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Mémoire-de-la-Littérature
29 janvier 2007

Séminaire Anne Simon (23 / 01 / 007)

Postérité (?) philosophique de Proust
ou
Proust et les Philosophes (quelques, et... posthumes)

Les femmes rousses qu’intéressent
Les maux qu’un esquinté ressent ...

La dame est rousse et là, incontrôlé, me revient en mémoire, du fond obscur de ma scolarité, ce médiocre exemple d’effort vers le distique ambivalent dont la prouesse de Victor Hugo: <Gal, amant de la reine alla, tour magnanime / Galamment de l’arène à la tour Magne, à Nîmes>, fut le superbe aboutissement.
Belle chevelure d’ailleurs. Pour l’œil vert, je suis un peu loin. Allure gentiment convenue, du type “grande fille toute simple”? Sérieuse, assurément, consciencieuse, on parie, appliquée, sans nul doute ... et, nous annonce paternel et paternaliste Compagnon, qui fut de son jury de thèse présidé par J.Y. Tadié, forte de tant d’heures penchées sur son sujet : “Proust et le réel retrouvé. Le sensible et son expression dans la Recherche du Temps perdu”, dans une réflexion tendue inspirée de Merleau-Ponty .

J’ai soudain le sentiment qu’il lui passe la parole comme on tapote la fesse, d’un “C’est à vous, mon petit” presque, au dernier moment fort heureusement réprimé...

Elle parle (trop) vite, les citations tombent comme à Gravelotte, je note ce que je peux et selon la formule consacrée des bulletins scolaires, je peux peu.....
Suivre fut une gageure, rendre compte sera un pari ......

Note: Les 16 et 18 août 1870, les troupes prussiennes sous les ordres d’August von Gœben obéissant à la stratégie du feldmarshall comte Von Moltke auront 18000 hommes hors de combat pour laisser morts sur le champ de bataille de Gravelotte, petite commune de Moselle, 12000 français, achevant de couper à Bazaine toute possibilité de retraite hors de Metz. Les affrontements sont effrayants de violence. Un survivant dira: Dans les rangs, par endroits, les morts ne tombaient plus, étançonnés par la multitude de leurs camarades, tombés auparavant autour d’eux. Rare, désuet, magnifique , ce verbe étançonner pour tenir debout, se tenir debout qui date du XII° siècle, magnifique et dans ce contexte, terrible. Ce qui me fait penser que Ségolène qui est allée dire en créole et dans les îles lointaines qu’elle était une femme debout, pourrait la prochaine fois venir se proclamer en pays cathare, dame étançonnée ... Ça aurait une autre gueule...Passons... Et restons à l’expression ci-avant expliquée Tomber comme à Gravelotte. Fermez le ban!

Faut-il avoir peur de Proust ? Puisque Sartre, en 1945, parlait de la nécessité de “s’en délivrer” ...
Proust en tout cas, lorsqu’il évoque la philosophie ou les philosophes, ne se prive pas de les dauber. Ainsi du philosophe norvégien rencontré chez Mme Verdurin (Sodome et Gomorrhe) :

.......... À ce moment le repas fut interrompu par un convive que j'ai oublié de citer, un illustre philosophe norvégien, qui parlait le français très bien mais très lentement, pour la double raison, d'abord que, I'ayant appris depuis peu et ne voulant pas faire de fautes (il en faisait pourtant quelques-unes), il se reportait pour chaque mot à une sorte de dictionnaire intérieur; ensuite parce qu'en tant que métaphysicien il pensait toujours ce qu'il voulait dire pendant qu’il le disait, ce qui, même chez un Français, est une cause de lenteur. C'était, du reste, un être délicieux, quoique pareil en apparence à beaucoup d'autres, sauf sur un point. Cet homme au parler si lent (il y avait un silence entre chaque mot) devenait d'une rapidité vertigineuse pour s'échapper dès qu'il avait dit adieu. Sa précipitation faisait croire la première fois qu'il avait la colique ou encore un besoin plus pressant.

