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Mémoire-de-la-Littérature
12 avril 2007

Retour: Leçon inaugurale ... (III)

SUITE ET FIN ............ "SUIVANT UNE TROISIÈME VERSION DU POUVOIR DE LA LITTÉRATURE..."

...... Le voilà relancé. Il faut s’y remettre: “Suivant une troisième version du pouvoir de la littérature, celle-ci corrige les défauts du langage. La littérature parle à tout le monde, elle recourt à la langue commune, mais elle fait de celle-ci une langue propre, poétique ou littéraire. Depuis Mallarmé et Bergson, la poésie se conçoit comme un remède, mais non plus aux maux de la société, plus essentiellement cette fois à l’inadéquation du langage. Donner un sens plus pur aux mots de la tribu [tout à fait étonnant: on enlève “plus pur” et on reconnaît un slogan pour téléphonie mobile ou un argument de vente pour disque de rap!], telle sera l’ambition de la poésie; elle compensera l’insuffisance du langage et de ses catégories discrètes [c’est à dire: discontinues] car elle est seule en mesure d’exprimer le continu, l’élan, la durée, c’est à dire de suggérer la vie. Les définitions classique et romantique du pouvoir de la littérature n’ont plus cours, instruire en plaisant, atténuer la fragmentation de l’expérience, mais un projet moderne, faisant de la littérature une philosophie, voire la philosophie, c’est-à-dire le dépassement du langage ordinaire.
Bergson construisit ainsi son œuvre sur le procès du langage dont il jugeait les catégories inaptes à démêler le réel avec la subtilité requise; mais la poésie le sauvait du pessimisme. Si l’intelligence conceptuelle est impuissante à épouser la vie, la littérature, elle, par l’intuition, sait rendre le mouvement. Le philosophe énonce cette conviction en 1911: ‘Il y a depuis des siècles des hommes dont la fonction est justement de voir et de nous faire voir ce que nous n’apercevons pas naturellement: ce sont les artistes. Le poète et le romancier nous divulguent ce qui était en nous mais que nous ignorions parce que les mots manquaient’.

Phénomène que Bergson décrit à l’aide d’une comparaison qui rappelle en effet Proust [revoilà un exemple de pseudo-articulation logique fragile caractéristique de Compagnon; il entend: “qui rappelle l’art du romancier, en l’occurrence ici Proust”, mais l’élision induit un déséquilibre]: ‘Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps mais qui demeuraient invisibles, telle l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera’ [formulation d’ailleurs très incorrecte, non-sens logique; il aurait fallu écrire: “telle l’image à venir, sur la pellicule qui n’a pas encore etc.”]. Son pouvoir moderne fait de la littérature un antidote à la philosophie, un contre-système ou une contre-philosophie, supérieure à la philosophie; elle en prend le relais et la relance. Tout Proust est là: ‘Chaque jour, j’attache moins de prix à l’intelligence’ écrivait-il au départ de la Recherche [Il s’agit là en fait de la première phrase de la préface du Contre Sainte-Beuve...].

Chez les écrivains les plus exigeants du XX° siècle, le dessein de racheter la philosophie par la littérature a longtemps prévalu. Après qu’elle eut rejeté le langage immédiat dont les surréalistes par un reste de romantisme poursuivaient le leur, l’œuvre d’Yves Bonnefoy, comme l’établit son Anti-Platon, s’est fondée sur cette haine du langage conceptuel, l’anti-platonisme visant à déjouer tout système philosophique pour vouer la poésie à la quête de la présence authentique [...cette phrase est particulièrement confuse: “dont les surréalistes par un reste de romantisme poursuivaient le leur” ... Que désigne ce “leur”? Le “elle” initial désigne logiquement “l’œuvre d’Yves Bonnefoy” qui suit, mais “leur”? S’agit-il de “leur [dessein]”, par renvoi à la phrase précédente? Mais pourquoi “dont”? Ces pauvres surréalistes me restent ici aussi fumeux qu’en grandeur nature...].

Les avant-gardes théoriques de la fin du XX° siècle (...)

