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Mémoire-de-la-Littérature
19 janvier 2012

Yves Bonnefoy.

Mardi 10/1/2012

Entre Interrogation, Incertitude, Incompréhension et Désarroi ...

Bonnefoy

Curieux premier séminaire.

On parle aujourd’hui tantôt de performance, tantôt d’installation pour ces prestations artistiques vaguement indéterminées qui mélangent ou bien privilégient l’improvisation, l’exhibition, le happening, le détournement d’objets et de structures à des fins qui se prétendent poétiques, ou projection de soi comme objet, comme sujet, comme pensée, comme non-être, et parfois (souvent ?) comme n’importe quoi …

On a (j’ai) dès le début de la séance, le sentiment qu’Antoine Compagnon a tant au propre qu’au figuré tenté avec Yves Bonnefoy une installation, lequel Yves Bonnefoy aurait produit une performance.

L’atmosphère est curieuse. Y. Bonnefoy, posé derrière l’estrade (j’étais dans mes feuillets, je ne l’ai pas vu arriver sur l’écran vidéo) semble d’abord inerte, apathique, ailleurs, tandis qu’Antoine Compagnon fait des efforts et des essais de présentation empathique qui n’en tirent aucune réaction. Et puis, Compagnon s’étant tu, comme un ressort qui se détend, comme une pendule qu’on vient de remonter, Yves Bonnefoy se met en branle, et prend violemment la parole, imposant au micro qui malheureusement l’amplifie, un volume vocal tout à fait excessif.

Bon. Tâchons d’être attentif si on peut ne pas être assourdi.

Après la présentation d’Antoine Compagnon qui a affirmé n’en pas faire, Y. Bonnefoy, s’abritant de Mallarmé (conseillant, au moment de publier, de couper le début et la fin) renonce à développer la première partie à laquelle il ;avait réfléchi et … qu’il résume-détaille, sur le thème : La poésie n’est pas la littérature.

La poésie, dit Y.Bonnefoy, ne se donne comme projet que d’établir la relation de moi à l’autre, que de bâtir le monde en cherchant à délivrer les vocables de la langue de leur réquisition par le conceptuel [n.d.l.r. : en d’autres termes, il s’agirait de délivrer les mots de leur sens , étonnant objectif ; tant que le mot signifie ce qu’il a l’air de vouloir dire, il n’est pas poétique. Heureux les simples d’esprit, car le royaume des poètes leur est ouvert]  La poésie est un désir d’être.

La littérature, elle, continue-t-il, se porte certes au-delà de la pensée ordinaire, mais elle reste les deux pieds dans les concepts de la langue commune. Quand J-J. Rousseau, dans la 5ième promenade (Rêveries du promeneur solitaire ; il s’agit en fait des réminiscences de Rousseau  à propos d’un séjour à l’île de Saint-Pierre, sur le lac de Bienne, en Suisse, Canton de Berne) , veut se dégager de l’eau (…) il n’en parle pas moins de l’élément liquide et demeure solidaire d’une représentation totale du monde, comme abstraction certes, mais signifiante.  La littérature est gestion de l’avoir.

{n.d.l.r.  Extrait du texte de Rousseau.

« … cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de la penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m’offrait l’image : mais bientôt ces impressions légères s’effaçaient dans l’uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m’attacher au point qu’appelé par l’heure et par le signal convenu je ne pouvais m’arracher de là sans effort ».}

La société, affirme Y.Bonnefoy,  a besoin de la poésie, mais celle-ci est dans une situation fort difficile car le concept s’accroche à cela même qui le dénie et le poète se laisse envahir par le concept et (…) la poésie reste hors d’atteinte, derrière la seule résurgence d’une intuition première.

Or  Baudelaire, annonce finalement Y.Bonnefoy, s’il reste comme les autres captif de l’imagination littéraire, est parvenu à dépasser l’obstacle et à se ressaisir de façon radicale … comme on va tâcher de le dégager en se limitant, pour cause de manque de temps, à quatre poèmes : Correspondances, Harmonie du soir, Le balcon, La servante au grand cœur.