—Mon cher — collègue, dit-il à Brichot, après avoir délibéré dans son esprit si “collègue” était le terme qui convenait, j'ai une sorte de - désir pour savoir s'il y a d'autres arbres dans la - nomenclature de votre belle langue - française -latine -normande. Madame (il voulait dire Mme Verdurin quoiqu'il n'osât la regarder) m'a dit que vous saviez toutes choses. N'est-ce pas précisément le moment? — Non, c'est le moment de manger, interrompit Mme Verdurin qui voyait que le dîner n'en finissait pas. “Ah! bien, répondit le Scandinave, baissant la tête dans son assiette, avec un sourire triste et résigné. Mais je dois faire observer à Madame que, si je me suis permis ce questionnaire — pardon, ce questation — c'est que je dois retourner demain à Paris pour dîner chez la Tour d'Argent ou chez l’hôtel Meurice. Mon confrère — français — M. Boutroux, doit nous y parler des séances de spiritisme —pardon, des évocations spiritueuses— qu'il a contrôlées” — Ce n'est pas si bon qu'on dit, la Tour d'Argent, dit Mme Verdurin agacée. J'y ai même fait des dîners détestables.—Mais est-ce que je me trompe, est-ce que la nourriture qu'on mange chez Madame n'est pas de la plus fine cuisine française?—Mon Dieu, ce n'est pas positivement mauvais, répondit Mme Verdurin radoucie. Et si vous venez mercredi prochain, ce sera meilleur. — Mais je pars lundi pour Alger, et de là je vais à Cap. Et quand je serai à Cap de Bonne-Espérance, je ne pourrai plus rencontrer mon illustre collègue—pardon, je ne pourrai plus rencontrer mon confrère. Et il se mit, par obéissance, après avoir fourni ces excuses rétrospectives, à manger avec une rapidité vertigineuse.

Note: excuses rétrospectives semble curieux, inadapté en fait. Il s’agit plutôt d’excuses anticipées. De même que le recours deux fois au même qualificatif, pour la procédure de départ et pour l’absorption de nourriture: avec une rapidité vertigineuse, est un peu maladroit. La seconde fois, on attendrait par exemple: avec une rapidité étonnante. Passons ...

Avec pour prétexte Mme de Cambremer, un peu plus loin: ... Car si elle était fort cultivée, de même que certaines personnes prédisposées à l’obésité mangent à peine et marchent toute la journée sans cesser d’engraisser à vue d’œil, de même Mme de Cambremer avait beau approfondir, et surtout à Féterne, une philosophie de plus en plus ésotérique, une musique de plus en plus savante, elle ne sortait de ces études que pour machiner des intrigues qui lui permissent de “couper” les amitiés bourgeoises de sa jeunesse et de nouer des relations qu’elle avait cru d’abord faire partie de la société de sa belle-famille et qu’elle s’était aperçue ensuite être situées beaucoup plus haut et beaucoup plus loin. Un philosophe qui n’était pas assez moderne pour elle, Leibniz, a dit que le trajet est long de l’intelligence au cœur. Ce trajet, Mme de Cambremer n’avait pas été, plus que son frère, de force à le parcourir. Ne quittant la lecture de Stuart Mill que pour celle de Lachelier, au fur et à mesure qu’elle croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle mettait plus d’acharnement à chercher à s’y faire, avant de mourir, une bonne position.

Note: ... pour parler de ce que je ne connais pas, je n’avais pas le sentiment que John Stuart Mill (né à Londres en 1806 et mort à Avignon en 1876, ce qui prouve au moins qu’il avait le sens des réalités ... climatiques) , qui est aussi un économiste, dont la philosophie (que j’ignore par ailleurs complètement) est empiriste et utilitariste, participât d’un affaiblissement de la signification du monde extérieur. Lachelier? Peut-être... idéaliste, dit-on, auteur d’un “De la nature du syllogisme” dont le titre ne connote pas un tempérament porté à l’hédonisme, préoccupé de l’aspiration de la pensée vers la réalité absolue ... ce qui peut effectivement être une bonne façon de se couper de la réalité tout court... Oui, Lachelier (1832 - 1918) , peut-être...

