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Mémoire-de-la-Littérature
9 février 2007

Leçon VII. Malcolm Bowie

30 / 01 / 007 ........... Requiescat in pace

On est dans les marrons en cette fin janvier (veste, cravate) et le teinturier a rendu, on l’espère impeccable (on est un peu loin pour contrôler), la chemise bleue des premières leçons.
Mais c’est un jour de deuil. Inattendu. Compagnon a appris (dit-il, le matin même: un mail) le décès de Malcolm Bowie. Professeur au Christ’s College (Cambridge / United Kingdom). Études critiques éminentes de Michaux, de Mallarmé ... et de Proust. Un Freud, Proust et Lacan publié en France, un Proust among the stars (non traduit, lauréat 2001 du prix Truman Capote). Un grand ... et un ami. Compagnon l’avait invité à tenir un des séminaires à suivre. Cancer, rechute après rémission, il a décliné l’invitation, et puis là ... Un peu d’émotion non feinte, un peu, même si on devine Compagnon plus cérébral qu’affectif, dans cette brève oraison funèbre.
Et cette question, puis ce choix: Comment aurait-il parlé de notre sujet ? Essayons aujourd’hui, modeste et nécessaire hommage, de faire un peu le cours à sa façon: une leçon “à la manière de Malcolm Bowie” ......

C’est sur Mallarmé que Bowie a le mieux mis en lumière son approche personnelle, originale, de la complexité, éventuellement contradictoire, de la littérature. Il insistait, autour de Mallarmé, sur la présence de poèmes “indécidables” (Mallarmé et l’art d’être difficile). Il insistait et, prenant parti, il affirmait leur indécidabilité comme définitive, constitutive de leur être.
Note: en mathématiques, l’indécidabilité consiste en ceci qu’un énoncé ne peut, ni son contraire, être prouvé. Compagnon, qui était à l’X entre 1970 et 1972, y a examiné l’indécidabilité démontrée par le mathématicien américain Paul Cohen peu avant, en 1963, de l’hypothèse du continu qui énonçait: .. il n’existe pas d’ensemble dont le cardinal (penser : le nombre d’éléments) soit strictement compris entre le cardinal de N (le nombre d’entiers naturels : 0, 1, 2, 3, ...) et le cardinal de R (le nombre de nombres réels: les entiers, les rationnels (penser: les fractions) et les autres (π, √(3), ...)) . L’indécidabilité de Mallarmé est d’un autre ordre, celui de l’impossibilité de déterminer une signification.

En France, depuis Albert Thibaudet (vers 1910), jusqu’à Paul Bénichou (vers 1980), on prétend majoritairement, sous l’obscurité, par l’analyse syntaxique, donner du sens à “l’incompréhensible en première lecture”. Bowie prenait le contre-pied de cette idée. Il pense en contemporain de Terence Cave: recherches sur la polysémie, réflexions sur la cornucopie (note: le terme se définit-il autrement que par l’inventive hypertrophie lexicale délirante de Rabelais emporté par la spirale de ses propres excès verbaux?), interrogations sur l’indécidabilité sémantique éventuelle de la littérature ...
Mallarmé, pour Bowie, est difficile, mais pas obscur, car obscur suggérerait “qu’une matière claire a été gratuitement et artificiellement obscurcie”, et, partant, qu’on pourrait en retrouver les initiales clartés... Il réfute, il refuse... Et Compagnon évoque “l’obscurisme” des années 20, mouvement revendiquant, de Mallarmé à Valéry, le droit, au fond, à l’a-pensée!

