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Mémoire-de-la-Littérature
9 janvier 2008

Morales de Proust: Leçon I.

Mardi 8/1/008.
16.30 / 17.30

À 15h40, il y a foule devant l’amphithéâtre Marguerite de Navarre qui est en train de se vider du cours précédent. La proustophilie se porte toujours bien. Ou la Compagnomania? On rentre, on s’installe, un appariteur rappelle qu’il n’est pas question de “garder des places” pour les copains retardataires ce qui, eu égard aux sacs et vestes négligemment déposés sur des sièges vides, impressionne peu. On retrouve ses habitudes et son fauteuil 2006-2007, quelques têtes vaguement familières aussi, alentour. Trois quarts d’heure à tuer pour tout le monde: ça papote, ça bouquine, ça lit son quotidien (Libération ou Le Monde, exclusivement semble-t-il), ça somnole. On attend.

Antoine Compagnon est à l’heure, égal à la dernière image laissée, costume, chemise et cravate dans des nuances de bleu, du clair, du foncé, du tirant sur le mauve pour la cravate, les lunettes au bout du nez, les cheveux peut-être un peu longs (?), l’air déjà fatigué. Il ne me semble pas en très grande forme, en très gros appétit pédagogique et son premier “Bonjour” est déjà las, sa “Bonne année” s’affaisse, derrière quelques applaudissements d’accueil.

Moi-même ... Oui, soudain, moi-même je suis épuisé d’avance. Encore des notes au kilomètre, des citations à demi récupérées qu’il faudra aller retrouver, compléter, des phrases aux trois-quarts prises et quelques-unes escamotées qu’on réinventera ... Un cours au fond qu’on trahira plus ou moins en y trafiquant ce qu’on a entendu, mal pris ou mal compris, et qui n’est pas ce qui a été dit ... Fatigue pré-marathonienne?

L’investissement l’an passé a été excessif, les semaines presque bloquées sur les comptes-rendus. Comment ne pas retomber là-dedans et rendre malgré tout compte? Car écrire enrichit, et considérablement, le rédacteur et reconstruit à son bénéfice ce qui sinon ne serait rien que la notion confuse qu’un exposé a été entendu, un grand ressac de mots sur la grève d’innombrables oublis ...

Pendant ce temps, Compagnon philosophe... et je constate qu’il en est lui aussi à l’heure des états d’âme. La mémoire de la littérature l’an passé, bon, on était dans le classique, il baigne là-dedans depuis plus de trente ans et sa soutenance de thèse. C’est du juste milieu cette mémoire-là, du centrisme littéraire correct. Tandis que la morale ... C’est dangereux ça, la morale, il faut oser, et plus encore quand on s’y lance avec un sulfureux. Car Proust, quand même .... Hésitation au bord du risque et auto-citation: Dans “Le démon de la Théorie”, je concluais il y a dix ans - une étudiante me l’a récemment rappelé - ainsi: “La perplexité est la seule morale littéraire” ... Le cheval bronche devant l’obstacle ... Refus de s’engager peut-être, manière d’écarter le sujet, reconnaissant par là que la question se pose, mais que la littérature complique tellement les choses ... Refus de “moraliser” la littérature? ... Façon aussi de prendre acte de ceci: que ma génération a été formée loin de toute critique éthique, la niant et la reniant. Un tournant aujourd’hui peut-être bien s’amorce et les temps donc peut-être bien sont (re)venus ...

Et de ce “souci” éthique qui lui vient, il se redemande, et à nous aussi: Signe de l’âge? Signe des temps? Il resonge à Stendhal, la cinquantaine atteinte, qui soudain se préoccupe de se mieux connaître (Vie d’Henri Brulard). Lui aussi ... Confidences. Il s’est remis à la lecture de gros romans, un russe chaque été. La lecture croyait-il autrefois devait rendre plus intelligent plutôt que meilleur. Et puis là, maintenant, cette poussée éthique ... ce ne serait déjà pas mal si elle contribuait un peu à rendre meilleur. Meilleur? Une recherche nouvelle, autre, tâtonnante, risquée, pour laquelle il ne se sent pas outre mesure armé... Une exigence intime?