Cette non-introduction d’Yves Bonnefoy m’a paru relever un peu de ce qu’on nomme un discours performatif, c’est-à-dire ‘‘qui crée (ou tend à créer) ce qu’il énonce’’, avec ici une pincée d’abscons. L’affirmation de départ, à le fois évidente (la poésie n’est pas toute la littérature) et provocatrice (en ôtant le toute) permettait de capter l’attention. La suite m’a un peu semblé restreindre la poésie à des réussites de cadavres exquis ou à des trouvailles de ptyx mallarméen, le plus sûr moyen de débarrasser le vocable de son concept étant encore de créer des vocables sans concept. Mais je mutile sans doute la pensée d’Y.Bonnefoy. Ensuite, quelques affirmations à la hache (Rousseau) m’ont laissé dans une relative incertitude quant aux efforts désespérés de la littérature pour s’extraire des pesanteurs du réel, en attendant un poétique et annoncé ressaisissement baudelérien qui, lui, allait in fine me laisser ‘‘sur le cul’’ !

Dans l’immédiat, opposer la poésie, désir d’être, à la littérature, gestion de l’avoir , n’est ce pas à la fois avoir le sens de la formule et tomber dans le cliché du clochard céleste conchiant l’épicerie bourgeoise ? Mais je mutile sans doute la pensée d’Y.Bonnefoy (bis).

Correspondances.

La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

L'homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l’observent avec des regards  familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

- Et d’autres corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies,

Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,

Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

Deux quatrains, deux tercets : un sonnet, dit Y.Bonnefoy, comme cinquante des cent-vingt-cinq pièces des Fleurs du Mal. Jugement général : le sonnet comme forme, dans la symétrie de ses quatrains, bien adaptée à l’exposé et  à la mise en question d’une pensée autonome, sur des thèmes souvent liés au renouveau platonicien d’après la Renaissance.   Avec, dans les deux strophes de trois vers à rimes glissantes qui suivent les quatrains, une rupture permettant la mise à distance de la chose d’abord dite, une prise de conscience, une affirmation de l’intellect en acte. Mouais …

Les huit premiers vers, ici, analyse Y.Bonnefoy, relèvent de la littérature, du rêve. Ce n’est pas de la poésie. Seule évidence dans la confusion profuse (ou la profusion confuse) de la Nature : les couleurs, les parfums et les sons se répondent, nuances dans un qualitatif unique, comme les composantes d’une même gamme. Mais ceci s’opère en rupture avec ce qui est, au bénéfice d’une distillation du sensible. Car les couleurs peuvent être sales, toute odeur n’est pas un parfum tant il en est de fort mauvaises, et les hurlements eux aussi sont des sons. Baudelaire reste là solidaire du langage comme réseau de concepts, il réduit le réel par choix, et l’on n’entendra pas ici le râle des agonisants dans le fond des hospices. On esthétise, on se donne loisir de rêver, on prend des essences pour les laver, les embellir, les purifier du réel. On est dans l’imagination ‘‘d’un pays, là-bas’’, qui sera celui de L’invitation au voyage. Une beauté se développe, dégagée de l’ordinaire, qui vient signer la preuve de nos potentialités. Et Y.Bonnefoy se réfère au Mallarmé des Fenêtres [n.d.l.r. … et c’est moi qui cite] :

(…)

Ivre, il vit, oubliant l’horreur des saintes huiles,

Les tisanes, l’horloge et le lit infligé,

La toux ; et quand le soir saigne parmi les tuiles,

Son œil, à l’horizon de lumière gorgé,

Voit des galères d’or, belles comme des cygnes,

Sur un fleuve de pourpre et de parfums dormir

En berçant l’éclair fauve et riche de leurs lignes

Dans un grand nonchaloir chargé de souvenir !