Certes, pour certains poèmes de Mallarmé, on parvient à l’interprétation, on lève l’énigme, mais ailleurs, si la clé reste introuvable, ce n’est pas seulement qu’elle est non-trouvée, c’est qu’il n’y en a pas et que les ambiguïtés ne céderont pas au déchiffrement pour la seule raison qu’elles n’ont rien à cacher, à celer. Ces “morceaux-là” ne sont pas à sens unique, monosémiques, mais bien polysémiques, multiples et constitutivement d’une complexité qui nie l’analyse. Ainsi de la Prose pour des Esseintes [note :.....Hyperbole! de ma mémoire / Triomphalement ne sais-tu / Te lever, aujourd'hui grimoire / Dans un livre de fer vêtu ...etc. Hommage à l’Huysmans de À rebours ; texte réputé inexplicable et qu’on a pourtant expliqué. Thibaudet soulignait qu’il était considéré ou à considérer comme “la quintessence de l’inintelligible”].
Pour Bowie, ce poème ne pouvait pas être abordé, lu, sans accepter a priori que son réseau, son tissu de sens reste immaîtrisable dans un cadre allégorique unique, dans l’idée d’un unique argument consistant. Complexité, complexités nécessaires et pourquoi pas, nécessairement infranchissables ...

Ma foi, souligne Compagnon, on pourrait dire un peu la même chose de sa (Bowie) lecture de Proust, ajoutant: Je l’avais vu en avril à Princeton, à l’occasion d’un colloque sur Proust; il avait présenté une conférence: “Reading Proust between the lines”. Aujourd’hui, je crois, et ici, il aurait insisté sur l’irréductibilité comme aussi l’instabilité de la mémoire-de-la-littérature. En avril, il avait analysé un passage de la Recherche que j’envisageais d’aborder plus tard mais, compte tenu des circonstances .....

Ce (long) passage est caractéristique de la position de Proust, de l’opposition de Proust à l’idée d’une linéarité, d’un progrès linéaire de la mémoire de la littérature et plus généralement de “l’art”. Et il “utilise” Mme de Cambremer [note: attention, l’autre, la belle-fille; voir plus loin] pour incarner ce courant de pensée qu’il désapprouve.
Nous sommes dans Sodome et Gomorrhe, lors d’un séjour au Grand’Hôtel de Balbec où va avoir lieu un “débarquage des Cambremer que ma grand’mère redoutait si fort autrefois (....) Un chapeau à plumes, surmonté lui-même d’une épingle de saphir, était posé n’importe comment sur la perruque de Mme de Cambremer, comme un insigne dont l’exhibition est nécessaire, mais suffisante, la place indifférente, l’élégance conventionnelle, et l’immobilité inutile”.
Mme de Cambremer est accompagnée de sa belle-fille, sœur de Legrandin.... Nous nous assimes en plein air, sur la terrasse de l’hôtel. On bavarde.... C’est cette belle-fille , Cambremer-Legrandin, qui se situe dans la perspective honnie : ... Parce qu’elle se croyait avancée et (en art seulement) “jamais assez à gauche”, elle se représentait non seulement que la musique progresse, mais sur une seule ligne, et que Debussy [1862-1918] était en quelque sorte un sur-Wagner, encore un peu plus avancé que Wagner [1813-1883] . Idée à combattre, combattue, que cette idée que le nouveau abolit l’ancien. La jeune Mme de Cambremer-Legrandin est en conflit avec sa belle-mère, restée attachée à Chopin dont elle a eu pour maître ... la seule élève encore vivante ...[ et qui] déclarait avec raison que la manière de jouer, le sentiment du Maître, ne s’était transmise, à travers elle, qu’à Mme de Cambremer; mais jouer comme Chopin était loin d’être une référence pour la sœur de Legrandin, laquelle ne méprisait personne autant que le musicien polonais. Tout ou presque est dit: pour la jeune Mme de Cambremer .. Chopin n’était pas de la musique. De même de ses jugements en peinture. Le narrateur, à propos d’un coucher de soleil évoque “une lumière de Poussin” .... le nom de Poussin, sans altérer l’aménité de la femme du monde, souleva les protestations de la dilettante. En entendant ce nom, à six reprises que ne séparait presque aucun intervalle, elle eut ce petit claquement de la langue contre les lèvres qui sert à signifier à un enfant qui est en train de faire une bêtise, à la fois un blâme d’avoir commencé et l’interdiction de poursuivre. “Au nom du ciel, après un peintre comme Monet [1840-1926], et qui est tout bonnement un génie, n’allez pas nommer un vieux poncif sans talent comme Poussin [1594-1665 ; logique du “progrès linéaire”]. Je vous dirai tout nûment que je le trouve le plus barbifiant des raseurs. Qu’est-ce que vous voulez, je ne peux pourtant pas appeler cela de la peinture. Monet, Degas [1834-1917], Manet [1832-1883], oui, voilà des peintres!
Le narrateur va prendre position contre ces prétentions “modernistes” et cette vision du présent détruisant l’ancien. Proust, là, est sur la ligne même de Péguy (que pourtant il n’aimait pas et dont il déplorait le style lancinant et répétitif), de Péguy qui rejetait “la métaphysique inavouée des modernes”, affirmant dans ses Situations: ... C’est une des erreurs les plus grossières de la métaphysique honteuse du parti intellectuel moderne que de se représenter ou de nous représenter la succession des théories comme un progrès linéaire continu..... ajoutant ailleurs : ... Descartes n’a pas battu Platon comme le caoutchouc creux a battu le caoutchouc plein et Kant [1724-1804] n’a pas battu Descartes comme le pneumatique a battu le caoutchouc creux.