PARENTHÈSE CONTRITE: je rédige ce compte rendu à partir de l’enregistrement sur un petit magnétophone de l’émission de France-Culture. La nécessité dans laquelle je me suis trouvé de “retourner la bande” m’a fait perdre ici quelques instants précieux de la parole magistrale. Après: “Les avant-gardes théoriques de la fin du XX° siècle”, le trop long silence obligé des manipulations de l’individu sous-équipé qui ici se confesse se retrouvait rompu par: “... éludant leur régime général, elle reste une référence privilégiée, située au delà de la philosophie, libre des déterminations auxquelles les autres discours sont assujettis, pure car excessive”.
Le “elle” est assurément “la littérature”. Pour le reste et la cohérence d’ensemble, contentons-nous de son statut affirmé de “référence”, enchantons-nous de sa liberté comme de sa pureté, et craignons avec Talleyrand que d’excessive, elle ne courre le risque de devenir insignifiante.... Mais reprenons le fil du discours et l’écoute de Compagnon, soudain ressuscité de ma panne technique!...

LA LITTÉRATURE, DISAIT MICHEL FOUCAULT, lui servait à échapper à la philosophie, à se débarrasser de la philosophie. Foucault montrait que tous les discours n’étaient que de la littérature, mais puisque seule celle-ci assumait son statut, par une sorte d’ironie poétique, elle surmontait les autres discours et conservait sa hauteur. Quant à Roland Barthes qui qualifia ici même la langue de fasciste, car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire, il ajoutait aussitôt, ce dont on s’est moins souvenu, que la littérature, trichant avec la langue, trichant la langue, seule pouvait sauver la langue du pouvoir et de la servilité. Cette tricherie salutaire, disait-il - toujours le salut-, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors pouvoir, je l’appelle pour ma part littérature.

On entend déglutir: verre d’eau ....

IL CONTINUE: .......J’ai vite traversé ces trois pouvoirs de la littérature: placere et docere, réunifier l’expérience du monde, réparer la langue.
On en a parfois mésusé ou abusé et la littérature n’a pas toujours servi de justes causes; c’est pourquoi, depuis Baudelaire et Flaubert, tant d’écrivains ont tenté de récuser tout pouvoir de la littérature autre que sur elle-même. À vrai dire, en art, il n’y a pas de problème dont l’œuvre d’art ne soit la suffisante solution, soutenait Gide en 1902, prônant un retour à la littérature qui définira l’esprit de la NRF.
Une même foi devait animer les mystiques de l’écriture qui, après la libération et contre l’engagement, firent le choix radical de l’impouvoir, du dépouvoir ou du hors-pouvoir comme désaveu de toute application sociale ou morale, de toute valeur d’usage de la littérature, et comme affirmation de sa neutralité absolue.
Vous aurez reconnu l’attitude de Maurice Blanchot dont Foucault et Barthes ne se tenaient pas trop éloignés mais, nous venons de l’observer, sans soutenir jusqu’au bout sa rigueur nihiliste. La littérature ne permet pas de marcher, mais elle permet de respirer, concédait Barthes. Il dénonçait par là toute compromission instrumentale de la littérature, il condamnait tous les emplois de supplétif, pédagogique, idéologique ou même linguistique, auxquels elle s’était successivement prêtée, mais non sans lui reconnaître une valeur “pectorale”. Le refus de tout pouvoir de la littérature autre que la respiration a pu motiver la notion dégradée de la lecture comme simple plaisir ludique qui s’est répandue à l’école de la fin du siècle, mais surtout, faisant du moindre usage de la littérature une trahison de son être, cela commandait que l’on enseignât désormais non plus à se confier à elle mais à s’en méfier comme d’un piège.

Plus gravement, on le sait, Théodor Adorno et Blanchot contestèrent qu’il fût possible de composer encore un poème ou d’écrire un récit après Auschwitz. Ils jugeaient la littérature vaine, ou même coupable, qui n’avait pas empêché l’inhumain. Dès lors, l’art ne pouvait plus prétendre rédimer l’horreur ni rien racheter et la littérature était frappée d’interdit. L’œuvre de Paul Celan ou de Samuel Beckett témoigne pourtant de sa poursuite exténuée, hors de toute idée de pouvoir.

