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Mémoire-de-la-Littérature
21 mai 2013

Proust: ejaculatio praecox

REMARQUES. 

Couple-love-31396193-1440-900après l'amour

D’accord, c’est provocateur, mais ...

La plate vérité est que je me suis décidé - sauf erreur fin 2012, octobre ou novembre - à relire linéairement et intégralement la Recherche (les trois tomes de la Pléiade - édition 1954). Ma précédente relecture intégrale devait bien avoir quinze ans d’âge, il était temps de reprendre contact.

Le travail est en cours mais, autant Swann et les Jeunes filles en fleurs n’ont été que le renouvellement d’un enchantement de lecture, autant Guermantes - où j’en suis -  manifeste les signes d’une rédaction qui, à côté de joyaux, souffre ponctuellement, ici ou là, soudain, de flottements appelant des révisions que Proust n’aurait certainement pas manqué d’opérer s’il avait perduré.

Ainsi, pour prendre un exemple où se jouent à la fois la forme et le fond, je n’ai pas complètement adhéré, cette fois, à la longue épopée du baiser d’Albertine qui déploie ses complications au début du chapitre II de Du côté de Guermantes, succédant à l’admirable fin du chapitre I sur l’agonie de la grand-mère.

Et au sein de ce manque d’adhésion, il y a, sur le fond, les ambiguïtés d’un dit / non dit qui situe l’accès au plaisir du narrateur dans une agaçante incertitude logique.

GilberteChampsElysées     On avait eu, dans les Jeunes filles en fleurs, l’épisode érotique «Gilberte / Champs-Elysées » . Dans l’écheveau embrouillé de ses relations avec l‘adolescente, le narrateur a écrit à Swann une lettre à laquelle celui-ci n’a pas donné suite et que sa fille va proposer de rendre:

« Un instant après (…) je quittai [ Françoise] pour retourner auprès de Gilberte. Je l'aperçus tout de suite, sur une chaise, derrière le massif de lauriers. C'était pour ne pas être vue de ses amies : on jouait à cache-cache. J'allai m'asseoir à côté d'elle. Elle avait une toque plate qui descendait assez bas sur ses yeux leur donnant ce même regard «en dessous», rêveur et fourbe que je lui avais vu la première fois à Combray. Je lui demandai s'il n'y avait pas moyen que j'eusse une explication verbale avec son père. Gilberte me dit qu'elle la lui avait proposée, mais qu'il la jugeait inutile. « Tenez, ajouta-t-elle, ne me laissez pas votre lettre, il faut rejoindre les autres puisqu'ils ne m'ont pas trouvée. »

Si Swann était arrivé alors avant même que je l'eusse reprise, cette lettre de la sincérité de laquelle je trouvais qu'il avait été si insensé de ne pas s'être laissé persuader, peut-être aurait-il vu que c'était lui qui avait raison. Car m'approchant de Gilberte qui, renversée sur sa chaise, me disait de prendre la lettre et ne me la tendait pas, je me sentis si attiré par son corps que je lui dis :

– Voyons, empêchez-moi de l'attraper nous allons voir qui sera le plus fort.

Elle la mit dans son dos, je passai mes mains derrière son cou, en soulevant les nattes de ses cheveux qu'elle portait sur les épaules, soit que ce fût encore de son âge, soit que sa mère voulût la faire paraître plus longtemps enfant, afin de se rajeunir elle-même; nous luttions, arc-boutés. Je tâchais de l'attirer, elle résistait ; ses pommettes enflammées par l'effort étaient rouges et rondes comme des cerises ; elle riait comme si je l'eusse chatouillée ; je la tenais serrée entre mes jambes comme un arbuste après lequel j'aurais voulu grimper; et, au milieu de la gymnastique que je faisais, sans qu'en fût à peine augmenté l'essoufflement que me donnaient l'exercice musculaire et l'ardeur du jeu, je répandis, comme quelques gouttes de sueur arrachées par l'effort, mon plaisir auquel je ne pus pas même m'attarder le temps d'en connaître le goût ; aussitôt je pris la lettre. Alors, Gilberte me dit avec bonté :

– Vous savez, si vous voulez, nous pouvons lutter encore un peu.

