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Mémoire-de-la-Littérature
11 février 2008

Séminaire n° 4

Élisabeth Ladenson - Université Columbia - New-York
Proust, Balzac et la morale publique ...

L’une de ses plus brillantes étudiantes - du temps qu’elle l’était - dit Compagnon.
Maîtrise sur Baudelaire, Proust et le thème de la passante.
Thèse sur Proust et Mme de Sévigné. Etc.
Et un livre qui vient de sortir, dont le titre en français “Proust lesbien”, imposé par l’éditeur, sera dénoncé comme absurde par Élisabeth Ladenson qui s’en désolidarise ...

Balzac n’était pas dans l’intitulé “internet” du séminaire, qui va néanmoins être très présent à travers les Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes. Mais avant Balzac, c’est de Barthes qu’on reparle, et de son article Une idée de recherche de 1971, déjà plusieurs fois cité dans les semaines précédentes.

Note: Publié avec d’autres (et d’autres contributeurs) en 1980 dans un Recherches de Proust (Le Seuil - Coll. Points) qu’on peut trouver sur le net (Amazon.fr propose quelques exemplaires), il s’agit d’une réflexion courte mais passionnante qu’on peut aussi - c’est la méthode que j’ai retenue - aller lire en librairie (!) dans le tome deux des œuvres complètes de Barthes (au Seuil), pages 1218 à 1221.

L’article est tout entier basé sur l’idée de renversement (que Barthes appelle inversion, quoi qu’il en soit des réserves de Jacques Dubois (Séminaire n°3)), renversement de lecture, d’interprétation, de compréhension, de comportement des personnalités ou des situations qui commence dès la scène du baiser de Combray, quand le désespoir (de s’endormir sans embrasser sa mère) va se “renverser” en joie inespérée (puisqu’elle passera la nuit dans sa chambre). Et Barthes explique qu’il y a là, et qui va se répandre tout au long du livre, les prémices d’une permutation incessante, d’un bouleversement continu qui structurera le jeu social dans la Recherche. Il y voit une “énantiologie” (un discours du renversement) qui rejoint l’inversion au sens sexuel puisque les héros hétérosexuels du début (Saint-Loup, le Prince de Guermantes) se retrouveront à la fin homosexuels. Et il souligne que ces renversements sont la vie en ce sens qu’ils ne seront suspendus qu’aux approches de la mort, quand les invités du bal de têtes du Temps retrouvé apparaîtront comme ayant été, depuis leur dernière rencontre avec le narrateur, comme figés, comme (dit Barthes) “persévérés” dans une solidification qui marque la fin de leur cycle.

Sur les renversements de personnages, ou d’attitudes, Barthes en cite - non exhaustivement et “hors Sherbatoff” - sept:
(1) le Prince et le Duc de Guermantes qui sont chacun pour ce qui le concerne en opposition de caractère avec leur première apparence, l’abord simple du Duc cachant une hauteur qu’on prête au Prince qui est brave homme
(2) Odette, supérieure dans son milieu et “bête” chez les Verdurin
(3) Norpois, pontifiant et assuré, déboulonné ou éreinté d’un mot par Bergotte
(4) Norpois encore acceptant des missions diplomatiques réputées mirifiques mais qu’un bourgeois eût refusées
(5)Swann passant vis à vis du narrateur de l’hostilité à l’amitié
(6) Verdurin dans sa présentation de Cottard à deux versions selon qu’il en parle à quelqu’un qui connaît ou ne connaît pas le docteur
(7) le narrateur lui-même, par le biais des informations médicales contradictoires qu’il reçoit concernant l’effet d’un excès de transpiration sur le fonctionnement des reins, d’un ouvrage savant et du professeur E...