Mais, quoi qu’il en soit de la moquerie - et on a raison de dire qu’il est un de nos très grands écrivains comiques -, Proust de néglige pas les grands dogmes et thèmes métaphysiques, le temps, les côtés qui se rejoignent, l’être, le songe, le rapport de l’homme à son corps, tous ces lieux communs de la philosophie, il les aborde... Alors, pourquoi donc Sartre veut-il s’en (ou nous en) débarrasser?
Proust a “fait retour” après 1950, il s’est mis à hanter les contemporains de ces années là et l’étonnante plasticité de la Recherche a investi le travail de nombreux philosophes. On pourrait faire une typologie (ira-t-on jusqu’à la tentative?) de la “fortune” de Proust , de Proust qui ne laisse pas indifférent par ses angles d’attaque sur l’amour, la haine, l’appropriation, la tradition, la trahison, essentielle, avec le blasphème comme acte de foi (voir le sadisme de Mlle Vinteuil, un sadisme de défi, de lutte contre sa nature profonde, franche et bonne ...), la trahison qui s’oppose à l’idolâtrie, dévastant dans la même foulée peut-être ces chemins qui pourraient nous conduire au rendez-vous que nous avons avec nous-mêmes. Est-ce de cela que Sartre veut nous débarrasser?

Proust est entré quoi qu’il en soit en philosophie et, assurément, dans la mémoire de la philosophie, quelque part entre anamnèse et création.
Et pourquoi lui et pas un(e) autre, lui mieux et plus qu’un(e) autre, pourquoi lui et pas Colette, ou Malraux, ou Claude Simon, ou ... ?

Note: ... poser la question (qui m’étonne: quelle est la dimension métaphysique de Colette?) c’est sans doute y répondre. Malraux est surtout et sur presque tout un “faiseur” de génie et Claude Simon fait brillamment mais me semble-t-il très exclusivement du Claude Simon, avec ceci quand même, indiscutable et pour le peu que j’en ai lu, qu’il y a chez lui aussi une formidable et “différente” approche du temps.... mais enfin ....

Reprenant le: Pourquoi lui? ... Peut-être parce qu’il a introduit une stylistique dans la manière de penser et, dès lors, de philosopher, et qu’il pose donc, dans une exigence extrême et qui les dérange, à ceux qui veulent après lui penser et philosopher, l’effrayante question du style.

Il a appris la philosophie avec Darlu (... aucun homme n’a jamais eu d’influence sur moi que Darlu, et j’ai reconnu qu’elle était mauvaise ....), il a obtenu une licence de philosophie au programme encyclopédique, suivi les cours de nombreux professeurs tournés vers l’idéalisme et autour de 1908, il en est à se demander s’il doit aller vers l’étude de mœurs, l’essai critique ou ... le roman. Il est là, prêt à entrer dans le siècle qui s’ouvre, fort d’un ancrage profond dans le précédent.
Il est rompu aux idées platoniciennes mais il écrit en même temps qu’Einstein, que Freud, il est sur le même terrain de connaissances, le même terrain épistémique qu’eux, cependant que le courant épistémologique va contre le psychologisme, veut ancrer les enjeux philosophiques dans ceci que nous avons d’abord un corps. Vastes espaces environnementaux de réflexion.
Avec Freud, il croit que le moi est une construction toujours indéfinie, et qui pour lui passe essentiellement par l’action, par l’action d’écrire. Le sujet est englué dans le monde, lacunaire, les intermittences du moi, le changement, et l’oubli, nous construisent, et pas seulement la mémoire ....
Et tant à tout sentir, à tout porter, Julien Gracq verra en lui un “terminus”.
Note: Faut-il comprendre ici une littérature indépassable ou une littérature dans l’impasse?

Il y a, profondément ressentie, cette méconnaissance rémanente du sujet. Deux citations simplement, pour souligner cela. Dans Le côté de Guermantes, retrouvant sa grand’mère malade:
.... entré au salon sans que ma grand’mère fut avertie de mon retour (....) moi, pour qui ma grand’mère c’était encore moi-même, moi qui ne l’avais jamais vue que dans mon âme, toujours à la même place du passé, à travers la transparence des souvenirs contigus et superposés, tout d’un coup, dans notre salon qui faisait partie d’un monde nouveau, celui du temps, celui où vivent les étrangers dont on dit “il vieillit bien”, pour la première fois et seulement pour un instant, car elle disparut bien vite, j’aperçus sur le canapé, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au dessus d’un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée que je ne connaissais pas.