Et retour au passage de Sodome et Gomorrhe... Le narrateur va “damer le pion” à la belle-fille en la “recadrant”, comme on dirait aujourd’hui, sur la peinture ...: .......Mais lui dis-je, sentant que la seule manière de réhabiliter Poussin aux yeux de Mme de Cambremer[-Legrandin] c’était d’apprendre à celle-ci qu’il était redevenu à la mode, M. Degas assure qu’il ne connaît rien de plus beau que les Poussin de Chantilly. - Ouais? Je ne connais pas ceux de Chantilly, me dit Mme de Cambremer[- Legrandin], qui ne voulait pas être d’un autre avis que Degas, mais je peux parler de ceux du Louvre qui sont des horreurs. - Il les admire aussi énormément. - Il faudra que je les revoie. Tout cela est un peu ancien dans ma tête , répondit-elle après un instant de silence et comme si le jugement favorable qu’elle allait certainement bientôt porter sur Poussin devait dépendre, non de la nouvelle que je venais de lui communiquer, mais de l’examen supplémentaire, et cette fois définitif, qu’elle comptait faire subir aux Poussin du Louvre pour avoir la faculté de se déjuger...

... et un peu plus loin sur la musique : ... (le) rajeunissement des Nocturnes n’avait pas encore été annoncé par la critique (...) Il restait ignoré de Mme de Cambremer-Legrandin. Je me fis un plaisir de lui apprendre, mais en m’adressant pour cela à sa belle-mère, comme quand, au billard, pour atteindre une boule on joue par la bande, que Chopin, bien loin d’être démodé, était le musicien préféré de Debussy. “Tiens, c’est amusant” me dit en souriant finement la belle-fille, comme si ce n’avait été là qu’un paradoxe lancé par l’auteur de Pélléas. Néanmoins il est bien certain maintenant qu’elle n’écouterait plus Chopin qu’avec respect, et même avec plaisir.