Mais que dire aujourd’hui des trois pouvoirs positifs de la littérature, classique, romantique et moderne, ainsi que de son quatrième pouvoir, celui de son impouvoir souverain?

Le moment n’est-il pas venu de passer du discrédit à la restauration et du reniement à l’affirmation? Mais peut-on réparer ce qui avait pour office de réparer? La littérature du XX° siècle a mis en scène sa mort dans un long suicide fastueux, car si l’on désirait s’abolir, c’était que l’on existait toujours trop. On ambitionnait l’impouvoir parce que la toute puissance de la littérature restait dans le fond indubitable; et l’absence devenait la forme suprême de la souveraineté. Belle devise d’un quelqu’un, d’un dieu peut-être: Je déçois, suggérait déjà Valéry.

Il est temps de faire, à nouveau, l’éloge de la littérature, de la protéger de la dépréciation. Les choses que la littérature peut rechercher et enseigner sont peu nombreuses, mais irremplaçables, poursuivait Italo Calvino; la façon de regarder le prochain et soi-même, d’attribuer de la valeur à des choses petites et grandes, de trouver les proportions de la vie et la place de l’amour en elle, et sa force et son rythme, et la place de la mort, la façon d’y penser et de ne pas y penser, et d’autres choses, nécessaires et difficiles, comme la dureté, la pitié, la tristesse, l’ironie, l’humour. Or il est plus commode d’anéantir la littérature que de reconstruire sur elle. Dans l’apologie, comment éviter le prêchi-prêcha ou, comme disait Nietzsche, la moraline; car il n’y a pas d’issue inouïe, ni de remède miracle.

Pourquoi lire? D’autres représentations rivalisent avec la littérature dans tous ses usages. Depuis longtemps elle n’est plus seule à se réclamer de la faculté de donner une forme à l’expérience humaine. Le cinéma et autres médias naguère jugés non dignes ont une capacité comparable de faire vivre, et l’idée de rédemption par les livres traîne un relent de romantisme. Bref, la littérature n’est plus le mode d’acquisition privilégié ni unique d’une conscience historique, esthétique et morale, et la pensée de l’homme et du monde passent souvent ailleurs. Cela signifie-t-il que ses anciens pouvoirs ne doivent pas être maintenus, que nous n’ayons plus besoin d’elle pour devenir qui nous sommes?

Il serait risible que les littéraires renoncent à la défense et illustration de la littérature au moment où d’autres disciplines la retrouvent avec empressement, en particulier l’Histoire culturelle et la Philosophie morale.
Proche de l’Histoire des mentalités, celle-là, l’Histoire culturelle, s’attache aux représentations collectives propres à une société et elle explore désormais sinon les œuvres littéraires dans leur singularité et leur valeur, du moins leur transmission par le livre et la lecture, les éditeurs et les revues, ou encore la mémoire des idées.
De leur côté, la Philosophie morale analytique et la Théorie des émotions investissent de plus en plus les textes littéraires. La lecture des romans, il s’agit surtout de ce genre, sert, disent-ils, d’initiation morale en Occident depuis deux siècles; source d’inspiration, la littérature aide au développement de notre personnalité ou à notre éducation sentimentale, comme les livres de dévotion le faisaient pour nos ancêtres. Elle permet d’accéder à une expérience sensible et à une connaissance morale qu’il serait difficile voire impossible d’acquérir dans les traités des philosophes. Elle contribue donc de manière irremplaçable à l’éthique pratique comme à l’éthique spéculative. Procédant de la méfiance de Wittgenstein à l’égard des systèmes philosophiques et des règles morales, le retour éthique à la littérature se fonde sur le refus de l’idée que seule une théorie faite de propositions universelles puisse nous enseigner quelque chose de vrai sur la question de la “vie bonne”.
Le propre de la littérature étant là l’analyse des relations toujours particulières qui joignent les croyances, les émotions, l’imagination et l’action, elle renferme un savoir irremplaçable, circonstancié et non résumable, sur la nature humaine, un savoir des singularités.
La littérature doit donc être lue et étudiée parce qu’elle offre un moyen, certains diront le seul, de préserver et de transmettre l’expérience des autres, ceux qui sont éloignés de nous dans l’espace et le temps ou qui diffèrent de nous par les conditions de vie. Sur cette prémisse revigorée, la formule humaniste, désormais hors de tout conflit avec la religion et la science, peut être elle-même repensée; celle de Montaigne ou de Bacon, assurant que l’homme cultivé vit mieux, que la littérature concourt à la “vie bonne”.
Samuel Johnson [1709-1784] l’avait parfaitement résumé. La seule fin de la littérature, disait-il, est de rendre les lecteurs capables de mieux jouir de la vie ou du moins de mieux la supporter....