(…)

La pensée des Correspondances, c’est ce rêve de beauté. S’agira-t-il d’aimer ? Ce sera hors de toute chair ; si femme il y a, elle est un rêve, et on la nommera alors sœur. A cette aune, l’unité des huit premiers vers, c’est le choix de la solitude. [n.d.l.r. Cette conclusion, au terme d’un cheminement qui mérite le même qualificatif, me semble tout à fait contestable]

Mais peut-on, dit Y.Bonnefoy, soutenir longtemps de telles pensées ? Et voilà qu’arrivent les deux tercets.

Ils délaissent sons et couleurs [n.d.l.r. : les hautbois et les vertes prairies comme épiphénomènes …] et la focalisation s’effectue sur les parfums. On s’extrait de l’abstraction des quatrains pour redécouvrir le réel ; il arrive par palier, car on a encore un pied dans le rêve et  le ‘‘verts comme les prairies’’ n’est pas sans résonance avec le ‘‘vert paradis des amours enfantines’’  de Moesta et errabunda. Mais d’autres parfums s’imposent, bien concrets cette fois, ‘‘corrompus’’ et ‘‘riches’’ et ‘‘triomphants’’, ce sont ceux qu’utilise Jeanne Duval, ou le dandy que Baudelaire veut et se flatte d’être (cf. le couple des Bijoux : ‘‘La très chère était nue et, connaissant mon cœur …’’).

Bilan, selon Y.Bonnefoy, de ces Correspondances ? Baudelaire entrouvre les yeux, on est au tout début d’un ressaisissement.

Cette affirmation et le parcours explicatif d’Y.Bonnefoy me laissent au moins rêveur. Les textes sont comme les statistiques, on leur fait dire ce qu’on veut. Pourquoi à ce compte-là avoir négligé les ‘‘chairs d’enfants’’ au titre d’une tentation pédophile, et ne pas avoir fait la jonction entre  les ‘‘choses infinies’’, les ‘‘transports de l’esprit et des sens’’ et ‘‘l’encens’’ pour souligner, à côté de la sensualité noire de Jeanne Duval, la tentation d’une extase mystique façon  Sainte Thérèse (cf. Le Bernin) ? Par exemple …

Harmonie du soir .

Le poème de  Baudelaire, dit Y.Bonnefoy, le plus connecté à Correspondances.  Un véhicule 4x4 de sa pensée cette fois (ça, il ne l’a pas dit !).

Voici venir les temps où vibrant sur sa tige

Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;

Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;

Valse mélancolique et langoureux vertige !

Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;

Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;

Valse mélancolique et langoureux vertige !

Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige,

Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !

Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;

Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige.

Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir,

Du passé lumineux recueille tout vestige !

Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige …

Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir!

Harmonie du ‘‘soir’’ et plein de rimes en ‘‘oir’’…  Mais ne pas se moquer, la musicalité du poème est remarquable, avec cette extraordinaire trouvaille : Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige. Y.Bonnefoy déchiffre dans ces vers « la même contradiction » que dans Correspondances, entre l’aspiration à une réalité supérieure et l’exigence de ‘‘l’ordinaire’’. Les parfums, dit-il, sont maîtres du jeu. L’imaginaire du parfum a pris le pas, un parfum au début sensuel, mais dont le vertige qu’il procure est aussi une montée vers un ciel, apaisé, triste et beau comme un grand reposoir. Il y a là, dit Y.Bonnefoy, une expérience centrale chez Baudelaire : à partir de sensations éprouvées, la trace, la preuve qu’il existe une réalité plus haute, le sentiment d’une intensification, d’une diversification  des couleurs conduisant à plus de beauté que n’en offre la saisie directe et première. Il cite Le Voyage :

(…)

Les plus riches cités, les plus grands paysages,

Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux

De ceux que le hasard fait avec les nuages.