Et un peu plus loin, ayant rejoint Saint-Loup et Rachel dans un cabinet particulier, au restaurant:
.... Le cabinet où se trouvait Saint-Loup était petit, mais la glace unique qui le décorait était de telle sorte qu’elle semblait en réfléchir une trentaine d’autres (.... et ...) donnait au buveur , même solitaire, l’idée que l’espace autour de lui se multipliait (...). Or, étant alors à ce moment là ce buveur, tout d’un coup, le cherchant dans la glace, je l’aperçus, hideux, inconnu, qui me regardait (... et ...) par gaieté ou bravade, je lui adressai un sourire auquel il répondit. (...)
Et Proust parle ensuite du moi affreux (qu’il vient) d’apercevoir (...), cet étranger (...).

Et cette plasticité de l’individu, cette plasticité dans le regard des autres, dans le sien même, elle va déboucher sur l’exigence de l’écriture fictionnelle pour se fabriquer un “soi”. Et cet effort lui-même, peut-être par les retours qu’il exige, va raccorder le temps comme on fabrique un ruban de Mœbius, situation caractéristique du début de la Recherche, où le narrateur vieilli revient sur ses insomnies d’homme mûr, qui le renvoient à ses désirs d’enfant, à sa volonté d’alors de trouver un grand sujet d’avenir, qui va peut-être et finalement consister, comme on peut “traverser” la surface du ruban de Mœbius en restant pourtant toujours sur la même face, à construire par l’œuvre d’art un temps qui demeure inchangé par et malgré son déploiement.

Note: ... cette histoire de ruban de Mœbius est un grand classique de la “Topologie pour les nuls”. La topologie est une branche des mathématiques qui s’est dégagée à partir du XVII° siècle et qui joue un rôle essentiel dans la discipline. Elle est née de l’étude des surfaces et est liée historiquement à ce qu’on nommait Analysis situs, domaine qui mettait en évidence des problèmes géométriques non liés à une métrique (ne faisant pas intervenir les distances).
Prendre une longue bande de papier, longue afin qu’une torsion, la tenant aux extrémités, ne la déchire pas. Opérer cette torsion (un des deux petits côtés du rectangle en quoi consiste la bande pivotant de 180° par rapport à l’autre, la bande étant pour l’heure, “tendue”). Rabouter maintenant les deux extrémités. On obtient une sorte de circuit automobile présentant cette particularité que, partant du point A sur la bande et la parcourant d’un tour entier de circuit, on revient au point A mais, de l’autre côté de la bande. On est donc passé de l’autre côté sans jamais traverser, ou si on préfère, on a traversé sans jamais passer de l’autre côté. Cette bande est dite ruban de Mœbius et constitue l’exemple de base, lors des premières leçons de topologie, d’une surface “non orientable”. Une feuille de papier standard est orientable, elle a un “dessus” et un “dessous”. Pas un ruban de Mœbius: il n’y a que le dessus (ou que le dessous). Mœbius (1790-1868) a poussé la plaisanterie jusqu’à concevoir également , toujours au titre d’exemple de surface non orientable, une culotte : le slip de Mœbius (et ceci n’est pas une blague, on en trouve la représentation dans tous les dictionnaires de mathématiques), culotte que le bon roi Dagobert aurait été bien en peine de mettre à l’envers... puisqu’elle n’a qu’un endroit!

Comment définir la Recherche? Comment se définir par rapport à la Recherche? Et comment la définir par rapport à nous? Tous les penseurs du XX° siècle y reviennent, se situent, prennent position et on distinguera (Anne Simon) cinq postures essentielles et cinq penseurs se les appropriant. On est là dans la tension constante entre la philosophie et la littérature .... Cinq postures, donc.

La posture du “compagnon de route” et ce sera Merleau-Ponty. Compagnons de route? Les écrivains qu’il aime et qui, oui, pour lui, sont les pigeons voyageurs, les ramiers fraternels du Contre Sainte Beuve où les a débusqués dans sa leçon de l’heure précédente, justement ... Antoine Compagnon, mais compagnons qui ne peuvent se substituer à lui. Et en particulier Proust, dont la Recherche innerve les écrits de Merleau-Ponty. On se contentera d’une correspondance: “...il tient les choses en cercle .... et le monde est fait de l’étoffe du corps ...” (M. M-P dans Sens et Non-sens ) / “ ... Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures et des années ...” (Du côté de chez Swann) . Cercle et cercle , étoffe et fil ...
Merleau-Ponty qui veut faire de la métaphore une forme philosophique, parvenir à un style “oblique”, et qui va s’appuyer sur une analyse du signe chez Proust, dégageant la dissociation impossible entre le sens et le sensible....

