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Mémoire-de-la-Littérature
15 mars 2019

LEÇON N° 8 - Mardi 12/3/2019

AIMER SAINTE-BEUVE ....           Et Sainte-Beuve, qui aima-t-il? Adèle Foucher, épouse Hugo, certainement ....

                         Livre_d'amour_-_[par_Sainte-Beuve]_Sainte-Beuve_Charles-Augustin_bpt6k63635660                                        Le livre d'amour de Sainte-Beuve, est accessible sur le site Gallica (ICI).

J'en ignorais tout. Compilation des vers passionnés inspirés par Adèle, il se déploie sur plus de cent pièces rimées. Le scandale, dit A.C., qui s'était levé dans les années 1840, lorsque Sainte-Beuve avait envisagé de le publier, l'avait fait en quelque sorte disparaître. Republié en 1904 par le dernier secrétaire du grand homme, Jules Troubat, ce Livre d'amour explicite une passion inattendue, attentatoire à la figure de Victor Hugo et mise sur la place publique  - lors de l'essai de 1847  - tandis que la liaison du poète avec Juliette Drouet, sa maîtresse officielle, durait déjà depuis presque dix ans. Une passion inattendue commencée en 1830 et terminée en 1837. Je savais un peu de cette affaire, comme tout le monde, avec le soufre (et sans doute la souffrance) de la malformation sexuelle de Sainte-Beuve, un hypospadias, auquel Adèle, finalement, devait un peu de repos, en contrepartie de la frénésie priapique de Victor à qui, prenant acte de cinq grossesses en huit ans, elle avait décidé de se refuser. Je savais un peu. J'ignorais les vers. Ils ne sont pas mauvais, il me semble.

                 Livre_d'amour- tab

L'affaire tient de fait assez peu de place dans cette leçon de reprise, après les congés de février, et c'est moi qui, surpris, souligne. 

Comme Antoine Compagnon souligne, lui, combien, reprenant le carnet 1 de Proust, datant de 1908, où se trouvent ses notes sur Sainte-Beuve, il a redécouvert ou plutôt découvert qu'il avait eu tendance jusque-là à méjuger le réel intérêt du premier pour le second.

En tout cas, il va reprendre les quatre notes infrapaginales que Proust a insérées dans sa préface à Sésame et les lys, ce Sur la lecture déjà discuté tant par lui-même que par Donatien Grau, ce qui ne va pas aller sans redites. A.C. s'essaie, ici, à un classement typé, renvoyant chaque note à une position ou à une analyse/auto-analyse précise de Proust.

La première note a trait à la mélancolie de l'imparfait dans les romans : 

J’avoue que certain emploi de l’imparfait de l’indicatif – de ce temps cruel qui nous présente la vie comme quelque chose d’éphémère à la fois et de passif, qui, au moment même où il retrace nos actions, les frappe d’illusion, les anéantit dans le passé sans nous laisser comme le parfait la consolation de l’activité – est resté pour moi une source inépuisable de mystérieuses tristesses. Aujourd’hui encore je peux avoir pensé pendant des heures à la mort avec calme ; il me suffit d’ouvrir un volume des Lundis de Sainte-Beuve et d’y tomber par exemple sur cette phrase de Lamartine (il s’agit de Mme d’Albany) : « Rien ne rappelait en elle à cette époque... C’était une petite femme dont la taille un peu affaissée sous son poids avait perdu, etc. » pour me sentir envahi aussitôt par la plus profonde mélancolie. – Dans les romans, l’intention de faire de la peine est si visible chez l’auteur qu’on se raidit un peu plus. 

Au-delà de ce qui est ici écrit, A.C. avance que le couple que forma la Comtesse d'Albany avec le peintre montpelliérain François-Xavier Fabre rappelait à Proust celui que formaient Emile et Geneviève Straus, veuve Bizet, dont il était proche. Sur la Comtesse elle-même, les informations fournies ont dupliqué celles de la notice wikipédia dont je recopie l'essentiel:

comtesse-dalbany

Louise de Stolberg, comtesse d'Albany,  née en 1752, épousa à 20 ans Charles Edouard Stuart, prétendant malheureux aux trônes d'Angleterre et d'Ecosse qui avait pris le titre de comte d'Albany. Humilié par ses échecs, le prince devait sombrer dans l'alcool et sa jeune épouse le quitter après huit années de vie commune. Elle vécut ensuite avec le poète italien Vittorio Alfieri, à qui sa beauté et son esprit avaient inspiré la plus vive passion, et qu'elle épousa, dit-on, secrètement après la mort du comte d'Albany, en 1788. Alfieri étant mort en 1803, la comtesse resta à Florence où elle se rapprocha du peintre François-Xavier Fabre, ami du couple et de quatorze ans son cadet (auteur par ailleurs de portraits tant de la comtesse (ci-contre) que d'Alfieri) et où elle mourut en 1824.