JE VIENS DE MARQUER UNE PAUSE dans mon repiquage de l’enregistrement de Compagnon.
C’est finalement un travail assez contraignant et pénible, et qui peut-être dénature un peu le message en me le faisant sentir comme alourdi de l’effort qu’il me coûte.... Je suis allé marcher une demi-heure. J’ai un peu longé la rivière jusqu’à la maison de retraite (je suis pour quelques jours dans un village au sud de Toulouse où j’ai une petite baraque). On m’a dit que deux vieux résidents sont allés s’y noyer cet hiver, fatigués de porter, à défaut de “leur misère hautaine”, leur déplorable vieillesse. La littérature sans doute avait cessé - si elle y était jamais parvenue - de les rendre capables de supporter la vie.
Allez, on reprend .....

.... AINSI LA PHILOSOPHIE MORALE CONTEMPORAINE a-t-elle rétabli la légitimité de l’émotion et de l’empathie au principe de la lecture. Le texte littéraire me parle de moi et des autres, il provoque ma compassion, lorsque je lis je m’identifie aux autres et suis affecté par leur destin. Aux yeux des littéraires, les analyses des philosophes semblent parfois naïves par leur ignorance de la langue spéciale de la littérature ou leur recours immodéré à l’intention de l’auteur. Mais ne nous offrent-elles pas la meilleure justification de la présence maintenue et même renforcée de la littérature dans la vie et de la littérature à l’école et non seulement des jeux de langage et des textes documentaires. La philosophie morale vient à la rescousse de la culture humaniste alors que la conscience malheureuse que leur a inspirée la théorie empêche les littéraires.

À leur tour, le critique Harold Bloom et l’écrivain Milan Kundera n’ont plus scrupule à renouer avec une éthique de la lecture. La réponse suprême à la question: Pourquoi lire?, écrit Bloom dans un essai récent, est que seule la lecture approfondie et constante fonde pleinement et renforce un soi autonome. À la faveur de la lecture, il se crée une personnalité indépendante, capable d’aller vers l’autre. Paul Ricœur ne suggérait pas autre chose lorsqu’il posait que l’identité narrative, c’est-à-dire l’aptitude à mettre en récit de manière concordante les événements hétérogènes de son existence, était indispensable à la constitution d’une éthique.
Selon Kundera, le roman - comme il dit - déchire le rideau, le rideau des idées reçues, ce que Bloom nomme le “Quaint” [entendant par là] la langue de bois, la pensée unique, qui rappelle la Cacanie de l’Homme sans qualités ou la Cancanie, suivant un lapsus heureux. D’après une maxime de Samuel Johnson - chère à Harold Bloom -: Clear your mind of quaint, nettoyez-vous la tête du conformisme ou encore de l’hypocrisie et de l’aveuglement sur soi. La littérature déconcerte, dérange, déroute, dépayse, plus que les discours philosophiques, sociologiques ou psychologiques parce qu’elle fait appel aux émotions et à l’empathie. Ainsi parcourt-elle des régions d’expériences que les autres discours négligent mais que la fiction reconnaît dans leurs détails. La littérature nous affranchit de nos façons convenues de penser la vie, la nôtre et celle des autres; elle ruine la bonne conscience et la mauvaise foi. Constitutivement oppositionnelle et paradoxale, réactionnaire au bon sens du terme, elle résiste à la bêtise, non pas violemment mais de façon subtile et entêtée; son pouvoir émancipateur reste intact qui nous conduira parfois à vouloir renverser les idoles et changer le monde et le plus souvent nous rendra simplement plus sensibles et plus sages, soit en un mot: meilleurs.....