La posture de “l’étranger” et ce sera Paul Ricœur. Ricœur qui voit dans la Recherche un roman sur la vérité, un approfondissement des rapports entre l’intellect et le sensible et y discerne la métaphore comme outil de rapprochement d’entités d’apparence étrangères, de tissage de liens au sein de l’hétérogénéité, donnant sens au semblable dans le différent. On tourne autour des préoccupations de Ricœur dans son effort pour voir dans la littérature un pré-texte sous lequel il appartient à la philosophie de dégager un texte. A travers cette relative dichotomie, “l’étranger”?....

La posture de “l’alter-ego” et on ira à Barthes. Pas avant 1950. Jusque là, Proust est lu. Ensuite, il est utilisé, mais en arme critique. Et Barthes voit René Picard en Norpois, se perçoit en Bergotte. Et puis sa mère meurt et tout se transforme et [note: ... parallèlement à ce positionnement qui a tant frappé Finkielkraut qu’il ouvre avec lui son cours de l’X - Nous autres, modernes -, lorsque Barthes écrit dans son journal, le 13 août 1977: “Tout d’un coup, il m’est devenu indifférent d’être moderne” ...] Proust, soudain, il l’écrit: “... peut être ma mémoire, ma culture, mon langage. Il relève de la consultation biblique” . Et la Recherche est constante réminiscence chez lui.... et son cours du Collège de France, Proust et moi, peut s’entendre, Proust, c’est moi ... avec son versant d’idolâtrie et peut-être, plus encore qu’à l’auteur, l’envie (la volonté?) de s’assimiler à Swann ?

La posture de “frère ennemi” ira bien à Sartre.... qui n’en est pas à un frère ennemi près, d’ailleurs: il y aura aussi Flaubert. Ce sont là des attachements à contentieux. Il perçoit Proust comme un tonique, comme un initiateur (note: Sartre a 17 ans à la mort de Proust), puis comme un frère intérieur, un modèle et on voit bien Les mots comme démarquage (note: comme démarque?) de Combray. Il y a des thèmes proches, des convergences d’approche, même si Sartre en reste trop à la lettre du texte, en même temps que gêné par le réflexe idéologique: Proust est “bourgeois” (note: ... et pas lui, peut-être?). Chez tous les deux sans doute, on trouve le risque d’un enfermement solipsiste et cette conception du regard, même partagé, comme conflit entre deux sujets non complices et qui s’épient du fond de leur étrangeté. Ainsi de cette notation de Proust :"... Albertine admira et m’empêcha d’admirer ...". Ainsi de ce rapprochement des situations, dans l’Être et le néant, du voyeur vu par le trou d’une serrure et dans Sodome et Gomorrhe, de Charlus se voulant voyeur de Morel dans la maison de femmes de Maineville où se dernier se rend avec le prince de Guermantes et qui, par un “renversement des termes de l’échange”, est surtout vu par Morel: “ ... Enfin le baron put voir par l’ouverture de la porte et aussi dans les glaces (.... mais ...) entre ces femmes avec lesquelles il semblait qu’il eût dû s’ébattre joyeusement, livide, il (Morel) restait figé dans une immobilité artificielle ( ... car la présence de Charlus a été éventée et à vouloir parer au danger, on a maladroitement ...) placé le pauvre Morel tremblant, paralysé par la stupeur, de telle façon que, si M. de Charlus le voyait mal, lui, (...) n’osant pas prendre son verre de peur de le laisser tomber, voyait en plein le baron”.

On réservera la posture enfin de la “projection de soi” à Deleuze. C’est la Recherche en fait qui se projette dans le monde deleuzien, mais avec un phénomène d’appropriation réciproque qui conduit à se demander si - Proust et les signes - dans une oscillation entre le dualisme deleuzien et la fusion signifiant-signifié proustienne (?), l’analyse des signes est selon Proust ou ... selon Deleuze. Deleuze qui dans son Abécédaire posthume lui a rendu un immense hommage.

Il y aurait bien une ultime posture, qui serait la posture “en creux”, l’absence de référence, en une démarche d’occultation très signifiante. On pourrait y trouver Bachelard, et (plus encore ?) Foucault , qui ne veut voir en lui qu’un “écrivain faisant de la littérature”, le niant comme “fondateur de discursivité”, alors qu’il a lui-même exploré, analysé, enrichi, nombre de voies (de domaines) que Proust avait empruntées (parcourus).

