Nous avons perdu le contact avec cette culture dans laquelle Nerval baigne et semble se déplacer aisément, familière encore à nos grands aînés. Mais il faut maintenir un vernis, et quelques noms et par exemple, pour ce deuxième siècle de Pérégrinus et d’Apulée, songer à ces Césars qui ont suivi les douze auxquels toujours on se réfère, et à leur sages figures: Nerva, Trajan, Hadrien (et le beau livre de Marguerite Yourcenar), Antonin-le-pieux, Marc-Aurèle, avec en bout de liste et l’assombrissant, Commode, regrettable fils de l’empereur philosophe, hercule de foire grossier empoisonné sur l’ordre judicieux de sa maîtresse Marcia et qu’acheva par étranglement l’athlète Narcisse qui l’entraînait usuellement et qu’on avait fait venir à cet effet. Ceux qui l’ont vu auront noté les fantaisies du film Gladiator (de Ridley Scott, avec Russel Crowe), fort plaisant par ailleurs, où Commode est incarné par un Joaquim Phœnix qui n’a pas le gabarit hors norme du personnage qu’ont rapporté ses contemporains......

A SUIVRE

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