Le narrateur, au fil du texte, aura, comme on le rencontre aussi chez Gide, chez Valéry, utilisé l’image de la Bourse pour donner corps à son analyse: ... Comme à la Bourse, quand un mouvement de hausse se produit, tout un compartiment de valeurs en profitent, un certain nombre d’auteurs dédaignés bénéficiaient de la réaction, soit parce qu’ils ne méritaient pas ce dédain, soit simplement - ce qui permettait de dire une nouveauté en les prônant - parce qu’ils l’avaient encouru. (....Cela se produisait certaines fois ....) parce que certains artistes d’une autre époque ont, dans un simple morceau, réalisé quelque chose qui ressemble à ce que le maître [ à la mode] peu à peu s’est rendu compte que lui-même avait voulu faire [incidente de Compagnon: ...avec phénomène de réminiscences anticipées ...]. Alors il voit en cet ancien un précurseur; il aime chez lui, sous une autre forme, un effort momentanément, partiellement fraternel [note: .. les ramiers fraternels ...]. Il y a des morceaux de Turner [1775-1851] dans l’œuvre de Poussin, une phrase de Flaubert dans Montesquieu [1689-1755].... comme on trouvera plus tard (dans La prisonnière) évoqué “le côté Dostoievski de Mme de Sévigné”, toutes indications évocatrices de ce que serait un écho qui viendrait “avant le son” ....

Et n’omettons pas, assassin, ce jugement sur l’esprit “moderniste” de la jeune Mme de Cambremer-Legrandin: “On ne peut pas dire qu’elle fût bête; elle débordait d’une intelligence que je sentais m’être entièrement inutile”. Ceci noté, il faut ajouter qu’Oriane elle-même, si elle maîtrise mieux la littérature et les arts que la sœur de Legrandin, n’est pas à l’abri des tentations et travers de la mode, à spéculer parfois sur les valeurs esthétiques ...
Ainsi dans Le Temps retrouvé : ... Ce style Empire, Mme de Guermantes déclarait l’avoir toujours détesté; cela voulait dire qu’elle le détestait maintenant, ce qui était vrai, car elle suivait la mode, bien qu’avec quelque retard. Sans compliquer en parlant de David [1748-1825] qu’elle connaissait peu, toute jeune elle avait cru M. Ingres [1780-1867] le plus ennuyeux des poncifs, puis brusquement le plus savoureux des maîtres de l’Art nouveau, jusqu’à détester Delacroix [1798-1863]. Par quels degrés elle était revenue de ce culte à la réprobation importe peu, puisque ce sont là nuances du goût que le critique d’art reflète dix ans avant la conversation des femmes supérieures.
Proust réprouve, mais sans totalement condamner dans la mesure où, après l’enfer, il y a, il le constate, possibilité de rédemption-réévaluation: ... D’ailleurs le jour devait venir où, pour un temps, Debussy serait déclaré aussi fragile que Massenet [1842-1912] et les tressautements de Mélisande abaissés au rang de ceux de Manon. Car les théories et les écoles, comme les microbes et les globules, s’entre-dévorent et assurent, par leur lutte, la continuité de la vie. Mais le temps n’était pas encore venu.

Quoi qu’il en soit, tout ce long passage “Cambremer-Legrandin / Propos sur le modernisme en art” est au fond difficile à élucider, au delà de sa charge comique de premier degré. La Bourse n’explique pas tout qui, par ses hausses et ses baisses, peut toucher in fine à la vérité des “valeurs” esthétiques. Certes on manipule de fausses valeurs et la culture comme monnaie, mais en même temps, la culture s’y cerne aussi dans des usages qui conduisent à la découverte de soi. C’est une idée que soulignait fortement Bowie: ... les personnages de Proust exploitent les références littéraires comme monnaie d’échange, sans pour autant en ignorer ou en dégrader la “vraie” valeur. Le monde de Proust ne cesse de “rêver” la littérature européenne, donnant par là un prolongement de vie à ses personnages de fiction, de théâtre et une nouvelle vigueur à ses “mots mémorables”.... formule qui rejoint ainsi les “mots amis de la mémoire” de Joubert, valorisés quoi qu’on en ait, fussent-ils véhiculés par un Legrandin.