Barthes parle, chez Proust, d’un projet “aléthique”. Il reprend là un terme démarqué à la fois du grec (“alpha” c-à-d “a” privatif et “lèthè” (l’oubli)) et du vocabulaire philosophique (Heidegger: alèthèia), désignant par là une entreprise de “dévoilement”, d’accès à une vérité soustraite à l’occultation, et qui peut révéler (Heidegger) par intuition ou pressentiment les rapports de l’être à sa manifestation comme “étant”.
Il rapproche aussi dans le cadre de ses remarques la méthode du renversement proustien du “ne ... que” de La Rochefoucauld (premier temps: La princesse Sherbatoff n’est qu’une maquerelle), qui à terme peut devenir un “et ... aussi” (deuxième temps: Sherbatoff est une princesse et aussi une maquerelle).
Il la rapproche enfin du goût de Proust pour les “combles”: Quel est le comble pour une maquerelle? C’est d’être la dame de compagnie de la grande duchesse Eudoxie (ce qu’on peut lire réciproquement).
Barthes souligne enfin (donnant ainsi mieux sens à une remarque incidente du cours (ou du séminaire) sur la dimension érotique des renversements proustiens) que c’est au moment du basculement, de la découverte de la méprise ou de la vérité, que culmine “la jouissance d’écrire” de Proust, que Proust “sur-jouit” son texte. Je suis toujours très réservé quant à ce plaisir manifeste qu’a la critique (Barthes) à plaquer un vocabulaire sexuel sur une jubilation intellectuelle, ayant là davantage le sentiment - et je la suis alors sur son terrain - d’une masturbation (associée à des obsessions personnelles) pleine du désir enfantin, régressif, de franchir des tabous et d’employer des “gros mots”, plus que l’impression qu’elle s’attache à l’optimisation d’une analyse; je le redis: jubilation me paraît plus adapté en ces matières que jouissance.

Élisabeth Ladenson, donc .... Après être (moins longuement que dans ma note) revenue sur l’article de Barthes, elle entre dans le vif de “son” sujet. Elle a précédemment souligné - non rapporté ci-dessus - la transformation graduelle de Charlus, d’abord perçu comme possible amant de Mme Swann, puis présenté dans une virilité hyperbolique ... pour se retrouver dans la situation (oxymoresque?) d’homme-femme, avec cette jonction des extrêmes dont une métaphore géographique sera celle des deux côtés de la Recherche, des promenades de Combray, de Méséglise et de Guermantes.
Elle est sympathique, dynamique, assurée dans ce qu’elle veut dire, et son léger accent d’outre-Atlantique ne gâte rien, bien au contraire.

Elle s’intéresse aux yeux de Gilberte, aperçue dans le raidillon de Tansonville:

“Tout à coup je m’arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive quand une vision ne s’adresse pas seulement à nos regards, mais requiert des perceptions plus profondes et dispose de notre être tout entier. Une fillette d’un blond roux, qui avait l’air de rentrer de promenade et tenait à la main une bêche de jardinage, nous regardait, levant son visage semé de tâches roses. Ses yeux noirs brillaient et, comme je ne savais pas alors, ni ne l’ai appris depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression forte, comme je n’avais pas, ainsi qu’on dit, assez “d’esprit d’observation” pour dégager la notion de leur couleur, pendant longtemps, chaque fois que je repensai à elle, le souvenir de leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui d’un vif azur, puisqu’elle était blonde: de sorte que, peut-être si elle n’avait eu des yeux aussi noirs - ce qui frappait tant la première fois qu’on la voyait - je n’aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus”.

Cette longue phrase pourrait être exemplaire de Proust, “du Proust au carré” dit E.L. Longueur et complication. Une illustration de la méthode impressionniste d’Elstir en même temps que de la démarche en biais (ou à reculons) de Dostoïevski-Sévigné. Mais il n’y a que faussement un renversement barthésien, parce qu’on sait le vrai (yeux noirs) avant l’illusoire (yeux bleus) et que le “ne...que” ne peut se renverser en “et...aussi” pour cause d’incompatibilité des couleurs. C’est noir ou bleu, avec un “ou” exclusif. Mais, dit-elle, on y reviendra.

Et si on reparlait, par exemple, d’homosexualité ? ...

... Dès Combray, les yeux exorbités de Charlus ( ... un monsieur habillé de coutil et que je ne connaissais pas, fixait sur moi des yeux qui lui sortaient de la tête), la scène de Montjouvain, sont des jalons qui y conduisent, même si la critique, lors de la parution, n’a rien remarqué, à l’exception notable du mari de Colette , Henri Gauthiers-Villars (Willy) qui fit de l’épisode “Montjouvain” une lecture dont l’orientation érotique dérangea Proust au point qu’il ne voulut plus que son éditeur lui envoie les volumes suivants!