(…)

C’est le ‘‘là-bas’’, dit-il, du monde de l’idéal qui se rapproche un instant, preuve de son existence en nous à laquelle le peintre et le poète qui vont ‘‘au-delà’’  nous font accéder, nous la restituant dans sa possibilité. Et, partant, les vivants piliers de Correspondances, ce pourraient être dans des tableaux de Delacroix, des colonnes baroques ou son Apollon vainqueur [n.d.l.r. … du serpent Python ; immense peinture (8mx7,50m) au plafond de la galerie Apollon du Louvre, travail de 1850-1851] ; nous ne disposons que de l’art, mais il y parvient, pour nous élever au-dessus du monde. Las, voilà que: Le violon frémit comme un cœur qui s’afflige ; le dandy distancié a disparu, la lionne sensuelle s’est effacée , et nous sommes rendus à l’humble, au souffrant, à un soleil qui s’est concrètement noyé dans un sang ordinaire et qui se fige ordinairement. Car le pays idéal des nuées, c’est le hasard  qui l’a créé, et c’est le hasard qui le dissipe et avec lui nos illusions. De la réalité supérieur, que nous reste-t-il ? L’évidence de la mort. Qu’aura donc apporté cette expérience ? Ceci, essentiellement, un souvenir en [nous qui] luit comme un ostensoir, en quelque sorte, ‘‘la beauté d’avoir été’’. C’est ainsi, dit Y.Bonnefoy, que le poème quitte la littérature pour la poésie, pour ‘‘accomplir le ressaisissement’’ ( ?)

Une différence avec la solitude avancée du promeneur des deux premiers quatrains de Correspondances ? Y.Bonnefoy l’affirme et veut la souligner : Baudelaire, s’il regarde le soleil qui se couche, tient à le regarder  avec quelqu’un. Et on cite une lettre de Baudelaire à sa mère, datée du 11/9/1856, où il parle de Jeanne Duval, regrettant de ne plus partager avec elle le spectacle de la beauté : « … encore maintenant, je me surprends à penser en voyant un bel objet (…) pourquoi n’est-elle pas avec moi (…) » [n.d.l.r. : le 11/9/1856 est donné comme date de la rupture avec Jeanne après une liaison de 14 ans ; l’extrait lu (je n’ai pas trouvé – recherche trop superficielle sans doute  – la lettre elle-même) est peu compatible avec une rupture du jour ; ou bien j’ai mal entendu et c’est une projection sur l’avenir, désormais au lieu de maintenant, etc ? Il faut alors  reconstruire toute la phrase notée à la volée. Peu probable. Ou encore, j’ai confondu la date de la rupture, qu’Y.Bonnefoy aurait citée, avec la date d’une lettre postérieure … ]

En tout cas, de la part du conférencier, une lecture assez tarabiscotée, m’a-t-il semblé, pour un hymne au rythme magnifique, mais qu’on peut aussi bien percevoir comme la nostalgie la plus banale d’une tristesse esseulée face à un couchant de juin, pourquoi pas dans les environs de Grasse (06130), avec au loin, porté par la brise, le crin-crin mélancolique d’un violoneux qui fait la manche . Et puis cette histoire assez confuse encore de « ressaisissement » … Mais attendons la fin, disait le roseau, chez La Fontaine...

Le balcon :

Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,

Ô toi, tous mes plaisirs ! ô toi, tous mes devoirs !

Tu te rappelleras la beauté des caresses,

La douceur du foyer et le charme des soirs,

Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses !

Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon,

Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses,

Que ton sein m’était doux ! que ton cœur m’était bon !

Nous avons dit souvent d’impérissables choses

Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon.

Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !

Que l’espace est profond ! que le cœur est puissant !

En me penchant vers toi, reine des adorées,

Je croyais respirer le parfum de ton sang.

Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !

La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison,

Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles,

Et je buvais ton souffle, ô douceur ! ô poison !

Et tes pieds s’endormaient dans mes mains fraternelles.

La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison.

Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses,

Et revis mon passé blotti dans tes genoux.

Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses

Ailleurs qu’en ton cher corps et qu’en ton cœur si doux ?

Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses !

Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,

Renaîtront-ils d’un gouffre interdit à nos sondes,

Comme montent au ciel les soleils rajeunis

Après s’être lavés au fond des mers profondes ?

- Ô serments ! ô parfums ! ô baisers infinis !

Yves Bonnefoy  creuse le rapprochement constant, tout au long du texte, entre le soleil couchant et le feu dans l’âtre. S’ils sont, dit-il, si solennellement appariés, c’est que leur impossible simultanéité s’établit dans la mysticité de l’intemporel, fonde une analogie qui est le secret de toute la poésie baudelérienne.

Il dit : On entretenait des feux tout au long de l’hiver, du temps de Baudelaire, les maisons chauffées seulement en partie, les couloirs froids, une seule cheminée, mais quel pouvoir d’attraction ! L’âtre justifie la réunion et l’espérance, il est beauté et rappel au sentiment de la finitude, il est soleil quand le soleil a cédé sa place ; il y a là un enseignement difficile à comprendre [ n.d.l .r. :ah ?] et les pensées de Baudelaire devant le feu ne sont pas heureuses. 

Et  Y.Bonnefoy cite La cloche fêlée :

Il est amer et doux , pendant les nuits d’hiver,

D’écouter, près du feu qui palpite et qui fume,

Les souvenirs lointains lentement s’élever

Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.

(…)

Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu’en ses ennuis

Elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits,

Il arrive souvent que sa voix affaiblie

Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie

Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts,

Et qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts.

Baudelaire, dit Y .Bonnefoy, dont l’âme est ainsi fêlée, ne sait plus faire corps avec l’espoir  collectif [ n.d.l.r. : sans doute celui de la réunion devant l’âtre (?)] , et il souligne les trois derniers vers, « parmi les plus terribles qu’on ait jamais écrits ».

[n.d.l.r. : Oui, splendide noirceur, bien sûr. Mais par surcroît, et chaque fois, le dernier, en dépit d’un registre sans aucune proximité, me fait penser à la magnifique image de Paul Valery dans le Cimetière marin, à propos de Zénon : Achille, immobile à grands pas. ]

La servante au grand cœur :

La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse,

Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,

Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.

Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs,

Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres,

Son vent mélancolique à l’entour de leurs marbres,

Certes, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,

A  dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,

Tandis que, dévorés de noires songeries,

Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,

Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,

Ils sentent s’égoutter les neiges de l’hiver

Et le siècle couler, sans qu’amis ni famille

Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille.

Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir,

Calme, dans le fauteuil je la voyais s’asseoir,

Si, par  une nuit bleue et froide de décembre,

Je la trouvais tapie dans un coin de ma chambre,

Grave, et venant du fond de son lit éternel

Couver l’enfant grandi de son œil maternel,

Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse,

Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse ?

[n.d.l.r. : je trouve ce poème admirable et d’une émotion poignante]

Angoisse, dit Bonnefoy, mais on est dans l’ordre du souvenir. Les commentateurs – il le pense et le dit – n’ont pas suffisamment vu ici un cauchemar. Il y a là tout ce que Baudelaire redoute, la vieillesse, le repliement. Mais ce cauchemar reste un rêve et le rêvant, il comprend, près du feu, que Mariette est non seulement quelqu’un qui l’a aimé, mais l’être même dont elle essaie de lui faire don [n.d.l.r. : … pas parfaitement clair ; dans un effort pour l’amener à être, à l’être à venir que l’enfant n’est pas encore ?] ; et s’il désirait Jeanne pour admirer avec lui les nuages, il la voulait aussi pour être la ‘‘coupable amie’’ d’une page de Fusées

[n.d.l.r. : « … A travers la noirceur de la nuit, il avait regardé derrière lui dans les années profondes, puis il s’était jeté dans les bras de sa coupable amie pour y retrouver le pardon qu’il lui accordait … » Fusées . XV/22 (La Pléiade)], prête à se faire la mère des souvenirs et à lui montrer ce qui est et ce qui n’est pas, personne  réelle avec qui faire alliance pour que la vie ait un sens.