Tous les personnages condensent, déplacent, comme dans les rêves, les éléments de la mémoire de la littérature, comme dans les rêves parce que les souvenirs qu’ils évoquent ou exploitent reviennent aléatoirement, le haut et le bas inversés, dans un mouvement de reconnaissance où il n’y a pas de valeur qui ne puisse être profanée, dans un brassage constant. Bowie prenait comme exemple cette monnaie de singe de la mondanité qui se lit aussi comme une “vraie” valeur véhiculée par des réminiscences anticipées, où Legrandin dégrade Homère mais dont Homère ne sort pas dégradé puisqu’il revient indirectement, et avec d’autres, dans une plus “vraie” lumière, à travers Elstir!:

... (in Combray; de Legrandin au père du narrateur...) Balbec! la plus antique ossature géologique de notre sol, vraiment Ar-mor, la fin de la terre [incidente de Compagnon: avec probable allusion à / affleurement de Renan: fin-de-terre / finistère], la région maudite qu’Anatole France - un enchanteur que devrait lire notre petit ami [note: ... et là, clin d’œil complice vers Chateaubriand, “L’Enchanteur”?] - a si bien peinte, sous ses brouillards éternels, comme le véritable pays des Cimmériens, dans l’Odyssée.

Note: Les Cimmériens ... Indo-européens, nomades, installés au nord de la Mer Noire, ils la contourneront par l’est et franchiront la barrière du Caucase, qui s’étend de la Mer Noire à la Mer Caspienne, à la fin du VIII° siècle (av. J.C.), dévasteront l’Anatolie (Turquie d’Asie) et s’étendront jusqu’à la côte ouest d’Asie mineure où seule la colonie ionienne d’Éphèse leur résistera. Longtemps en lutte avec la Lydie, ils seront vaincus au VI° siècle par Alyatte, roi des Lydiens et père de Crésus.

... (in À l’ombre des jeunes filles en fleurs; le narrateur va se rendre chez Elstir...) Je dus finir par obéir à ma grand’mère avec d’autant plus d’ennui qu’Elstir habitait assez loin de la digue, dans une des avenues les plus nouvelles de Balbec. La chaleur du jour m’obligea à prendre le tramway qui passait par la rue de la Plage, et je m’efforçais, pour penser que j’étais dans l’antique royaume des Cimmériens, dans la patrie peut-être du roi Mark ou sur l’emplacement de la forêt de Brocéliande, de ne pas regarder le luxe de pacotille des constructions qui se développaient devant moi et entre lesquelles la villa d’Elstir était peut-être la plus somptueusement laide, louée malgré cela par lui, parce que de toutes celles qui existaient à Balbec, c’était la seule qui pouvait lui offrir un vaste atelier.

Note: ... où les Cimmériens de l’Odyssée côtoient cette fois les romans de la Table ronde (...la forêt de Brocéliande où vivent l’enchanteur Merlin et la fée Viviane) et la légende de Tristan et Iseut (...le roi Mark, oncle de Tristan, à qui est destinée Iseut avant qu’un philtre d’amour malencontreusement bu par le neveu ne vienne bouleverser toute l’affaire).

Il y a “dégradation” moderne, mais, sous-jacent, hommage à de “vraies” valeurs, et le roman cherche constamment sa place entre les deux, entre distance et reconnaissance, entre différence et identité.