Les hésitations de Proust quant à la possibilité d’aborder le thème avaient on le sait été grandes (la lettre de 1908 à Albufera, plusieurs fois déjà évoquée). L’affaire Eulenburg [cf. ci-après] a éclaté en Allemagne, qui n’est pas sans rappeler le scandale du procès d’Oscar Wilde et que suit Proust ... et puis il n’y a pas d’antécédents littéraires faisant effet d’entraînement depuis Balzac qui s’était seul risqué sur ce terrain, avec Vautrin. Si l’homosexualité féminine est assez bien portée - La fille aux yeux d’Or (Balzac) , Mlle de Maupin (Gautier), Les fleurs du mal (Baudelaire; Les lesbiennes), Le sommeil (Paresse et luxure; Gustave Courbet), Verlaine, Rodin ... et la série des “Claudine” : ... à l’école, en ménage (“en ménage ...à trois” dit E.L.; et c’est aussi de là que part le rejet proustien des “éloges” de Willy) - la piste masculine n’est guère fréquentée. Gide a fait son “coming out” avec “L’immoraliste” en 1903, mais sans excessive explicitation et il différera la publication de “Corydon” jusqu’en 1920. On n’ose pas, en fait, suivre Balzac.

Note: Extrait d’une notice très détaillée trouvée à l’adresse "http://comingout.free.fr/politiquegay_ancien/PhilippezuEulenburg.htm"
En 1907 éclate en Allemagne le plus grand scandale politique du Deuxième Reich (1871-1914): l'affaire Eulenburg, qui va déclencher une vague d'homophobie dans la presse et dans l'opinion et dont les répercussions seront multiples.
Le Prince Philippe zu Eulenburg (1847-1921), qui ne cachait pas vraiment ses préférences sexuelles, était le conseiller et le plus proche ami de l'empereur Guillaume II (1859-1941), monté sur le trône en 1888. De 12 ans l'aîné de Guillaume II, Philippe zu Eulenburg entretient une relation ambiguë avec l'Empereur, et est derrière toutes ses décisions. Guillaume II lui propose de reprendre la Chancellerie lorsqu'au début des années 1890, il démet Bismarck de ses fonctions. Eulenburg préférera rester Ambassadeur de Prusse à Vienne. Écoeuré, Bismarck écrit à son fils que la relation entre L'Empereur et Eulenburg "ne peut pas être mise sur le papier."
Un journaliste, Maximilien Harden (1861-1927), s’intéresse à l’histoire au début des années 1900 et fait chanter Eulenburg, le sommant de démissionner de ses fonctions d'ambassadeur à Vienne. Eulenburg cède au chantage et se retire dans sa maison de campagne en Allemagne. Pendant trois ans il est absent de la vie politique. Mais dès 1905-1906, il reprend ses liens avec l'Empereur. Le bruit court qu'il pourrait occuper la Chancellerie, et Harden lance alors une nouvelle attaque contre Eulenburg dans deux articles parus dans le journal "Die Zukunft", l'accusant implicitement d'avoir une relation avec le Commandant militaire de Berlin en les décrivant respectivement comme le "harpiste" (Eulenburg était un amateur et compositeur de harpe) et son chéri "Der Süsse" (le Commandant avait un faible pour les chocolats). Eulenburg s'enfuit en Suisse pour quelque temps et tente d'éviter le scandale.
Six mois supplémentaires et les noms d'Eulenburg et du Commandant sont révélés au grand public: Le 27 avril 1907, Harden publie un article explicite en écrivant que la "vita sexualis" de Eulenburg n'est "pas plus saine que celle du Prince de Prusse Friedrich Heinrich", qui vient d'avouer publiquement son homosexualité. La population voit Harden comme un héros qui sauve l'appareil étatique de la débauche et de la corruption. Le Kaiser, très compromis dans son autorité, force plusieurs hauts fonctionnaires à démissionner. Etc.