Proust, citant Lamartine, renvoie aux lignes écrites par celui-ci (in Souvenirs et portraits) après son passage à Florence en 1810 : Rien ne rappelait en elle, à cette époque déjà un peu avancée de sa vie - la veuve de Charles Edouard et d'Alfieri avait alors 57 ans - ni la reine d'un empire, ni la reine d'un coeur. C'était une petite femme dont la taille, un peu affaissée sous son poids, avait perdu toute légèreté et toute élégance. Les traits de son visage, trop arrondis et trop obtus aussi, ne conservaient aucunes lignes pures de beauté idéale; mais ses yeux avaient une lumière, ses cheveux cendrés une teinte, sa bouche un accueil, sa physionomie une intelligence et une grâce d'expression qui faisaient souvenir, si elles ne faisaient plus admirer. Sa parole suave, ses manières sans apprêt, sa familiarité rassurante, élevaient tout de suite ceux qui l'approchaient à son niveau. On ne savait si elle descendait au vôtre ou si elle vous élevait au sien, tant il y avait de naturel en sa personne.

Deuxième note [qui succède à un paragraphe débutant ainsi : "On sait que, dans certaines affections du système nerveux, le malade, sans qu’aucun de ses organes soit lui-même atteint, est enlisé dans une sorte d’impossibilité de vouloir (...)"]:

Je la sens [cette disposition] en germe chez Fontanes, dont Sainte-Beuve a dit : « Ce côté épicurien était bien fort chez lui... sans ces habitudes un peu matérielles, Fontanes avec son talent aurait produit bien davantage... et des œuvres plus durables. » Notez que l’impuissant prétend toujours qu’il ne l’est pas. Fontanes dit: "Je perds mon temps s'il faut les croire / Eux seuls du siècle ont les honneurs" ... et assure qu'il travaille beaucoup. Le cas de Coleridge est déjà plus pathologique.  Aucun homme de son temps, ni peut-être d'aucun temps, dit Carpenter (cité par M. Ribot dans son beau livre sur les Maladies de la Volonté), n'a réuni plus que Coleridge la puissance du raisonnement du philosophe et l'imagination du poète. Et pourtant, il n'y a personne qui, étant doué d'aussi remarquables talents, en ait attiré si peu; le grand défaut de son caractère était le manque de volonté pour mettre ses dons naturels à profit, si bien qu'ayant toujours flottant dans l'esprit de gigantesques projets, il n'a jamais essayé sérieusement d'en exécuter un seul. Ainsi, dès le début de sa carrière, il trouva un libraire généreux qui lui promit trente guinées pour des poèmes qu'il avait récités, etc. Il préféra venir toutes les semaines mendier sans fournir une seule ligne de ce poème qu'il n'aurait eu qu'à écrire pour se libérer. 

Proust se sentait concerné, se percevant lui-même comme handicapé par une forme d'inaptitude aux accomplissements. Cette citation de Sainte-Beuve, il la prend dans le cours de ce dernier sur "Chateaubriand et son groupe littéraire sous l'Empire", qu'il a lu et relu.

Fontanes

Je ne connais à peu près rien des travaux écrits de Louis de Fontanes, mais il est amusant de se remettre en mémoire un parcours de réussite sociale assez exceptionnel et de lire ici, à travers un jugement littéraire, que son bénéficiaire est présenté comme le prototype du génie stérile, un "génie stérile" qui, fait Grand maître de l'Université en 1808 par Napoléon, va créer les lycées, puis, aidé certes de quelques autres, mais quand même,  réorganiser entièrement le système scolaire français, depuis les classes primaires jusqu'à l'Université, introduisant  les divisions modernes des études, veillant à la qualité des programmes et de l'enseignement, créant l' IGEN (le corps de l'Inspection Générale de l'Education Nationale) et mettant des hommes compétents à la tête des divers services de l'Instruction.

Il n'en demeure pas moins qu'en 1838, dans la Revue des Deux-Mondes, tome XVI, consultable ICI, Sainte-Beuve a brossé en deux longs articles (première partie, puis deuxième partie) un tableau de Fontanes qui, en survolant le texte, je l'avoue, m'a semblé tout à fait élogieux. 