Il y a ici, dit Y.Bonnefoy, un grand poème de la finitude où, prolongeant l’analogie du soleil et du  feu dans l’âtre, se fait jour ce fruit  de l’expérience que même un mauvais feu est porteur de plus de vérité que celui qu’on entretient dans les rêves des nuages.

Et c’est cela [n.d.l.r. : Nous y voilà !] le grand ressaisissement, ne plus rêver, faire du monde réel le cadre vrai où vivre cette nuit du Balcon [n.d.l.r. : cette nuit ? dans cette nuit ? bordé par cette nuit ?], celle qui « s’épaississait ainsi qu’une cloison » [n.d.l.r. : l’image n’est vraiment pas heureuse, ou alors, à prendre au sens premier de ce qui est suggéré ici, la finitude du réel, le mur qui clôt, tout rêve illusoire dehors. Peut-être.] , où « mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles ».

Et puis, aussi brutalement qu’il avait commencé, Y.Bonnefoy s’interrompt : « Mais il faut abréger et finir. Et donc c’est fini. » . Il se tait et ne dira plus rien, redevenu mutique, aphasique comme lors de l’introduction d’A.Compagnon.  Celui-ci, d’ailleurs semble perturbé, éberlué, lui-même sans voix. Il va néanmoins parvenir à prononcer quelques mots: « J’ai cru entendre la chaleur du foyer …mais nous n’allons pas discuter, je pense que nous allons arrêter. »

Que conclure raisonnablement de cet exposé ? Le ‘‘ressaisissement’’ de la fin, censé  - c’était l’annonce du début – caractériser le geste proprement poétique de Baudelaire est soudain réduit au repliement frileux des hivers près du feu, Heureux qui comme Ulysse, etc. Voilà la poésie ? La poésie comme découverte de ce que, loin de toute invention d’une imagination rêveuse, un tiens vaut mieux que deux tu l’auras et en avant pour Sarah (La femme qui est dans mon lit/ N’a plus vingt ans depuis longtemps …), la chanson larmoyante de Reggiani : « Lorsque la nuit/ Nous réunit/ Son corps ses mains/ S’offrent aux miens/ Et c’est son cœur/ Couvert de pleurs/ Et de blessures/ Qui me rassure. » Je rêve ?

J’ai eu un vrai problème (je l’ai encore) avec ce séminaire.

Les poèmes choisis sont beaux. Je me suis efforcé de coller à mes notes qui se sont efforcées de transcrire l’exposé. Et puis, les synthétisant, je me retrouve avec l’impression d’avoir assisté à l’effort fatigué  d’un poète chenu pour plaquer, sur les vers tristes et noirs de Baudelaire, la nostalgie épuisée d’une longue vie dont le bilan n’est qu’au regret d’avoir tant tardé à être lucide. Comme si, dessillé par les ans quant à la vanité des flamboiements de la jeunesse, Y.Bonnefoy voulait faire porter à Baudelaire le dépit de ne pas avoir plus tôt compris que les confuses paroles d’une nature bruissant de ses vivants piliers, ce n’était que la musique sourde et régulière des ondes d’un sang jeune traversant des circonvolutions cérébrales. Ne resterait alors de vrai, seul espoir d’une vie lorsqu’elle se prolonge, que la tasse de café ou le bol de tisane, la compagne des jours passés, compréhensive et flapie, le plaid chaud sur les jambes, le fauteuil près du feu et le menton sur la poitrine. Ce qu’on peine à appeler un "ressaisissement" !

Conclusion incertaine. Lignes scandaleuses ? Mon doute étonné est sincère. Ai-je bien compris ? J’ai eu, ma foi, le sentiment d’entendre dans la voix d’Antoine Compagnon , en cette fin de séance écourtée, l’écho d’une surprise analogue …

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