Proust tergiverse. Le terme retenu par Balzac dans Splendeurs et Misères des courtisanes lui plaît: “Tantes”. Mais le mot lui fait peur, qui pourrait suggérer (?) de sa part une trop bonne connaissance du “milieu”. Il se contentera finalement de “La race maudite”. Il s’est abrité de Boileau et d’un argument de non-autorité, écrivant: “... mais le lecteur français veut être respecté (...) et comme je ne suis pas Balzac...”.
E.L. a cité assez largement il me semble le chant II de l’Art poétique concerné:

“......
Ce n’est pas quelquefois qu’une muse un peu fine
Sur un mot, en passant, ne joue et ne badine,
Et d’un sens détourné n’abuse avec succès;
Mais fuyez sur ce point un ridicule excès
Et n’allez pas toujours d’une pointe frivole
Aiguiser sur la queue une épigramme folle.

[pour arriver à ...]

Le latin dans les mots brave l’honnêteté
Mais le lecteur français veut être respecté
Du moindre sens impur la liberté l’outrage
Si la pudeur des mots n’en adoucit l’image.
......”

Quant à Balzac ... E.L. pense que Proust sent qu’il lui faudra se placer, s’il aborde le sujet, en position de “réprobation”. On n’est plus à l’époque de La Comédie humaine ... Il faudra employer une mise en abyme post-balzacienne (dit-elle!), et Charlus y pourvoira. Une remarque de Gide va dans ce sens (en substance): “Je lui apporte Corydon et il me promet de n’en parler à personne, me conseillant: Vous pouvez tout raconter à condition de ne pas dire “Je” ..”, ce qui gène Gide mais dont Proust s’arrange très bien. Et c’est Balzac qui lui a montré la voie. Les démarches de Rubempré pour accéder à la particule ne sont que les efforts personnels d’Honoré pour devenir “de Balzac”.
Néanmoins, Proust, au fur et à mesure que le roman se développe prend de l’assurance, et la sexualité polymorphe qui se met progressivement en place chez Morel en témoigne.

Car s’il avait, de longtemps, réfléchi au problème, il s’était au départ très largement autocensuré. Tout le travail dans les années 1890 de Jean Santeuil se présente comme une sorte de Recherche, mais “moulinée”. On y trouve nombre des futures couches du grand-œuvre à venir, mais si Gomorrhe apparaît, Sodome est absente. Les parents sont vivants et il y a l’esprit de l’époque, et le procès Wilde. Dans une lettre à Robert Dreyfus et évoquant le mot célèbre de Wilde sur la mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et misères des courtisanes posée comme l’un des plus grands chagrins de sa vie, Proust souligne combien il devine que ses démêlés avec la justice anglaise ont dû lui faire relativiser une telle opinion, lui montrer combien il en est de pires.

E.L. lie d’ailleurs cette question d’homosexualité “honteuse” à l’absence totale de référence à la scolarité, au parcours scolaire, dans la Recherche - à rebours de la démarche gidienne de Si le grain ne meurt ... - sans doute parce qu’alors, il aurait fallu “dire les pulsions et les expériences”. Il y a un peu d’école dans Jean Santeuil, plus proche de l’autobiographie, un peu de souvenirs scolaires, mais déjà avec substitut et transposition. Contrairement à Marcel, Jean n’est pas “séducteur” mais séduit par un autre garçon, Henri de Réveillon, grand féru dit-elle de citations brillantes, comme l’était Proust, qui en jouait. Sentiments troubles... il faudra éparpiller tout cela, et ce sera fait, de Marie Kossichef (Jean Santeuil) à Robert de Saint-Loup (avec un réquisitoire contre l’amitié à lire comme un effort pour conjurer la passion) ....

Sur ce thème de l’homosexualité et dans le contexte du rapprochement classique de Sodome et Gomorrhe et des Illusions perdues, E.L. confirme qu’il y a là des clés utiles pour déchiffrer Proust, soulignant que le titre de Balzac aurait même pu être celui de la Recherche. Elle rappelle Charlus, parlant de La Comédie humaine et recommandant la lecture des Illusions perdues:

“Comme, après avoir regardé la belle reliure de son Balzac, je lui demandais ce qu’il préférait dans la Comédie humaine, il me répondit, dirigeant sa pensée vers une idée fixe: “Tout l’un ou tout l’autre, les petites miniatures comme “Le Curé de Tours” et “La Femme abandonnée”, ou les grandes fresques comme la série des “Illusions perdues”. Comment! vous ne connaissez pas les “Illusions perdues”? C’est si,beau le moment où Carlos Herrera demande le nom du château devant lequel passe sa calèche: c’est Rastignac, la demeure du jeune homme qu’il a aimé autrefois. Et l’abbé alors de tomber dans une rêverie que Swann appelait, ce qui était bien spirituel, la Tristesse d’Olympio de la pédérastie”...”.

