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Mémoire-de-la-Littérature
4 mars 2010

Séminaire Compagnon du 02/03/2010

Vrai témoin de la vérité

Le cas Philippe Forest.   Ph_Forest 

Né en 1962.

Etudes supérieures à Sciences Po puis bifurcation vers les Lettres.

Thèse de Doctorat.

Enseigne à l’étranger (Angleterre, Ecosse)

Actuellement Professeur à l’Université de Nantes.

Essayiste, travaux critiques divers : Surréalisme, Ph. Sollers, Histoire de Tel Quel, Auteurs divers, Littérature japonaise

Ecrivain, dans un effort presque entièrement articulé sur l’événement majeur de sa vie - la mort  (cancer) en 1996 de sa fille, âgée  de quatre ans - de L’enfant éternel (Prix Fémina 1997) à Tous les enfants sauf un (2007)

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Brève introduction de Compagnon. Il souligne le relatif éclectisme de Forest-essayiste, affirme que Sarinagara, autofiction-essai autour de trois figures de la culture japonaise, est un best-seller là-bas et, évoquant l’ancrage de Forest-écrivain dans le séisme affectif qu’a été la mort de sa fille, glisse, en affirmant (ce dont je doute absolument) qu’il ne l’a pas lu, sur le volet le plus dérangeant de sa saga endeuillée : Le nouvel amour, écrit en 2004-2005 et publié (après de compréhensibles hésitations semble-t-il) en 2007.

Le séminaire de Philippe Forest, qui a parlé pendant une quarantaine de minutes et que j’ai écouté avec un réel intérêt, a été, au fond, un ratage complet. Voilà un homme dont l’univers personnel s’est réduit au printemps 1996 à un trou noir par la densification absolue, en une absence aspirant par hypergravité le disparate stupéfié qui lui restait à vivre, de tout ce qui ne pouvait plus s’appeler une petite fille. Voilà un homme qui depuis bientôt quinze ans s’acharne à témoigner d’une douleur sans fond en s’efforçant, littérairement, de lui trouver une forme (et une raison ?) dans une tension à l’humilité et à l’honnêteté intellectuelle évidentes, un noyé touchant et sympathique (dans L’enfant éternel), attachant et distancié (dans Sarinagara), ressaisi et réfléchi (dans Tous les enfants sauf un), stupéfiant de déballage sexuel (dans Le nouvel amour) et qui ne veut pas ou ne parvient pas à s’impliquer  personnellement dans le discours extérieur qu’il est venu nous tenir sur le triptyque vérité, souffrance, témoignage.

Je venais écouter Forest parlant de Forest, Forest-écrivain parlant au nom de Forest-souffrant, je voulais entendre ce témoin de lui-même m’expliquer, prenant rang dans la longue file des journaux du deuil, des écrits de la perte, pourquoi  et pour qui et de quoi il témoignait. Mais de sa grande douleur dont je savais que loin d’être muette, bien plutôt bavarde, elle restait consciente de devoir échouer à dire l’indicible, incapable assurément d’exprimer l’inexprimable, je n’ai pas vu le vain effort, je n’ai pas su, moi qui pouvais aussi avoir souffert, le fraternel épuisement. Pourquoi donc ces soudaines pudeurs ?

Cela dit, il suffit de le lire. Et ce faisant d’ailleurs, on relit tout autant, mais personnalisé, ce qu’il a, en ce mardi trois mars, exposé. Il suffit de reprendre les quarante-cinq dernières pages de Tous les enfants sauf un. Tout y est, mais cette fois dans son cadre :

« Je ne sais plus très bien quelle folie m’a pris lorsque je me suis mis à écrire (…) ‘‘L’enfant éternel’’ a paru en  janvier1997. Sept mois  seulement avaient passé depuis la mort de Pauline. Il n’était pas encore sous presse que j’avais commencé un deuxième livre (…) Je ne pouvais plus m’arrêter. (…) L’impression grandissait en moi de m’être engagé dans un piège où chaque nouveau mouvement m’enfonçait davantage (…) J’étais entré dans un roman qui n’avait pas de fin. Même les essais que j’ai publiés en constituaient aussi des chapitres. De la façon la plus impersonnelle, ils traitaient de littérature, d’art ou de philosophie. Mais en vérité, ils racontaient encore mon histoire. (…) Et cet essai maintenant. (…) J’écris toujours afin de pouvoir cesser de le faire. Mais je n’y parviens pas. »

Alors, pourquoi Kierkegaard (1813-1855) ? La littérature, la philosophie étaient devenues illisibles : « Qu’aurait à dire la philosophie de la mort d’un enfant ? ». Et justement, cette exception : Sören Kierkegaard, qui soudain, seul, parle à sa souffrance et ne l’accable pas de fausse compassion, et dont la dénonciation furieuse de toutes les hypocrisies l’aide à vivre la particularité de sa peine obsessionnelle. Peut-être.