Par exemple (in Le Côté des Guermantes), premier dîner du narrateur chez les Guermantes (.. les valets de pied qui se tenaient debout dans l’antichambre et qui (puisqu’ils avaient dû jusqu’ici me considérer à peu près comme les enfants de l’ébéniste, c’est à dire peut-être avec plus de sympathie que leur maître mais comme incapable d’être reçu chez lui) devaient chercher la cause de cette révolution ...), la référence homérique revient, très ambivalente, des mondanités aux valeurs :
... Cependant, me saisissant familièrement par la main, il [M. de Guermantes] se mit en devoir de me guider et de m’introduire dans les salons. Telle expression courante peut plaire dans la bouche d’un paysan si elle montre la survivance d’une tradition locale, la trace d’un événement historique, peut-être ignorés de celui qui y fait allusion; de même, cette politesse de M. de Guermantes, et qu’il allait me témoigner pendant toute la soirée, me charma comme un reste d’habitudes plusieurs fois séculaires, d’habitudes en particulier du XVII° siècle. Les gens des temps passés nous semblent infiniment loin de nous. Nous n’osons pas leur supposer d’intentions profondes au delà de ce qu’ils expriment formellement; nous sommes étonnés quand nous rencontrons un sentiment à peu près pareil à ceux que nous éprouvons chez un héros d’Homère ou une habile feinte tactique chez Hannibal pendant la bataille de Cannes où il laissa enfoncer son flanc gauche pour envelopper son adversaire par surprise; on dirait que nous nous imaginions ce poète épique et ce général aussi éloignés de nous qu’un animal vu dans un jardin zoologique. Même chez tels personnages de la cour de Louis XIV, quand nous trouvons des marques de courtoisie dans des lettres écrites par eux à quelque homme de rang inférieur et qui ne peut leur être utile à rien, elles laissent surpris parce qu’elles nous révèlent tout à coup chez ces grands seigneurs tout un monde de croyances qu’ils n’expriment jamais directement mais qui les gouvernent et en particulier la croyance qu’il faut par politesse feindre certains sentiments et exercer avec le plus grand scrupule certaines fonctions d’amabilité.

Le passage est à rapprocher de Barrès (in La grande pitié des églises de France; chapitre: Homo sapiens), proche de l’emprunt. Réminiscences et résurgences, toujours. Et toujours, sous-jacente, une interrogation, ou une leçon, sur cette présence du passé dans les manières du duc de Guermantes, inconsciente et par là d’une authenticité qui reste douteuse, comme la culture est toujours soupçonnable d’imposture quand elle se fait représentation.

On retrouve constamment ces doutes autour des notions de monnaie d’échange, de vraie valeur, de dégradation, d’hommage sincère .. et autour des références ou des réminiscences littéraires, ce jeu du haut et du bas, ces courants de convection de la profanation et de la révérence ....

Dans le même dîner dont on vient de lire un passage, un bon mot de la Duchesse sur Zola. La princesse de Parme, affrontée aux paradoxes de Mme de Guermantes ... sauta par peur d’être renversée. Et ce fut d’une voix entrecoupée, comme si elle perdait la respiration, qu’elle dit:
- Zola, un poète!
- Mais oui, répondit en riant la Duchesse, ravie par cet effet de suffocation. Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu’il touche. Vous me direz qu’il ne touche justement qu’à ce qui ... porte bonheur! Mais il en fait quelque chose d’immense; il a le fumier épique! C’est l’Homère de la vidange!
(... antonomase, énonce Compagnon. Note: ... où l’antonomase est de fait - et on y est - un usage stylistique des noms propres, avec ici fonction métaphorique comme dans Un Trafalgar sportif ou Un Napoléon de la Finance (réf. Les figures de style. Que sais-je n° 1889 . Henri Suhamy) ). Il y a d’ailleurs là une réminiscence d’un article de Jules Lemaître qualifiant les Rougon-Macquart “d’épopée pessimiste de l’animalité humaine”, la Duchesse, au fond, donnant (renforcée par ... l’antonomase) une variante d’un “mot ami de la mémoire”.