Elle essaie par ailleurs de dégager la différence d’approche, de présentation, dans l’abord de l’amitié, de Balzac (David Séchard / Lucien Chardon(futur ... de Rubempré) ) à Proust (Narrateur / Robert de Saint-Loup) [je ne suis pas certain qu’elle ait été aussi explicite] en lisant:

“Vivement séduit par le brillant de l’esprit de Lucien, David l’admirait tout en rectifiant les erreurs dans lesquelles le jetait la furie française. Cet homme juste avait un caractère timide en désaccord avec sa forte constitution, mais il ne manquait point de la persistance des hommes du Nord. S’il entrevoyait toutes les difficultés, il se promettait de les vaincre sans se rebuter; et, s’il avait la fermeté d’une vertu vraiment apostolique, il la tempérait par les grâces d’une inépuisable indulgence. Dans cette amitié déjà vieille, l’un des deux aimait avec idolâtrie, et c’était David. Aussi Lucien commandait-il en femme qui se sait aimée. David obéissait avec plaisir. La beauté physique de son ami comportait une supériorité qu’il acceptait en se trouvant lourd et commun”.

Rien d’érotique ou de louche dit-elle dans cet amour. David épousera la sœur de Lucien [ce qui n’est en soi pas un argument... ]. Elle insiste sur la beauté féminine de Lucien, mais pour indiquer qu’une telle caractéristique n’a pas de connotation homosexuelle à l’époque, que ce sera aussi la beauté de Julien Sorel, une beauté qui plaît aux femmes.
Note: Il n’en reste pas moins que les indications de Balzac quant au physique de Lucien sont quand même au moins à demi-mot homosexuelles: “... il avait les hanches conformées comme celles d’une femme. Cet indice, rarement trompeur, était vrai chez Lucien ...”.

Elle revient en arrière, au passage de la Recherche qu’elle vient de lire, disant que quand Charlus recommande les Illusions perdues, il effectue au fond “une séduction balzacienne en abyme”, à travers Herrera-Vautrin. Elle voit un parallélisme possible des situations Charlus / Narrateur / Morel et Vautrin / Rastignac / Lucien.
Et elle relit les deux brefs passages, l’un amont, l’autre aval, qui encadrent (le premier directement, le second de plus loin) sa précédente citation:

Amont: “Quand M. de Charlus ne parlait pas de son admiration pour la beauté de Morel comme si elle n’eût eu aucun rapport avec un goût appelé vice, il traitait de ce vice, mais comme s’il n’avait été nullement le sien”
Aval: “Au mot tiré du grec dont M. de Charlus, parlant de Balzac, avait fait suivre l’allusion à la Tristesse d’Olympio dans Splendeurs et Misères [Proust se trompe, c’est dans les Illusions perdues; E.L. le signale] Ski, Brichot et Cottard s’étaient regardés avec un sourire peut-être moins ironique qu’empreint de la satisfaction qu’auraient des dîneurs qui réussiraient à faire parler Dreyfus de sa propre affaire ou l’Impératrice de son règne”.

Non, Proust n’est pas Balzac, mais Balzac donne les clés ......

Élisabeth Ladenson s’aperçoit qu’il est tard, qu’elle ne pourra pas présenter l’exposé qu’elle a prévu dans son architecture complète et qu’il faudrait conclure... Ce qu’elle fait, compensant le dépit d’un inachèvement par la satisfaction d’une pirouette ayant, dans la description chez Balzac de Lucien, retrouvé... les yeux de Gilberte, par quoi elle avait commencé:

“Son visage avait la distinction des lignes de la beauté antique: c’était un front et un nez grecs, la blancheur veloutée des femmes, des yeux noirs tant ils étaient bleus, des yeux pleins d’amour, et dont le blanc le disputait en fraîcheur à celui d’un enfant”.