Il s’est adossé à cela, mardi, Philippe Forest : La ‘‘Guerre contre l’Église’’ (Kirkenstorm) menée dans les deux dernières années de sa vie par le philosophe danois après la mort (le 30 /  1 / 1854) de l’évêque de Zeeland, Peter Jacob Mynster, un ami de son père, et l’éloge funèbre de son futur successeur, le pasteur Hans Lassen Martensen, qui avait présenté Mynster en ‘‘vrai témoin de la vérité’’, Kierkegaard déniant aux nantis d’honneurs et de notabilité, aux privilégiés du confort - dont sont les hommes d’église - toute possibilité d’assimilation aux vraies victimes de la vraie souffrance, aux torturés dans leur chair, aux martyrs, seuls témoins acceptables pour ne s’être pas contentés de subir par procuration.

Et bien sûr, Forest pense à lui. La transposition était d’évidence, pourquoi ne pas l’avoir dite, et développée ? Dans tout ce qu’il a écrit depuis la mort de sa fille, Philippe Forest a manifesté sa distance  grinçante à l’endroit des pleureurs-spectateurs de la douleur des autres, des cendres dont on se couvre la tête en attendant de tirer les bénéfices de la représentation que l’on donne et d’aller faire en bonne santé un bon gueuleton, des cris désespérés des porte-paroles auto-désignés des grands drames humains qui les épargnent. Il a parlé de polémiques sans en faire, dans le cours de son exposé. Polémiques ? Quelles polémiques ? Les faux écrivains, les doloristes professionnels, les spécialistes patentés, rétribués, embourgeoisés de toutes les misères humaines ? Des noms ! Autant aller au bout. Dans un autre genre, Pierre Jourde, qui doit venir nous parler la semaine prochaine, en ses robustes et par là roboratives haines littéraires, désigne mieux ses cibles. À qui Forest pensait-il ?  Tandis qu’il parlait, me sont spontanément venus en tête le « plus beau décolleté de Saint-Germain des prés » (Bernard-Henri Lévy, que j’ai retrouvé récemment ainsi désigné, et cela m’a fait sourire, dans je ne sais plus quel honorable article d’un honorable quotidien)  et Emmanuel Carrère, dont j’ai mal supporté  D’autres vies que la mienne, mais c’est très subjectif et, je veux bien le croire, très injuste.

À l’écrit, dans Tous les enfants sauf un, c’est Mitterrand (François) qui est en ligne de mire: « Dans un livre à succès [La mort intime – Marie de Hennezel - 1995] étrangement préfacé par un Président dont on sait combien son propre cancer l’a conduit à patauger un peu dans ce que Freud nommait ‘‘la boue noire de l’occultisme’’, une personnalité devenue éminente [ladite  Marie de Hennezel] relate dans un style très sulpicien les très nombreuses agonies auxquelles elle a assisté. Plus les morts se multiplient autour d’elle, plus elle se sent radieuse (…) Selon le cliché auquel ne résiste pas le Président préfacier – confiant au sortir de sa visite aux mourants : ‘‘C’était formidable’’ – ce livre est une ‘‘leçon de vie’’. »

Sur le fond, la nausée de Forest m’est plus que compréhensible !

Forest se réfère à Primo Levi et à son distinguo entre les naufragés, seuls témoins licites, mais virtuels, muets, puisque disparus et les rescapés, intimement sommés de parler, porteurs obligés d’une parole qu’ils savent illicite, souffrant d’être les indispensables médiateurs d’un impossible témoignage. Et à l’écouter, redoublant la question de Levi, une autre me vient. Pauline (sa fille) est morte. À quatre ans. Et Forest veut en témoigner. Mais de quoi témoigne-t-il ? Il ne peut témoigner pour Pauline. Nul ne pourrait qu’elle même, naufragée. Mais si, rescapé, il semble s’acharner à dire le deuil, l’insoutenable de la mort d’un enfant, il parle en père endeuillé et il parle de lui, il témoigne de la douleur du survivant et spécifiquement du survivant qu’il est, semblable à nul autre, non de la douleur du mort, dont effectivement on peut affirmer qu’elle n’a pas de sens et qui pourtant serait la seule recevable, la seule licite, et profondément la seule vraie parce que sans appel.

Et dans son indiscutable souffrance, dans la lancinante narration qui en assure la pérennité, que parvenir à lire et qui soit autre chose que le spectacle d’un père pleurant sur un père en train de pleurer ? Et de quoi ce témoignage nous fait-il témoins, sinon que c’est ici, situation assez sidérante, sur lui que nous sommes invités malgré nous, sans doute malgré lui,  à  gémir ?  Et qu’il nous impose, voyeurs éplorés, d’incarner, d’assumer les hypocrisies larmoyantes qu’il dénonce.

