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Mémoire-de-la-Littérature
5 juin 2010

Nouveau Roman - 1957.

Quatre parutions cette année-là ….

La Jalousie                             Alain Robbe-Grillet

La Modification                     Michel Butor

Tropismes                              Nathalie Sarraute

Le vent                                  Claude Simon

… quatre productions mais seulement trois  vrais perdreaux de l’année. Tropismes a été déjà publié en 1939,  ignoré par la critique, signalé seulement par Sartre et Max Jacob. Trop tôt sans doute. Curieux petit livre, qui laisse intéressé mais incertain. Succession de courts exercices de style. On peut s’en remettre à la leçon du moment de Gaëtan Picon:

Les tropismes, a expliqué l'auteur " ce sont des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu'il est possible de définir.. " Vingt-quatre petits tableaux d'oscillations intérieures presque imperceptibles à travers clichés, lieux communs et banalités quotidiennes : vingt-quatre petits récits serrés, où il n'y a plus de trame alibi, plus de noms propres, plus de « personnages », mais seulement des " elle " et " il " , des " ils " et " elles ", qui échangent leur détresse ou leur vide au long de conversations innocemment cruelles ou savamment féroces. " Tropismes contient les éléments dont, ensuite, Nathalie Sarraute tirera parti : textes très courts où une conscience jamais nommée, simple référence impersonnelle. s'ouvre ou se rétracte à l'occasion d'une excitation extérieure, recevant la coloration qui permet de l'entrevoir.

Oui, c’est bien l’impression qu’on ressent. Des bruits, des pulsions, des pensées s’entrechoquent. Ou des notations externes; des enregistrements. Je donne pour l’exemple le premier texte, surtout parce que l’un des plus brefs:

Ils semblaient sourdre de partout, éclos dans la tiédeur un peu moite de l’air, ils s’écoulaient doucement comme s’ils suintaient des murs, des arbres grillagés, des bancs, des trottoirs sales, des squares.

Ils s’étiraient en longues grappes sombres entre les façades mortes des maisons. De loin en loin, devant les devantures des magasins, ils formaient des noyaux plus compacts, immobiles, occasionnant quelques remous, comme de légers engorgements.

Une quiétude étrange, une sorte de satisfaction désespérée émanait d’eux. Ils regardaient attentivement les piles de linge de l’Exposition de Blanc, imitant habilement des montagnes de neige, ou bien une poupée dont les dents et les yeux, à intervalles réguliers, s’allumaient, s’éteignaient, s’allumaient, s’éteignaient, s’allumaient, s’éteignaient, toujours à intervalles identiques, s’allumaient de nouveau et de nouveau s’éteignaient.

Ils regardaient longtemps, sans bouger, ils restaient là, offerts, devant les vitrines, ils reportaient toujours à l’intervalle suivant le moment de s’éloigner. Et les petits enfants tranquilles qui leur donnaient la main, fatigués de regarder, distraits, patiemment, auprès d’eux, attendaient.

Exercice étalé sur les dernières semaines, j’ai voulu lire ou relire tout ça. L’enchaînement s’est créé de fait à partir de Robbe-Grillet: La jalousie.

Bref rappel: … dans La jalousie, un regard narrateur d’entomologiste détaille factuellement et répétitivement, en introduisant du désordre chronologique dans la répétition , des éclats de situation - une femme, une plantation, un voisin, des ouvriers, des repas, des apéritifs, un voyage à la ville - permettant de comprendre que ce regard est celui d’un mari  construisant obsessionnellement le scénario … de sa jalousie.

Un exercice d’écriture assez curieux et (pas totalement?) vain dans le tissage d’une atmosphère. J’ai déjà détaillé: billet du 6 mai 2010.

J’ai dû lire La modification il y a une quarantaine d’années. J’avais gardé le souvenir d’un texte dense et impressionnant. Le souvenir aussi, au fond, de l’essentiel, en termes de trame romanesque. Car là, il y en a une, lisible, plus claire, plus explicite que dans La Jalousie.  Léon est cadre commercial, haut niveau. Il est marié à Henriette. Des enfants, un grand appartement parisien au 19 place du Panthéon, de fréquents voyages à Rome pour affaires. À Rome il a rencontré Cécile. Sa décision est prise, il va quitter Henriette, il va trouver pour Cécile un poste à Paris, ils vont être heureux ensemble, il faut vraiment le lui annoncer, de toute urgence. Et tout au long de ce roman-trajet, de ces si longues heures dans le Rome-express qui sont la trame du récit, de cette course au bonheur vers Cécile qui n’attend que cela, tout se repense et se ressasse et … se modifie. Et comme le narrateur de la Recherche se projetant dans l’œuvre à venir et qui, de fait, est le livre que nous venons de lire, quand se termine en page 286 le voyage commencé page 1:

… Le train s’est arrêté; vous êtes à Rome dans la moderne Stazione Termini. Il fait encore nuit noire (…) Vous vous levez, remettez votre manteau, prenez votre valise, ramassez votre livre. Le mieux sans doute serait (…) de tenter de faire revivre sur le mode de la lecture cet épisode crucial de votre aventure, le mouvement qui s’est produit dans votre esprit accompagnant le déplacement de votre corps d’une gare à l’autre à travers tous les paysages intermédiaires, vers ce livre futur et nécessaire dont vous tenez la forme dans votre main.

Cette épopée du délitement des décisions adultères  immatures se construit dans une minutie de détails, d’observations, de réflexions internes et externes qui sait rester presque constamment passionnante (mes réserves portent sur seulement quelques pages de divagations oniriques scandées par les bruits de roulement du train. Epiphénoménal). Le livre, à sa sortie, a reçu le prix Renaudot.

Une remarque , au passage. A lire ceci : ‘‘Le visage d’Agnès est frappé par la lune, les yeux ouverts, leur cornée brillante comme un éclat de porcelaine, et sur la pupille noire il y a comme une pointe de flèche humide qui vacille’’, je me sens renvoyé à Legrandin, chez Proust : ‘‘… je vis au milieu des yeux bleus de notre ami se ficher  une petite encoche  brune comme s’ils venaient d’être percés par une pointe invisible, tandis que le reste de la prunelle réagissait en sécrétant des flots d’azur.’’  C’est avec de tels rapprochements qu’on commence à échafauder de ces théories qui plaisent tant à nos chers  universitaires…

Il y a, dans l’édition dont je dispose, une postface de Michel Leiris. Intéressante? Oui. Intelligente? Oui. Mais au-delà? Les niveaux de lecture sont toujours en nombre et comme on pèle un oignon, Michel Leiris s’applique progressivement à expliciter les strates successives d’un roman dont, amateur de premier degré, on n’avait guère expérimenté plus que la première. Y gagne-t-on? Et faut-il tellement vouloir comprendre, par le regard d’un autre, plus avant que ce qu’on avait perçu tout seul? Le lecteur construit son livre. Doit-il  systématiquement le faire reconstruire par plus savant que lui? Certains jours, je suis pour, d’autres jours, je suis contre. Mais je dois reconnaître que j’ai trouvé, ici, via Leiris, de riches ouvertures. Pour l’essentiel, néanmoins, les points de vue convergent. Simplement (?),  Leiris, survalorise les épisodes oniriques que j’avais subis comme des annexes pesantes, les réarticulant en l’élaboration progressive d’une métaphore puissamment signifiante. J’observe sa démonstration sans déplaisir. Il intellectualise mes baîllements. Je disais “épiphénoménal”. Il dit: “essentiel”. Je n’en change guère de point de vue. Je me serais dispensé de ces cauchemars digressifs.

Au passage, il m’a appris un mot, Leiris (je ne suis pas germanophone): Götterdämmerung. C’est quand même plus chic que “Crépuscule des dieux”. J’avais ainsi un professeur de lettres en classe de première, et que par ailleurs j’adorais. Elle ne pouvait évoquer les prémices du XVIII° siècle sans s’exclamer: Ah! les premières lueurs de l’Aufklärung.

Et puis Le vent. Claude Simon. Rude lecture que celle des toutes premières pages, et ensuite, comme un envoûtement. La fascination que peut exercer un texte à la structure compliquée, dans lequel à peu près rien n’est achevé du ressort du dialogue, dans un effort littéraire de restitution du réel avec et à travers tout ce qu’il peut avoir de fragmentaire, d’incertain, d’indéfini, d’incomplet, cette fascination est à la fois subie et étonnante. 