Peut-être avait-elle obscurément senti que mon jeu avait un autre objet que celui que j'avais avoué, mais n'avait-elle pas su remarquer que je l'avais atteint. Et moi qui craignais qu'elle s'en fût aperçue (et un certain mouvement rétractile et contenu de pudeur offensée qu'elle eut un instant après, me donna à penser que je n'avais pas eu tort de le craindre), j'acceptai de lutter encore, de peur qu'elle pût croire que je ne m'étais proposé d'autre but que celui après quoi je n'avais plus envie que de rester tranquille auprès d'elle. »

Ejaculatio praecox, c’était net.

Cette fois, il s’agit d’Albertine ………

BaiserAlbertine    …….. elle rend visite au narrateur tandis qu’il est au lit! Le souvenir du baiser repoussé de Balbec est encore dans l’esprit de celui-ci; on bavarde, très longuement, avec chez lui un désir de revanche et aussi un désir tout court en arrière-plan. Albertine lui semble disponible, avec, pour base de cette impression, les évolutions langagières de la jeune fille, l’apparition de tournures dans son discours qu’il veut lire en termes de déniaisement:

« … si l'on m'avait demandé sur quoi – au cours de ce bavardage interminable où je taisais à Albertine la seule chose à laquelle je pensasse – se basait mon hypothèse optimiste au sujet des complaisances possibles, j'aurais peut-être répondu que cette hypothèse était due (…) à l'apparition de certains mots qui ne faisaient pas partie de son vocabulaire, au moins dans l'acception qu'elle leur donnait maintenant. (…) [et] m'apparut l'évidence de bouleversements que je ne connaissais pas mais propres à autoriser pour moi toutes les espérances. (…) »

Du coup, on s’enhardit, dans cette manière enfantine et désuète, totalement décalée autant que transparente, propre aux avances immatures: « … et je me hâtai de dire :

– Imaginez-vous que je ne suis pas chatouilleux du tout, vous pourriez me chatouiller pendant une heure que je ne le sentirais même pas.

– Vraiment !

– Je vous assure.

Elle comprit sans doute que c'était l'expression maladroite d'un désir, car comme quelqu'un qui vous offre une recommandation que vous n'osiez pas solliciter, mais dont vos paroles lui ont prouvé qu'elle pouvait vous être utile :

– Voulez-vous que j'essaye ? dit-elle avec l'humilité de la femme.

– Si vous voulez, mais alors ce serait plus commode que vous vous étendiez tout à fait sur mon lit.

– Comme cela ?

– Non, enfoncez-vous.

– Mais je ne suis pas trop lourde ?

Comme elle finissait cette phrase la porte s'ouvrit, et Françoise portant une lampe entra. Albertine n'eut que le temps de se rasseoir sur la chaise. »

Contretemps, donc. On aura remarqué l’argument chatouilleux, qui renvoie à la chatouille élyséenne du passage précédent, avec Gilberte, et qui contribue à l’infantilisation de la pulsion sexuelle. Mais, Françoise partie, on revient à ses moutons …

« Quand Françoise fut sortie de la chambre et Albertine rassise sur mon lit :

– Savez-vous ce dont j'ai peur, lui dis-je, c'est que si nous continuons comme cela, je ne puisse pas m'empêcher de vous embrasser.

– Ce serait un beau malheur. »

On tourne autour du pot : « – Si vraiment vous permettez que je vous embrasse, j'aimerais mieux remettre cela à plus tard et bien choisir mon moment. Seulement il ne faudrait pas que vous oubliiez alors que vous m'avez permis. Il me faut un « bon pour un baiser ».