NOTE: ... souffrant d’un handicap anglophone lourd, je suis passé par un dictionnaire en ligne pour “identifier” le terme “entendu” et attribué à Bloom: Quaint. Je ne garantis pas qu’il s’agisse - la base de départ étant phonétique - du bon. Toutefois, les différents sens proposés, qui vont d’obsolète à branché (!) laissent suffisamment ouverte la porte pour qu’on puisse y glisser un peu n’importe quoi et donc aussi une langue de bois !.....

.... Ce n’est pas que nous trouvions dans la littérature des vérités universelles ni des règles générales non plus que des exemples limpides. Prévost croyait que ses lecteurs induiraient la règle de l’exemple, or la littérature agit autrement que les commandements, mais aussi que les paraboles. Manon Lescaut, loin d’être lu comme une allégorie de l’amour profane et de l’amour sacré, devint vite le modèle énigmatique de l’amour fou pour des générations de jeunes gens. Le roman leur donna une sensibilité, non pas un savoir, ni un sens du devoir. Au reste, n’est-ce pas souvent en échouant dans son projet qu’une œuvre littéraire réussit?
La littérature exprimant l’exception procure une connaissance différente de la connaissance savante, mais mieux capable d’éclairer les comportements et les motivations. Elle pense, mais non pas comme la science ou la philosophie, sa pensée est heuristique, elle ne cesse jamais de chercher, non algorithmique. Elle procède à tâtons, sans calculs, avec flair. Excellent chien de chasse, dommage qu’il n’ait pas de nez, disait-on de Taine aux dîners Magny. Il acheva “De l’intelligence”, non le roman stendhalien qu’il rêvait....

NOTE: .. Les “dîners Magny”. Il s’agit d’une excellente maison parisienne, aujourd’hui disparue, rue Mazet, où Sainte-Beuve avait ses habitudes. Les Goncourt en parlent dans leur journal, en date du 22 novembre 1862 qui serait celle du premier repas qu’ils y ont pris.

... La littérature nous apprend à mieux sentir et comme nos sens sont sans limite, elle ne conclut jamais mais reste ouverte, comme un essai de Montaigne, après nous avoir fait voir, respirer, toucher les incertitudes et les indécisions, les complications et les paradoxes qui se terrent derrière les actions, méandres dans lesquels les discours de savoir s’égarent et qu’une longue phrase de Proust épouse à la perfection, comme dans cet exemple - certes parodique - où le narrateur adresse vainement la parole au liftier du Grand Hôtel de Balbec: ... mais il ne me répondit pas, soit étonnement de mes paroles, attention à son travail, souci de l’étiquette, dureté de son ouïe, respect du lieu, crainte du danger, paresse de l’intelligence, ou consigne du directeur.

Même lorsque le roman moderne, chez Proust ou chez Musil, annexe l’essai et que les situations sont raisonnées autant qu’elles sont racontées, il n’illustre pas un système mais invente une réflexion indissociable de la fiction, visant moins à énoncer des vérités qu’à introduire dans nos certitudes le doute, l’ambiguité et l’interrogation.
L’omniprésence de la pensée, conclut Kundera, n’a nullement enlevé au roman son caractère de roman, elle a enrichi sa forme et immensément élargi le domaine de ce que seul le roman peut découvrir et dire.

C’est ainsi qu’un roman nous change la vie sans qu’il y ait une raison assignable à cela, sans que l’effet de la lecture puisse être reconduit à un énoncé de vérité. Ce n’est pas telle phrase de Proust qui m’a fait devenir qui je suis, mais toute la lecture de la Recherche après celle du Rouge et le Noir et de Crime et Châtiment, parce que la Recherche a refondu tous les livres que j’avais lus jusque là.
"Deviens qui tu es", me murmure la littérature suivant l’injonction des deuxièmes Pythiques de Pindare reprise par Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra.

VOILÀ! CE FUT FORT LONG! ET QUE PENSER DE TOUT CELA?

D’abord qu’au bout du compte, ce fut brillant, un peu confusément brillant...Et bien “dit”.
Car malgré une remarque du début sur quelques achoppements, la voix de Compagnon, son phrasé, son velouté lent, sa componction convaincue et gourmande, sont des outils formidables au service de ce qu’il énonce, et qui s’en trouve investi d’une épaisseur que la lecture ne retrouve pas ...
... Ce qui renvoie à la question du fond.