On trouve une bonne présentation du roman dans le Dictionnaire des œuvres (Laffont, « Bouquins », 1994) de Jean-Luc Seylaz :

« Qui est Antoine Montés ? un idiot ? un saint ? l'incarnation de l'innocence désastreuse ? Devenu son ami, ayant interrogé le notaire, recueilli les bruits qui courent en ville, le narrateur tente de reconstituer l’aventure du héros. Mais Montès, tout sensible qu’il est, n’a du monde et des êtres qu’une perception confuse et fragmentaire. Il paraît incapable de s’intéresser vraiment à ce qui lui arrive, de mener des actions réfléchies, et même de terminer ses phrases. Le narrateur se doit - à cette époque Claude Simon se réclame d’un réalisme phénoménologique – de respecter cette réalité vécue : il en propose donc moins une reconstitution cohérente qu’une restitution à coups d’images, de tableaux successifs, de propos suspendus. Davantage, il ne cesse de recourir à son imagination pour visualiser ce qu’on lui raconte, pour « inventer » ce réel (« je ne pouvais m’empêcher d’imaginer », « il me semblait le voir », « je cherchais à l’imaginer »). Le Vent devient ainsi un grand roman problématique : parce qu’il dénonce notre incorrigible besoin de raison et la prétention des récits traditionnels à imposer un ordre logique au réel ; et parce qu’il s’avoue constamment la restitution imaginaire de ce que Montés a ou aurait vécu. Ce qui ne nuit en rien à son pouvoir d’émotion. Même « réinventé », le destin de Montés est pathétique, tout comme l’amour pudique et timide qu’il porte à Rose et aux deux fillettes.
Portrait d’un être dont le comportement ingénu conteste la logique des notaires et l’ordre établi, Le Vent est aussi l’admirable évocation d’une ville méridionale avec ses petites gens, ses places, ses platanes, ses saisons et le vent « immémorial » qui donne son titre au roman.
»

Au détour d’une phrase, isolé, comme un hapax (occurence unique), un pédantisme de rédaction : non pas idéologie mais weltanschauung ! M’a d’autant plus amusé que je venais de lire, chez Salinger (Franny et Zooey) , weltschmerzen, pour parler de la douleur du monde

Le sous-titre de l’ouvrage, quand on ne l’a pas encore ouvert, est un peu inquiétant : Tentative de restitution d’un retable baroque. À l’avoir lu, c’est moins abscons. L’explication de textes de Jean Blanzat, dans Le Figaro littéraire du 26 octobre 1957 me semble tout à fait adéquate :

« ‘‘Tentative de restitution d'un retable baroque’’, dit le sous-titre, qui répond avec précision au propos de l'auteur. Un narrateur, professeur de lycée dans une ville qui pourrait être Perpignan, essaie de reconstituer, en rassemblant et ordonnant les témoignages de ses différents acteurs ou de ses témoins, une brève et rapide histoire qui vient d'occuper la chronique locale. Le mot retable suggère la succession des tableaux. Il a une résonance religieuse qui ne correspond pas à la nature entièrement profane des événements, mais qui pourrait se justifier par le caractère du héros principal, sorte de saint qui accomplit un destin exemplaire. Quant au terme “baroque” il nous semble amplement explicable par l'abondance des détails méticuleux et obsédants, par la mise en scène théâtrale des principaux épisodes et jusque par la démarche du style très précis, mais insistant et ciselé ».

Un livre à la séduction extrême, dans une sorte de halètement de la pensée logique qui parvient à reconstruire une histoire structurée via les hésitations mêmes de ce qui peut apparaître parfois comme un dysfonctionnement narratif. Oui, c’est le mot, extrêmement séduisant sans aucune volonté ou manœuvre de séduction. Séduisant et étonnant.

Au terme de cette quadri-lecture, outre la satisfaction – ce n’est pas négligeable – d’en être venu à bout ( !), un même souci de trouver les voies d’une « autre » approche du réel est évidente chez les auteurs parcourus. La phrase classique, l’indépassable analyse proustienne en a épuisé les possibilités. Semble rester  ici la volonté de ne pas reconstruire le ressenti, l’observé, et de laisser le réel s’imposer dans la brutalité de son imprécision, en allant au détail, mais sans l’interpréter, témoin d’un déroulement factuel, ou événementiel, qu’il n’est pas question de maîtriser en le re-narrant. Cela donne un œil photographique et hypnotique chez Robbe-Grillet, un flux émotionnel assez abstrait chez Nathalie Sarraute, le souffle d’une affectivité quasi hagarde chez Claude Simon et une étonnante introspection, matérialiste et affligée, chez Butor.

De vrais plaisirs de lecture, malgré les réserves énoncées, surtout avec La modification et Le vent. Surtout, peut-être, Le vent.



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