Nous y sommes: “... des yeux noirs tant ils étaient bleus ...”.
Voilà au moins une boucle bouclée, Balzac resurgissant sous Proust: “ ...peut-être si elle n’avait eu des yeux aussi noirs (...) je n’aurais pas été (...) plus particulièrement amoureux (...) de ses yeux bleus”.
Très joli!, et elle est enchantée de sa trouvaille.
Mais y voit ceci, sous-jacent et qui confirme Proust en non-Balzac, qu’il n’a pas lui franchi le pas du “noirs parce que trop bleus”, qu’il les a bien vus noirs, ces yeux de Gilberte, mais qu’il les a intériorisés bleus, et laisse l'incompatibilité en l'état, d’où E.L. glisse même [audace au fond étonnante mais qui, fin d’exposé sans doute, ne sera pas relevée... ou alors n’est étonnante que pour moi] à l’affirmation ici de la métaphore d’un autre blocage, à l’impossibilité de déclarer des yeux “noirs parce que trop bleus” comme l’impasse, l’impossibilité de valider “une amitié entre garçons” .... Arrêt sur image.

Compagnon - Ladenson .....

Le bref échange qui suit confirme son statut usuel incertain. Compagnon félicite pour le “Très bel exposé” et puis on ne sait que se dire, on en donne en tout cas l’impression. La maladresse constante de Compagnon dans la gestion de ces “cinq dernières minutes” m’est un mystère. Il clôt avec aisance et naturel sa propre leçon, mais lorsqu’il s’agit de mettre un terme au pseudo-dialogue qu’il pense devoir tenter avec l’invité, on n’en sort pas.

L’échange du jour? À peu près ceci:

A.C. : ... et je suis tout à fait d’accord avec votre interprétation de “l’absence d’école” dans la Recherche
E.L.: ... Henri Réveillon plus Reynaldo Hahn, cela devient Robert de Saint-Loup... C’est certainement vrai, mais ....
A.C. : Le seul condisciple, c’est Bloch ...
E.L. : Oui
A.C. : Ce qui renverse la perspective de l’amitié ...
E.L. : En fait, il fallait choisir. J’avais pensé aussi à Bloch pour cet exposé; c’était Bloch ou Balzac . Bloch, c’est l’abjection juive incarnée
A.C. : Oui ... oui ... oui ... [les silences (les ...) sont longs, pensifs, mystérieux...] - Mais votre analyse de Jean Santeuil est intéressante et contribue bien à donner à Balzac son importance; c’est le seul précurseur en termes d’homosexualité masculine ...
E.L. : Car pour ce qui est des femmes, il y en a beaucoup ...
A.C.: .... Bien ....

Que tirer, que penser de cela? Que signifie l’embarras apparent ou les hésitations approbatrices de Compagnon devant le péremptoire: “Bloch c’est l’abjection juive incarnée” ... Il y a donc une “abjection juive” répertoriée comme telle - standard littéraire? antisémitisme contemporain? autre? - que Bloch est ici chargé d'incarner... Cela méritait me semble-t-il qu’on demandât des précisions. Au lieu de quoi le pensif “Oui ... oui ... oui ...” - qui au troisième “oui” a provoqué un petit rire dans l’amphi - avant de changer brusquement de sujet.

Ces fins en quenouille sont bien peu satisfaisantes et j’ai gardé la brutale apparition non commentée de l’abjection juive en travers.

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Commentaires
S
Croyez d'abord, cher professeur, à la sincérité de ma confusion devant l'excès d'honneur que vous me faites. Cela dit, je ne boude pas mon plaisir ....<br /> Sur le fond de l'affaire, c'est essentiellement à A.Compagnon que je reprochais son manque de réaction; et je continue à considérer que c'était à lui d'aller aux précisions.<br /> Je n'ai aucun doute sur la solidité des arguments que vous auriez pu (pourriez) produire pour éclairer la brutalité ramassée de votre affirmation. Mais je ne crois pas que ce soit le lieu ici de développer et je le repète, c'est surtout l'occasion manquée par Compagnon qui m'a chagriné.<br /> Ce n'est pas la première fois. Il ne parvient pas à gérer "à chaud" (le manque de temps aussi, c'est vrai)l' échange post-séminaire ...<br /> Bien cordialement.
Répondre
E
Cher M. Sejan,<br /> Je suis éblouie par le travail que vous avez fait et bien que ce soit sans doute trop tard je ne serais que trop ravie de m'expliquer sur ces commentaires hâtifs sur Bloch etc, si vous voulez.<br /> Bien à vous.<br /> Elisabeth Ladenson
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