Signe des temps aussi. On croit être original et l’on n’est que typique d’une époque. Le vent a tourné dans les années 1990. On avait disqualifié le sujet entre 1960 et 1970. Roland Barthes (Critique et vérité), aîné tutélaire. Haro alors sur la morale “défendue par l’ancienne critique”, une morale forcément bourgeoise, donc forcément ignoble, guindée, psychologisante et moralisante, capable de s’allier au “biographisme”, manipulant la “moraline” déjà nietzschéennement dénoncée pour produire ses néfastes effets... On ne fait pas n’est-ce pas de bonne littérature avec de bons sentiments (Gide). Transgressons pour progresser...

Oui, il intitulerait volontiers cette première heure de cours : “Comment oser parler de littérature ET de morale?” ...
Suit un vrac un peu incertain où se retrouvent le marxisme et l’existentialisme dans une éthique de l’engagement collectif, de l’usage public et social de la littérature, prises de position que fusillent le structuralisme et le post structuralisme; où surgit Aristote et les vertus cathartiques de la littérature-tragédie, qui libère de l’excès des émotions et des passions, illusions dénoncées par l’école de Barthes - du coup plus proche de Platon se défiant des arts - renvoyant ces idées fausses aux refus de Brecht, à sa distanciation ....

Certes il faut composer, admettre ... La Fontaine a survécu aux attaques, résisté aux formalismes scolaires (du moins il l’espère ...); Barthes lisait Alexandre Dumas pour se distraire et il a au fond peu évité les considérations morales (il est question de “morale de la forme” dans Le degré zéro de l’écriture; le mot y est donc, au moins ...); son premier cours ici, au Collège de France, s’affichait: “Vivre ensemble”, et s’il avait envisagé un “Proust et moi”, n’était-ce pas dans un usage moral de Proust pour mieux apprendre à se connaître? Et puis la réaction éthique est indissociable de la lecture. La littérature met en scène des héros, on s’intéresse à leurs dilemmes, à leurs choix moraux, on les juge, et le narrateur de la Recherche le sait bien qui ne cesse de se justifier auprès du lecteur ...

Il a lu Les Bienveillantes (Jonathan Little) cet été et il est en train de lire Les Disparus (Daniel Mendelssohn), livres de lecture morale, posant des questions impossibles à éluder, questions de conscience, d’honnêteté intellectuelle ... Qu’aurais-je fait, moi, si j’avais vécu cela, témoin, acteur, victime ... ? L’incipit des Bienveillantes est accoté à Villon : “Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé ...”, la Ballade des pendus bien sûr: “Frères humains qui après nous vivez / N’ayez les coeurs contre nous endurcis / Car, si pitié de nous pauvres avez, / Dieu en aura plus tôt de vous merci / ...”. La première épigraphe de Mendelssohn est empruntée à Proust: “Quand nous avons dépassé un certain âge, l’âme de l’enfant que nous fûmes et l’âme des morts dont nous sommes sortis viennent nous jeter à poignée leurs richesses et leurs mauvais sorts ...”.
Il revient à Aristote, d’où découle une tradition de lecture d’interprétation morale, parle de la littérature comme possible apprentissage moral, comme antichambre du contrôle des émotions, évoque le roman comme modalité importante de la réflexion morale, non systématique mais compliquée et contextuelle, distinguant l’éthique du récit de l’éthique du traité, redoublant: “... d’un côté le récit, de l’autre les règles; deux facettes, comme dans la Bible les lois et les paraboles”. Il évoque le poète anglais W.H. Auden (1907 - 1973; Arrêter les pendules, couper le téléphone / Empêcher le chien d’aboyer pour l’os que je lui donne / Faire taire les pianos et les roulements de Tambour / Sortir le cercueil avant la fin du jour / ...): quand il lit une poésie, Auden s’intéresse d’abord à la réussite ou à la difficulté technique, à la forme, et puis vient le moment où il se demande quel bonhomme est l’auteur, quelle idée se fait ce bonhomme de ce qu’est une vie bonne, quel homme habite ce poème ...

Et dans un petit pas de côté, le voilà revenu à des considérations historico-évolutionnistes: les mises en garde du marxisme comme de l’existentialisme contre une éthique réduite à une idéologie n’étaient pas nulles et non avenues; l’éthique comme illusion, tromperie, aliénation, aveuglement, duperie, il y avait du vrai là-dedans...; il se réfère à Paul Nizan (Les chiens de garde), déchaîné contre la pensée bourgeoise qui prétend s’ériger en morale humaine, dénonçant les effets (pervers?) d’un kantisme étayant la morale bourgeoise comme fille de la raison; il évoque les tenants du déconstructivisme qui convergent eux aussi dans la critique de ce kantisme qui présuppose un sujet personnel, autonome, identifiable, humanisme haïssable pour eux qui maudissent une moralité fondée sur le moi, inconsistante, pure aporie linguistique, quand toute morale est relative, dans un relativisme qui disqualifie d’avance toute loi universelle et toute lecture morale de la littérature ... Et la littérature du coup devient un piège, elle fait de nous des dupes culturels, victimes de la culture de masse, il faut apprendre à s’en méfier, à la prendre en défaut etc., etc. ....