On sent absolument revenir affleurer sans cesse, chez lui, cette même méfiance, et qu’il aime chez Proust, à l’endroit de l’intelligence. Il se fie beaucoup plus au “flair”, à la “bonne fortune” (qu’il soulignera dans son cours) qu’à la domination du rationnel. Le conceptuel l’inquiète, le fatigue, au point qu’on peut se demander s’il est venu à la littérature, délaissant les mathématiques, dans une démarche positive ou par rejet. Les deux sans doute...

... Car passé le moment convenu de la révérence aux grands anciens, après la petite leçon d’histoire sur les approches successives, classique, romantique, moderne et même post-moderne, de la littérature, passé le moment du “Comment en parler?”, il s’est certainement beaucoup livré dans son “Pourquoi?” et le plaidoyer qui s’en est suivi faisait, m’a-t-il semblé, totalement sienne sa citation de Proust: “La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature”.

Il a la foi adulte de Calvino, une vision lassée voire défaitiste de la lecture adolescente comme longue solitude immobile, et la lucidité en fait du caractère haïssable de la littérature comme langage de chapelle et par là intimidation, facteur de fracture sociale. Il est du coup un peu flottant, un peu interrogatif quand Barthes, attendant une tierce forme littéraire souhaite un optimisme sans progressisme, et puis il se résout à passer en revue les pouvoirs successifs attribués à travers les époques “modernes” à la littérature - et sans doute s’en rassure - mais au fond pour ancrer l’essentiel de son credo dans cette perception du “lire” - sans négliger (Samuel Johson) combien le Lire aide à Vivre - qu’il retrouve chez Francis Bacon (“La littérature rend meilleur ”) et culminante, chez Nietzsche ressuscitant Pindare, dans ce “Deviens qui tu es” qui en signe l’irremplaçable vertu formatrice.

Mais court en filigrane me semble-t-il une sorte d’élitisme latent, constant, à travers une approche à l’individualisme exacerbé, s’appropriant une littérature avec laquelle le lien tissé relève du magique, de l’irrationnel, de l’idiosyncrasique, affirmant sans le dire qu’on est ou pas lecteur, qu’on naît ou pas lecteur, et soulignant beaucoup plus l’émergence d’une aristocratie du livre par le livre que - malgré quelques références à l’école - la nécessité absolue de faire aujourd’hui de la littérature, de reconnaître aujourd’hui dans la littérature, l’indispensable outil de la construction par l’éveil et le dialogue maîtrisé - dans l’analyse des textes - des intelligences individuelles, d’une démocratie de l’ouverture d’esprit et de l’intelligence collective.

J’aurais au fond souhaité qu’ici, au Collège de France, puisqu’on en était dans cette leçon inaugurale aux généralités, on trace davantage de perspectives vers ... les collèges de France. J’aurais espéré, en quelque sorte, un Compagnon plus... “Jaurésien”, pour ne pas dire simplement, plus “à gauche”.

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Commentaires
M
c'est encore moi, il est une heure du matin et je n'avais pas bien compris sur quel genre de blog je me trouvais, d'ailleurs c'est toujours un peu flou, un prof? un elève du Collège de France? Enfin bref, peut-être le vouvoiement s'imposait-il ainsi qu'un peu plus de discernement mais je maintiens mes compliments et mes critiques en tout cas sur les commentaires de ce discours. Bonne continuation, bonne nuit
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M
tout d'abord bravo et merci pour cet énorme travail de retranscrition d'un discours fort intéressant (et utile pour ma dissertation) et en effet brillant. Je regrette juste certains de tes commentaires un peu pédants et finalement pas forcément utiles, qui portent plus sur le fond que sur la forme et je regrette surtout que tu n'aies pas donné ton avis sur le thème de ce discours qui pose une question tout de même capitale: à quoi sert la littérature (et l'art en général), pourquoi lit-on? Cela dit je te felicite encore une fois pour ton courage et je suis contente de trouver un blog utile et intéressant. Ne m'en veut pas d'apporter quelques critiques mais je te dis ce que je pense sur le coup.
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