Et encore, sur ce thème des hauts et des bas, lors du Bal de têtes, à rapprocher des Enfers, à la fin du Temps retrouvé, quand le narrateur revoit Odette: .... Pour Mme de Forcheville au contraire, c’était si miraculeux, qu’on ne pouvait même pas dire qu’elle avait rajeuni, mais plutôt qu’avec tous ses carmins, toutes ses rousseurs, elle avait refleuri. Plus même que l’incarnation de l’Exposition universelle de 1878, elle eut été, dans une exposition végétale d’aujourd’hui, la curiosité et le clou. Pour moi du reste elle ne semblait pas dire: “Je suis l’Exposition de 1878”, mais plutôt: “Je suis l’allée des Acacias de 1892”. Il semblait qu’elle eût pu y être encore. D’ailleurs, justement parce qu’elle n’avait pas changé, elle ne semblait guère vivre. Elle avait l’air d’une rose stérilisée. Je lui dis bonjour, elle chercha quelque temps mon nom sur mon visage, comme un élève, sur celui de son examinateur, une réponse qu’il eût trouvée plus facilement dans sa tête. Je me nommai et aussitôt, comme si j’avais perdu grâce à ce nom incantateur l’apparence d’arbousier ou de Kangourou que l’âge m’avait sans doute donnée, elle me reconnut et se mit à me parler de cette voix si particulière que les gens qui l’avaient applaudie dans les petits théâtres étaient si émerveillés, quand ils étaient invités à déjeuner avec elle, “à la ville”, de retrouver dans chacune de ses paroles, pendant toute la causerie, tant qu’ils voulaient. Cette voix était restée la même, inutilement chaude, prenante, avec un rien d’accent anglais. Et pourtant, de même que ses yeux avaient l’air de me regarder d’un rivage lointain, sa voix était triste, presque suppliante, comme celle des morts dans l’Odyssée. Odette eût pu jouer encore. Je lui fis des compliments sur sa jeunesse. Elle me dit: “Vous êtes gentil, my dear, merci”, et comme elle donnait difficilement à un sentiment, même le plus vrai, une expression qui ne fût pas affectée par le souci de ce qu’elle croyait élégant, elle répéta à plusieurs reprises: “Merci tant, merci tant”.

Ulysse d’ailleurs était apparu, un peu avant, et là, Homère au service (le passage a son comique) mais aussi à l’écart de la dérision: ... j’aurais bien voulu reconnaître mon ami, mais, comme dans l’Odyssée Ulysse s’élançant sur sa mère morte, comme un spirite essayant en vain d’obtenir d’une apparition une réponse qui l’identifie, comme le visiteur d’une exposition d’électricité qui ne peut croire que la voix que le phonographe restitue inaltérée soit tout de même spontanément émise par une personne, je cessai de reconnaître mon ami. Trouble de la reconnaissance - méconnaissance: ... Cette voix semblait émise par un phonographe perfectionné car, si c’était celle de mon ami, elle sortait d’un gros bonhomme grisonnant que je ne connaissais pas ... Et par Ulysse, allusion au Chant XI de l’Odyssée : “Je n’avais qu’un désir, serrer entre les bras l’ombre de ma mère ..” (trad. Victor Bérard), passage pathétique, sans doute profané (comme on l’a vu Racine dans la leçon précédente) mais sans aucunement attenter à sa valeur.

Il faut y revenir, il y a sans cesse rêve, un rêve, des rêves emplis de références littéraires dans la versatilité, l’instabilité, l’illogique logique du rêve.... Et il y a, aussi - et Malcolm Bowie mettait avec insistance l’accent sur cet aspect - une grande impureté - au sens chimique - de ces textes, de ces textes de Proust mais aussi de Mallarmé par qui on avait commencé, ce ne sont pas des textes “purs”, ce sont des textes gorgés, saturés, emplis, denses de littérature, d’une impureté (comme il y a une pourriture) noble.
Bowie suggérait deux chemins, deux chimies littéraires: la distillation, la recherche de la matière pure, de l’œuvre homogène, inentamée d’autres apports, ou bien l’œuvre “corrompue”, hétérogène, sur-nourrie d’alluvions....