Un peu théorico-confus tout ça, à travers la salade de notations mal écrites que je touille .....

Retour à Proust pour boucler la leçon sur la sensibilité chez lui à ce conformisme que la littérature peut apporter, comme une défense de l’ordre moral, comme un juste rappel au bon sens ou comme une “hypocrisie de moralité” (Stendhal), qu’elle peut aussi souligner, dont elle peut témoigner, ce qui va être fait, leçons dont le lecteur tire ses conclusions. Et il retient trois passages de la Recherche, trois scènes de Combray:

Les vices et vertus de Padoue ... parce qu’ils / elles n’ont pas l’air de ce qu’elles annoncent. “... une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d’avance dans les milices de réserve de l’Injustice”. La justice et les bourgeoises ... allégorie des convenances et pharisaïsme du Nouveau Testament; le “cant” (hypocrisie) anglais dans toute sa splendeur - il est assez snob je trouve, Compagnon, avec son “cant” ...; les milices pour renvoyer à ce lieu commun de Saint Matthieu: apparence de justice, intériorité d’iniquité; l’habit qui ne fait pas le moine (Rabelais; Prologue de Gargantua) ...

Les principes familiaux, qui jouent contre le mariage de Swann ou les manières de Bloch ... “Il n’était pas pourtant l’ami que mes parents eussent souhaité pour moi; ils avaient fini par penser que les larmes que lui avait fait verser l’indisposition de ma grand-mère n’étaient pas feintes; mais ils savaient d’instinct ou par expérience que les élans de notre sensibilité ont peu d’empire sur la suite de nos actes et la conduite de notre vie et que le respect des obligations morales, la fidélité aux amis, l’exécution d’une oeuvre, l’observance d’un régime, ont un fondement plus sûr dans des habitudes aveugles que dans des transports momentanés, ardents et stériles. Ils auraient préféré pour moi à Bloch des compagnons qui ne me donneraient pas plus qu’il n’est convenu d’accorder à ses amis, selon les règles de la morale bourgeoise; qui ne m’enverraient pas inopinément une corbeille de fruits parce qu’ils auraient ce jour-là pensé à moi avec tendresse, mais qui, n’étant pas capables de faire pencher en ma faveur la juste balance des devoirs et des exigences de l’amitié sur un simple mouvement de leur imagination et de leur sensibilité, ne la fausseraient pas davantage à mon préjudice”. Défense ici de la “juste mesure” (et sans doute reprise à son propre compte d’un certain conformisme).

Vinteuil - Swann, grande scène de “Cant” à la Stendhal .... (il y tient vraiment, n’est-il pas ?). Le narrateur, ses parents et Swann “tombent” sur Vinteuil en se promenant: “Un jour que nous marchions avec Swann dans une rue de Combray, M. Vinteuil qui débouchait d’une autre s’était trouvé trop brusquement en face de nous pour avoir le temps de nous éviter, et Swann, avec cette orgueilleuse charité de l’homme du monde qui, au milieu de la dissolution de tous ses préjugés moraux, ne trouve dans l’infamie d’autrui qu’une raison d’exercer envers lui une bienveillance dont les témoignages chatouillent d’autant plus l’amour-propre de celui qui les donne, qu’il les sent plus précieux à celui qui les reçoit, avait longuement causé avec M. Vinteuil, à qui jusque-là il n’adressait pas la parole, et lui avait demandé avant de nous quitter s’il n’enverrait pas un jour sa fille jouer à Tansonville. C’était une invitation qui, il y a deux ans, eût indigné M. Vinteuil, mais qui, maintenant, le remplissait de sentiments si reconnaissants qu’il se croyait obligé par eux à ne pas avoir l’indiscrétion de l’accepter. L’amabilité de Swann envers sa fille lui semblait être en soi-même un appui si honorable et si délicieux qu’il pensait qu’il valait mieux peut-être ne pas s’en servir, pour avoir la douceur toute platonique de le conserver.
- Quel homme exquis, nous dit-il, quand Swann nous eut quittés, avec la même enthousiaste vénération qui tient de spirituelles et jolies bourgeoises en respect et sous le charme d’une duchesse, fût-elle laide et sotte. Quel homme exquis! Quel malheur qu’il ait fait un mariage tout à fait déplacé!