FIN DE L’EXPOSÉ........ et petit dialogue avec Antoine Compagnon qui retrouve spontanément des réflexes de jury de thèse et “questionne” un peu plus qu’il n’échange. Anne Simon ne se défend pas trop mal , et d’abord de n’avoir pas évoqué Bergson, un oubli?: ... Oui et non. Ils étaient cousins par alliance ... la mise en relation n’était pas évidente ... Un côté acte manqué quand même, peut-être ... Mais cette affaire est compliquée, est-ce que Proust nie Bergson? Est-ce qu’il s’en inspire? On l’a dit. Difficile ...

Lui: J’ai bien aimé votre éclairage tradition-trahison (note: je relis mes hiéroglyphes, je n’ai rien transcrit là-dessus sauf, à titre de rapprochement, une juxtaposition). Et il développe: la tradition qui se prolonge en trahison, en violence faite à la langue, en violence faite à la littérature, penser à la profanation de Racine, le plus vénéré de tous, et pourtant “employé” et à décrire qui?

Note: Sur le moment, je crois que l’affaire relève d’un quelconque épisode de maison close et puis, à chercher le (?) passage dans la Recherche, il apparaît que l’allusion de Compagnon désigne bien plutôt l’ensemble des situations (dans Sodome et Gomorrhe) où les goûts homosexuels de Charlus ou de M. de Vaugoubert ou de M. Nissim Bernard rencontrent la présence de jeunes gens, que le vers racinien, détourné d’Esther et d’Athalie, exhausse au tragique en se flétrissant de les y porter. Ainsi: ....

... Pour cette ambassade dont le jeune personnel vint tout entier serrer la main de M. de Charlus, M. de Vaugoubert prit l’air émerveillé d’Élise s’écriant dans Esther :
Ciel! quel nombreux essaim d’innocentes beautés
S’offre à mes yeux en foule et sort de tous côtés!
Quelle aimable pudeur sur leur visage est peinte!

Et aussi, quelques lignes plus bas : .... je faisais dire aux yeux de M. de Vaugoubert les vers par lesquels Esther explique à Élise que Mardochée a tenu, par zèle pour sa religion, à ne placer auprès de la Reine que des filles qui y appartinssent:
Cependant son amour pour notre nation
A peuplé ce palais de filles de Sion,
Jeunes et tendres fleurs par le sort agitées,
Sous un ciel étranger comme moi transplantées,
Dans un lieu séparé de profanes témoins,
Il (l’excellent ambassadeur) met à les former son étude et ses soins.

... où la parenthèse est de Proust!

Un peu plus loin, à propos d’un hall d’hôtel où “.. un peuple florissant de jeunes chasseurs se tenait, surtout à l’heure de goûter, comme les jeunes israélites des chœurs de Racine. Mais je ne crois pas qu’un seul eût pu fournir même la vague réponse que Joas trouve pour Athalie quand celle-ci demande au prince enfant : “Quel est donc votre emploi?” car ils n’en avaient aucun. Tout au plus, si l’on avait demandé à n’importe lequel d’entre eux, comme la vieille Reine:

Mais tout ce peuple enfermé dans ce lieu
À quoi s’occupe-t-il?

aurait-il pu dire:
Je vois l’ordre pompeux de ces cérémonies

et (ajoute Proust) j’y contribue.

Enfin, dans l’épisode concernant M. Nissim Bernard qui tous les jours était à midi au Grand-Hôtel: C’est qu’il entretenait, comme d’autres un rat d’opéra, un “commis”, assez pareil à ces chasseurs dont nous avons parlé, et qui nous faisaient penser aux jeunes israélites d’Esther et d’Athalie. À vrai dire, les quarante années qui séparaient M. Nissim Bernard du jeune commis auraient dû préserver celui-ci d’un contact peu aimable. Mais comme dit Racine avec tant de sagesse dans les mêmes chœurs:

Mon Dieu, qu’une vertu naissante
Parmi tant de périls marche à pas incertains!
Qu’une âme qui te cherche et veut être innocente
Trouve d’obstacle à ses desseins!

Le jeune commis avait eu beau être “loin du monde élevé” dans le Temple-Palace de Balbec, il n’avait pas suivi le conseil de Joad:

Sur la richesse et l’or ne mets point ton appui.