La Recherche n’est pas une œuvre pure et dans l’ennoblissement stratifié de ses impuretés, dans sa mémoire complexe aux valeurs condensées, renversées, déplacées et pourtant intactes, de la distance à l’adhésion, elle laboure toute l’étendue d’un champ culturel qui peut aussi bien servir aux imbéciles qu’innerver le moi de ses vrais admirateurs, les soutenir dans leur quête auto-construite d’eux-mêmes. Une “lecture” semble-t-il qu’indiquait Malcolm Bowie.

************************ Une remarque annexe sur le séminaire N. Mauriac-Dyer.

Les apports du cahier 54 des brouillons, en termes “d’effets de lune”, (cf. le compte-rendu du Séminaire) ont été dits par N. M-D. progressivement effacés du passage où on ne les devine plus, antérieurement insérés ou pré-insérés, que par la cicatrice ténue de leur départ. Et la conférencière avait renvoyé l’affaire à un échange avec Mme de Villeparisis dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, pour une résurgence allégée des références littéraires du cahier 54 sur le thème.

Mais le hasard, cher à A. Compagnon, veillait ....... : je cherchais un aéroplane qu’il avait rapidement évoqué en fin d’exposé et que je n’ai pas repris ci-dessus, avec opposition entre la pureté (immémoriale?) de l’oiseau dans l’azur et les 120 CV marque mystère de l’oiseau moderne, tout idéal de pureté détruit, accompagnés du ronflement des moteurs dans le silence troublé de ces espaces que Pascal entrevoyait infinis .....

Je cherchais, donc, et je suis tombé sur ceci (in La Prisonnière):

... Notre voiture passa la porte Maillot pour rentrer. Aux monuments de Paris s’était substitué, pur, linéaire, sans épaisseur, le dessin des monuments de Paris, comme on eût fait pour une ville détruite dont on eût voulu relever l’image; mais au bord de celle-ci s’élevait avec une telle douceur la bordure bleu pâle sur laquelle elle se détachait que les yeux altérés cherchaient partout encore un peu de cette nuance délicieuse qui leur était trop avarement mesurée: il y avait clair de lune. Albertine l’admira. Je n’osai lui dire que j’en aurais mieux joui si j’avais été seul, ou à la recherche d’une inconnue.
Je lui récitai des vers ou des phrases de prose sur le clair de lune, lui montrant comme d’argenté qu’il était autrefois, il était devenu bleu avec Chateaubriand, avec le Victor Hugo d’Eviradnus et de la Fête chez Thérèse, pour redevenir jaune et métallique avec Baudelaire et Leconte de Lisle. Puis, lui rappelant l’image qui figure le croissant de la lune à la fin de Booz endormi, je lui récitai toute la pièce.

Sauf erreur, outre la notation: Albertine l’admira. Je n’osai lui dire que j’en aurais mieux joui si j’avais été seul, ou à la recherche d’une inconnue, qui surligne une indication antérieure de Compagnon sur l’impossibilité ou au moins la difficulté de regards conjoints face à un même spectacle, outre donc cela, ce que je lis là - et dont ni mes notes ni moi-même ne semblent se souvenir que N. M-D. l’ait utilisé - qu’est-ce d’autre que la paraphrase quasi exhaustive (avec citations cette fois non explicitées) de la partie “Clichés-sur-la-lune” du cahier 54?

Alors? Un ailleurs oublié, non-dit, de réapparition cryptée de Flaubert via une transposition presque à la lettre du premier jet des brouillons?
Avec réserve quand même: .... sauf écoute lacunaire le 30 / 01 ........

Mais enfin ......................

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Commentaires
A
Lu avec beaucoup d'intérêt en 2021 (lecture de la Recherche en écoutant les 149 lectures de la troupe de la Comédie Française de novembre 2020 au 17 juillet2021) . En suivant le lien donné par V.S.<br /> <br /> Merci
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V
Eh bien, le passage des brouillons a donc éclaté en trois ou quatre endroits dans le texte final. Très intéressant!
Répondre
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