Et alors, tant les gens les plus sincères sont mêlés d’hypocrisie et dépouillent en causant avec une personne l’opinion qu’ils ont d’elle et expriment dès qu’elle n’est plus là, mes parents déplorèrent avec M. Vinteuil le mariage de Swann au nom de principes et de convenances auxquels (par cela même qu’ils les invoquaient en commun avec lui, en braves gens de même acabit) ils avaient l’air de sous-entendre qu’il n’était pas contrevenu à Montjouvain”.

Duplicité?, dit Compagnon. Tout le monde se ment; parabole de la paille et de la poutre ... Et il enchaîne: mais toute éthique est-elle forcément bourgeoise, conformiste, aliénée, pharisienne? Malhonnête, malfaisante? En face de ces hypocrisies de dames patronnesses, quid de la “bonté des méchants”, des “pervers”, de la bonté de Charlus, de la fille de Vinteuil, des personnages de Dostoïevski? Elle existe, se montre ou se comprend, s’exerce, bonté incompréhensible à ce parangon d’une autre bonté qu’est la reine de Naples, présentée comme “Torry”, une autre bonté de caste, paternaliste... et qui n’en est pas pour autant dépourvue de tout caractère de sincérité?

N’est-ce pas justement le propos de la littérature de présenter le complexe au lieu de s’arrêter au simple, de poser les questions (Les valeurs morales seulement comme idéologie masquée? Toute éthique est-elle nécessairement bourgeoise?) difficiles ou dérangeantes, d’ébranler les idées reçues, de permettre qu’on cesse de s’ériger en juge, d’élaborer ces leçons de respect de l’autre qui courent en filigrane et constamment chez Montaigne?

Fin de la première heure ... et tentative avortée d’enchaînement sur la seconde - pour cause de séminariste non prévu avant le 15 janvier - débouchant sur un faux interlude forcé. “Si vous le voulez bien, nous allons passer directement à la deuxième partie de la séance d’aujourd’hui...”. Mais l’amphi ne l’entend pas de cette oreille. L’amphi ne l’entend pas du tout, pour tout dire. Il y a ceux qui veulent partir, ceux qui veulent écouter leurs messages dont la suspension de portable d’une heure les a privés; il y a les imprévoyants et les prostatiques, qui exigent leurs trois minutes de toilettes; il y a les obsédés de la phlébite, qui veulent à tout prix se dérouiller un peu les jambes et sentent déjà les caillots se former, les migraineux qui ont besoin de s’aérer quelques instants; il y a ... Bref, tout ça bouge, tout ça se lève, tout ça grogne, tout ça maugrée, tout ça n’écoute rien d’un Compagnon assis, débordé, dépité, malheureux, comme un prof de troisième qui n’a pas su terminer sa phrase avant la sonnerie et se retrouve piétiné par la meute qui se rue vers la sortie, forte de son bon droit et de ses certitudes: Le prof, y cause jusqu’à l’heure, et à l’heure, on se casse!

Compagnon siège au Haut Conseil de l’École où se discutent assurément des problèmes profonds d’autorité et il a pourtant oublié un principe essentiel: Ne jamais remettre en cause cet acquis fondamental, ce droit de l’homme imprescriptible, cet axiome de l’écoute pédagogique: La séquence de base, c’est l’heure et qu’il pleuve ou qu’il vente, entre deux séquences, il y a pause! Ah mais!

Et sur le fond? Cette première partie?

Du Compagnon standard, qui se chauffe et se cherche et qui zigzague un peu, et qui semblant penser - il y a fait allusion - qu’il a épuisé le sujet de son cours 2006-2007 ... donne donc à craindre que de la coupe aux lèvres comme de l’intitulé du cours 2007-2008 à ses réalisations, il n’y ait peut-être quelque distance. Mais bon, voyons la suite ...... Il a beaucoup parlé d’oser... Osons donc espérer....

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Commentaires
S
Merci d'être de nouveau là. Quant à l'adresse-mail, dura lex sed lex, il faut quand même la fournir ...
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N
Mon éloge s'est en allée, refusée parce que j'avais oublié d'indiquer mon adresse email. Mais personne n'en fait jamais rien de cette adresse email!
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