Philippe Forest a beaucoup joué, par Kierkegaard interposé, là-dessus, dans sa présentation. Jouer est peut-être maladroit ici – ou au contraire, bienvenu ? – car  c’est du jeu des poètes et des littérateurs qu’il a voulu parler. Mais un jeu où le prétendu « témoin de la vérité » fuit le vrai dans la parade et la pavane des mots creux , dans l’escamotage et la contrefaçon où le vrai de la souffrance devient la jouissance de la si bien formuler, nous proposant une soi-disant catharsis  qui n’est qu’une revendication vide dans une jonglerie verbale qui renvoie à du non-signifiant, au sens strict, de l’insignifiant. Lucidité ?  Kierkegaard ou pas, existe-t-il de « vrais témoins de la vérité » ? Peut-être de moins faux que d’autres. De moins disqualifiés. Et sait-on bien quand on en est. J’ai mal dit l’écrivain.  Et alors ?

On a eu quelques références annexes :

Une précision sur le concept de sentimentalité, que Forest avait attribué à Joyce (Ulysse) dans L’enfant éternel, pour s’apercevoir ensuite (dans Tous les enfants sauf un) qu’il était de Meredith (George – 1828-1909) : « Le sentimental est celui qui voudrait le profit sans assumer la dette accablante de la reconnaissance ». Avec ce commentaire : « Autant dire de la sentimentalité qu’elle constitue une escroquerie caractérisée puisqu’elle consiste dans le désir de profiter  d’une émotion sans accepter d’en payer personnellement le prix. »

Un renvoi à Michel Leiris comparant la littérature à la tauromachie, mais sans le risque, sans la réalité  de la corne, son ombre tout au plus.

Et puis ? Je vais m’en tenir là. Le mieux est encore d’aller lire Forest. Ce n’est pas une mauvaise expérience, et Sarinagara m’a séduit. Ah ! Ces japonais, qui font bruisser des haïkus comme d’autres font tourner des moulins à prière, un souffle doux qui aplanit tout et  rassemble le rien de la vie dans le rien des mots, des sons … fût-ce au mépris de toute évidence ! Le vent souffle et, vivant, je dis que je n’ai pas vécu. « Monde de rosée – c’est un monde de rosée – et pourtant, pourtant » (Poème de Kobayashi Issa). ‘‘Et pourtant’ … c’est cela que signifie le mot sarinagara., ‘‘et pourtant’’, ou ‘‘et cependant’’.

Un charme enveloppant et inutile se développe, se déploie, dans le scintillement de quelques vaines syllabes ….

On boucle la séance via les dix dernières minutes traditionnellement éprouvantes que Compagnon tient, avec l’aberrante complicité de ses séminaristes, à nous infliger.

On a causé entre soi, un peu tournés l’un vers l’autre, modernité et post-modernité, mais entendons-nous sur les mots, ainsi donc vous seriez moderne ?, je vous en prie, si, après vous …. Monde de bla-bla – c’est un monde de bla-bla – et pourtant, pourtant ?

Forest, dans les replis d’un de ces échanges ponctués du silence interloqué qui succède aux questionnements vides, a consenti au détour par Kierkegaard pour éviter d’avoir à redire ce qu’il avait déjà dit ailleurs. Outre que c’était en partie faux, puisque redites il y a eu, cet aveu d’évitement n’a fait que signer le déséquilibre d’un exposé à côté de la cible.

Et pendant ce temps-là, regardant Compagnon et ses mines précautionneuses, ses prudences conceptuelles frôlant l’évanescence, ses circonlocutions intellectuelles sentencieusement sans aspérité, je repensais à son mensonge pieux du début sur cet autre roman qu’il affirmait n’avoir pas lu, Le nouvel amour, entonnoir érotique dans lequel tout le déséquilibre de la douleur de Forest est venu s’engouffrer et où, comme on échoue par  les mots à dire la souffrance, on ne peut parvenir à sauver de leur épouvantable et désastreuse trivialité les gestes les plus crus de l’amour parce que seule la transe érotique vécue de l’intérieur leur confère une transcendance à laquelle l’observateur, accablé, ne saurait accéder. Et j’imaginais Compagnon, livre ouvert, effrayé par cette litanie amoureuse entrecoupée de quelques sécrétions intimes sur fond d’estampes japonaises, dans l’effarement d’une invitation hélas déjà formulée et la perspective affligée d’un débat sur la résilience par l’orgasme.

Mais qu’en sais-je ?

C’est moi, en fait, que le livre a choqué. Ce dérapage érotique au sein d’une longue plainte raisonnée, avec l’impudeur absolue de ses détails sexuels, où le replacer dans l’architectonique du tombeau de la petite morte et quel statut lui trouver dans la découverte de la personnalité de son auteur ? Comment empêcher le Forest de l’alcôve  de venir gangrener  le papa de Pauline ? En acceptant, sans doute, de ne pas avoir raison et de lire, dans cet exhibitionnisme si pénible, comme un effort halluciné pour continuer à se vouloir vivant. Le prix à payer me paraît malgré tout bien lourd, sans compter qu’en amour, on est deux et que je ne sais pas le point de vue, ici, de la partenaire désignée et mise à nu dans ses réactions et ses comportements réputés les plus secrets.

Enfin, quoi qu’il en soit, il est venu et advenu, de contorsions obscures en filandreux non dits, le « Bon… » libérateur de Compagnon. Mais l’on est resté largement sur sa faim, traversé d’ultimes perplexités.

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