Troisième note :  

Je n’ai pas besoin de dire qu’il serait inutile de chercher ce couvent près d’Utrecht et que tout ce morceau est de pure imagination. Il m’a pourtant été suggéré par les lignes suivantes de M. Léon Séché dans son ouvrage sur Sainte-Beuve : « Il (Sainte-Beuve) s’avisa un jour, pendant qu’il était à Liège, de prendre langue avec la petite église d’Utrecht. C’était un peu tard, mais Utrecht était bien loin de Paris et je ne sais pas si Volupté aurait suffi à lui ouvrir à deux battants les archives d’Amersfoort. J’en doute un peu, car même après les deux premiers volumes de son Port-Royal, le pieux savant qui avait alors la garde de ces archives, etc. Sainte-Beuve obtint avec peine du bon M. Karsten la permission d’entre-bâiller certains cartons... Ouvrez la deuxième édition de Port-Royal et vous verrez la reconnaissance que Sainte-Beuve témoigna à M. Karsten » (Léon Séché, Sainte-Beuve, tome I, pages 229 et suivantes). Quant aux détails du voyage, ils reposent tous sur des impressions vraies. Je ne sais si on passe par Dordrecht pour aller à Utrecht, mais c’est bien telle que je l’ai vue que j’ai décrit Dordrecht. Ce n’est pas en allant à Utrecht, mais à Vollendam, que j’ai voyagé en coche d’eau, entre les roseaux. Le canal que j’ai placé à Utrecht est à Delft. J’ai vu à l’hôpital de Beaune un Van der Weyden, et des religieuses d’un ordre venu, je crois, des Flandres, qui portent encore la même coiffe non que dans le Roger van der Weyden, mais que dans d’autres tableaux vus en Hollande. 

Cette note a déjà été longuement discutée lors des séances précédentes. Elle répond au jugement négatif que porte Proust sur l'archive, dans laquelle se conforte  pour lui la paresse intellectuelle du philologue qui, amateur de vérité "positive", passe à côté de l'essentiel, et abandonne,  au profit des  écrits à la recherche desquels il part, tout travail exigeant de réflexion personnelle.  

Quatrième note

C’est pour cela sans doute que souvent, quand un grand écrivain fait de la critique, il parle beaucoup des éditions qu’on donne d’ouvrages anciens, et très peu des livres contemporains. Exemple les Lundis de Sainte-Beuve et la Vie littéraire d’Anatole France. Mais tandis que M. Anatole France juge à merveille ses contemporains, on peut dire que Sainte-Beuve a méconnu tous les grands écrivains de son temps. Et qu’on n’objecte pas qu’il était aveuglé par des haines personnelles. Après avoir incroyablement rabaissé le romancier chez Stendhal, il célèbre, en manière de compensation, la modestie, les procédés délicats de l’homme, comme s’il n’y avait rien d’autre de favorable à en dire ! Cette cécité de Sainte-Beuve, en ce qui concerne son époque, contraste singulièrement avec ses prétentions à la clairvoyance, à la prescience. « Tout le monde est fort, dit-il, dans Chateaubriand et son groupe littéraire, à prononcer sur Racine et Bossuet... Mais la sagacité du juge, la perspicacité du critique, se prouve surtout sur des écrits neufs, non encore essayés du public. Juger à première vue, deviner, devancer, voilà le don critique. Combien peu le possèdent. » 

Proust, dit A.C. , revient sans cesse à cette idée de la méconnaissance qu'ont les critiques de la littérature contemporaine. Il s'amuse à faire des catalogues avec les aveuglements des écrivains sur des gens qu'ils côtoient. Ils ignorent que le moi profond est la source de l'oeuvre et sottement la rabattent sur le moi social. 

Enfin, comme il en est du pastis chez Pagnol, les quatre notes annoncées se numérotent de 1 à 5 et voici la cinquième, extraite cette fois du corps de la traduction et non plus de la préface : Chez Sainte-Beuve, le perpétuel déraillement de l'expression, qui sort à tout moment de la voie directe et de l'acception courante, est charmant, mais donne tout de suite la mesure - si étendue d'ailleurs qu'elle soit - d'un talent malgré tout de second ordre. La citation est courte, mais la note est en fait très importante et tourne autour du bon usage de l'érudition chez les écrivains, citant celle, immense, de Victor Hugo et soulignant combien ce dernier savait en obtenir le meilleur sans en être l'esclave (on peut la lire ICI; c'est la note [56] qui s'étale sur les pages 26 à 30 auxquelles on se reportera directement; le jugement sur Sainte-Beuve est au bas de la page 26). De cette incidente sur Sainte-Beuve, A.C. veut retenir le "charmant" pour conforter chez Proust un "Aimer Sainte-Beuve" qui lui semble, au-delà du clin d'oeil renvoyant à l'usage itératif de l'expression dans l'Aimer Molière des Nouveaux lundis (que l'on peut lire par exemple ICI), signer une réelle forme de tendresse proustienne pour le grand aîné. 

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