Il s’était peut-être fait une raison en se disant: “Les pêcheurs couvrent la terre”. Quoi qu’il en fût, et bien que M. Nissim Bernard n’espérât pas un délai aussi court, dès le premier jour,

Et soit frayeur encore, ou pour le caresser,
De ses bras innocents il se sentit presser.

Et dès le deuxième jour, M. Nissim Bernard promenait le commis, “l’abord contagieux altérait son innocence”. Dès lors la vie du jeune enfant avait changé. Il avait beau porter le pain et le sel, comme son chef de rang le lui commandait, tout son visage chantait:

De fleurs en fleurs, de plaisirs en plaisirs
Promenons nos désirs...
De nos ans passagers le nombre est incertain
Hâtons nous aujourd’hui de jouir de la vie ....
L’honneur et les emplois
Sont le prix d’une aveugle et douce obéissance.
Pour la triste innocence
Qui voudrait élever la voix?

Depuis ce jour là .... Etc.

Effectivement..... Racine ! ..... Tradition-Trahison!... Et la profanation est constituée ....

Elle : .. oui, il y a un effet de table rase, et puis quand on écrit, on écrit contre quelqu’un
Lui: .. Contre Sainte-Beuve ! (Petit rire complice partagé...)
Lui: ... et vous n’avez pas cité Nietzsche, proche pourtant du moi toujours en devenir ...
Elle et/ou Lui: ... Reste l’énigme de ce qu’est le mode de pensée de la littérature chez l’écrivain. Les philosophes contemporains “interrogent” cela. Deleuze dit: “... quand on entre quelque part, il faut en sortir”, mais il ne veut pas en sortir par le roman, il veut en sortir par le concept, quitte à basculer dans l’écriture sans rien renier de la philosophie, en se demandant comment “écrire la philosophie”...Et Foucault? Oh, lui se débarrasse de la philosophie conçue comme histoire de la pensée ou comme système construit (?) par la littérature ... la question demeurant: Y a-t-il un “système” proustien ? Ou, façon d’y répondre et réflexion des philosophes : Que manque-t-il à ce système?

Note : Ce dernier paragraphe (Elle et/Lui) est la transcription difficile d’un relevé aux mots mal formés ... Il y a un doute sur son exactitude absolue, surtout la fin, sur Foucault. Je dois avouer qu’en général, dans les cas - rares - de ce type, - lorsque j’ai une opinion suffisamment formée sur le sujet - je ne dis rien et prends le risque “d’interprêter” la pensée du conférencier ....

Elle: (sans transition et comme pour en finir, l’ayant à dire et l’ayant dit) ... en tout cas, je crois profondément que Proust est un homme de gauche!

Profitant de notre état de choc, Anne Simon rassemble ses papiers.
La séance est levée et la messe, dite.

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Commentaires
N
ont été cités Colette (un peu surprenant, mais fallait-il là encore "au moins" une femme dans la liste?) Malraux (entièrement d'accord avec vos notes perso), claude Simon (Bof) et aussi Giono, ou Pérec. J'aurais aimé lire vos commentaires sur ces derniers.<br /> Par ailleurs, je tape moi aussi les comptes rendus des cours de Compagnon, je n'ai trouvé les vôtres qu'aujourd'hui, ils sont en tous points supérieurs, aussi ai-je passé tout l'après midi à les étudier "à fond" et je vous dis BRAVO! Quelle précision en tout (y compris pour décrire la tenue vestimentaire ou le geste qui a failli se produire) Je ne suis qu'une agrégée de physique passionnée de littérature, vous êtes sûrement littéraire de métier!
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V
Mais oui, il y a des phrases entières qui me reviennent à vous lire: "Et pourquoi lui et pas un(e) autre, lui mieux et plus qu’un(e) autre, pourquoi lui et pas Colette, ou Malraux, ou Claude Simon, ou ... ?" et Moebius, et tradition/trahison...<br /> Et la phrase de la fin, c'est vrai, quel choc!<br /> <br /> Damned!<br /> <br /> Je suis d'accord pour le côté paternaliste de Compagnon, pas d'accord pour la tape sur la fesse: ce qui me frappe chez Compagnon, c'est à la foi le côté sans âge et le côté asexué.
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