– Faut-il que je le signe ?

– Mais si je le prenais tout de suite, en aurais-je un tout de même plus tard ?

– Vous m'amusez avec vos bons, je vous en referai de temps en temps. »

Enfin, au terme de diverses digressions, on touche au but : « …tout d'un coup, mes yeux cessèrent de voir, à son tour mon nez s'écrasant ne perçut plus aucune odeur, et sans connaître pour cela davantage le goût du rose désiré, j'appris à ces détestables signes, qu'enfin j'étais en train d'embrasser la joue d'Albertine. »

Et puis, c’est la surprise de lecture.

On en était à un chaste baiser , certes apparemment attendu dans une attitude albertinienne assez étonnante, et assorti de considérations plus larges que le contact de deux lèvres sur une joue, pouvant sous-entendre d‘autres perspectives: « Était-ce parce que nous jouions (figurée par la révolution d'un solide) la scène inverse de celle de Balbec, que j'étais, moi, couché, et elle levée, capable d'esquiver une attaque brutale et de diriger le plaisir à sa guise, qu'elle me laissa prendre avec tant de facilité maintenant ce qu'elle avait refusé jadis avec une mine si sévère ? (Sans doute, de cette mine d'autrefois, l'expression voluptueuse que prenait aujourd'hui son visage à l'approche de mes lèvres ne différait que par une déviation de lignes infinitésimales, mais dans lesquelles peut tenir toute la distance qu'il y a entre le geste d'un homme qui achève un blessé et d'un qui le secourt, entre un portrait sublime ou affreux.) Sans savoir si j'avais à faire honneur et savoir gré de son changement d'attitude à quelque bienfaiteur involontaire qui, un de ces mois derniers, à Paris ou à Balbec, avait travaillé pour moi, je pensai que la façon dont nous étions placés était la principale cause de ce changement. C'en fut pourtant une autre que me fournit Albertine ; exactement celle-ci : « Ah ! c'est qu'à ce moment-là, à Balbec, je ne vous connaissais pas, je pouvais croire que vous aviez de mauvaises intentions. » Cette raison me laissa perplexe. Albertine me la donna sans doute sincèrement. Une femme a tant de peine à reconnaître dans les mouvements de ses membres, dans les sensations éprouvées par son corps, au cours d'un tête-à-tête avec un camarade, la faute inconnue où elle tremblait qu'un étranger préméditât de la faire tomber. »

Certes, mais enfin, pour le redire, au bout du compte, un chaste baiser. Or, immédiatement après ces explications, ceci: « En tout cas, quelles que fussent les modifications survenues depuis quelque temps dans sa vie, et qui eussent peut-être expliqué qu'elle eût accordé aisément à mon désir momentané et purement physique ce qu'à Balbec elle avait avec horreur refusé à mon amour, une bien plus étonnante se produisit en Albertine, ce soir-là même, aussitôt que ses caresses eurent amené chez moi la satisfaction dont elle dut bien s'apercevoir et dont j'avais même craint qu'elle ne lui causât le petit mouvement de répulsion et de pudeur offensée que Gilberte avait eu à un moment semblable, derrière le massif de lauriers, aux Champs-Élysées. »

Avec ces développements:

« Ce fut tout le contraire. Déjà, au moment où je l'avais couchée sur mon lit et où j'avais commencé à la caresser, Albertine avait pris un air que je ne lui connaissais pas, de bonne volonté docile, de simplicité presque puérile. Effaçant d'elle toutes préoccupations, toutes prétentions habituelles, le moment qui précède le plaisir, pareil en cela à celui qui suit la mort, avait rendu à ses traits rajeunis comme l'innocence du premier âge. Et sans doute tout être dont le talent est soudain mis en jeu devient modeste, appliqué et charmant ; surtout si, par ce talent, il sait nous donner un grand plaisir, il en est lui-même heureux, veut nous le donner bien complet. Mais dans cette expression nouvelle du visage d'Albertine il y avait plus que du désintéressement et de la conscience, de la générosité professionnels, une sorte de dévouement conventionnel et subit ; et c'est plus loin qu'à sa propre enfance, mais à la jeunesse de sa race qu'elle était revenue. Bien différente de moi qui n'avais rien souhaité de plus qu'un apaisement physique, enfin obtenu, Albertine semblait trouver qu'il y eût eu de sa part quelque grossièreté à croire que ce plaisir matériel allât sans un sentiment moral et terminât quelque chose. Elle, si pressée tout à l'heure, maintenant sans doute et parce qu'elle trouvait que les baisers impliquent l'amour et que l'amour l'emporte sur tout autre devoir, disait, quand je lui rappelais son dîner :

– Mais ça ne fait rien du tout, voyons, j'ai tout mon temps.

Elle semblait gênée de se lever tout de suite après ce qu'elle venait de faire, gênée par bienséance, comme Françoise, quand elle avait cru, sans avoir soif, devoir accepter avec une gaieté décente le verre de vin que Jupien lui offrait, n'aurait pas osé partir aussitôt la dernière gorgée bue, quelque devoir impérieux qui l'eût appelée. Albertine – et c'était peut-être, avec une autre que l'on verra plus tard, une des raisons qui m'avaient à mon insu fait la désirer – était une des incarnations de la petite paysanne française dont le modèle est en pierre à Saint-André-des-Champs. De Françoise, qui devait pourtant bientôt devenir sa mortelle ennemie, je reconnus en elle la courtoisie envers l'hôte et l'étranger, la décence, le respect de la couche. »

Tout cela est assez curieusement monté. On est passé ainsi sans transition de la longue, très longue mise en place d’un baiser factuellement amical, dont il est justement souligné qu’il est accordé parce qu’aucun soupçon de mauvaises intentions n’est plus à l’ordre du jour, à l’affirmation de caresses partagées aboutissant au plaisir sexuel, caresses délivrées dans le cadre d’un dévouement désintéressé et d’une générosité professionnelle de la partenaire où l’éjaculation du narrateur récompense le comportement attentif, plein de gaieté décente si propre à ce souci de bienséance qui est celui de la petite paysanne française dont le modèle est en pierre à Saint-André-des-Champs.

C’est un peu fort de café, aurait dit ma mère.

Ces pages sont tout à fait ambiguës, et je les ai redécouvertes surprenantes. Le passage se prolonge un moment, dans un post coïtum où Albertine se montre pleine d’attention, tendre et bavarde, s’attarde, questionne, complimente, et manifeste qu’elle souhaite revenir, jusqu’à cette sortie: « Arrivée à la porte, étonnée que je ne l'eusse pas devancée, elle me tendit sa joue, trouvant qu'il n'y avait nul besoin d'un grossier désir physique pour que maintenant nous nous embrassions. Comme les courtes relations que nous avions eues tout à l'heure ensemble étaient de celles auxquelles conduisent parfois une intimité absolue et un choix du coeur, Albertine avait cru devoir improviser et ajouter momentanément aux baisers que nous avions échangés sur mon lit, le sentiment dont ils eussent été le signe pour un chevalier et sa dame tels que pouvait les concevoir un jongleur gothique. »

Miracle du plaisir advenu presque par inadvertance, ou par malentendu? A l’ouverture de ces pages, on avait d’abord lu : « Non seulement je n’avais plus d’amour pour elle (…) [mais il] n’y avait aucun doute que je lui fusse depuis longtemps devenu fort indifférent. »

Bizarre, bizarre. Il y a là, me semble-t-il, de quoi bien plus abondamment que je ne le fais ici s’interroger. Pour aujourd‘hui, ce n’était qu’un survol à chaud, de chic, d’humeur, une lecture naïve en somme …. comme aurait peut-être dit A.C. !

 

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