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Mémoire-de-la-Littérature
12 janvier 2008

Morales de Proust. Leçon II.

Mardi 8 janvier 2008 - 17h30 / 18h30 Le calme est revenu dans les travées. Antoine Compagnon - "l’élégant Antoine Compagnon" dit le Nouvel Observateur (page 82) dans son récent numéro 2252 dont la couverture nous détaille Simone de Beauvoir en callipyge et qui en page intérieure rend à Julien Gracq un hommage mérité mais dont la proximité renvoie aux protestations de Geneviève Brisac dans Le Monde: “Pourquoi les fesses de Simone (de Beauvoir) et pas les fesses de Julien (Gracq)? “... exigeante question esthético-éthique qu’on pourrait intégrer au déroulé du présent cours - Antoine Compagnon, donc, a repris la parole. Comment associer “Morale” et “Proust”? Dans quelle audace antinomique? Le schéma de cette deuxième heure est assez simple: nourrir de références et de quelques développements le balancement critique qui s’interroge sur le point de savoir qui, de l’immoraliste ou du moraliste, doit l’emporter, comme qualificatif proustien. On déroulera quelques dates, on soulignera les étapes (et les hoquets d’indignation associés), l’avant et l’après Sodome et Gomorrhe I, l’avant et l’après Albertine disparue, on notera les prudents, les engagés, les demi-soutiens .... Sous les accusations de snobisme, sous les soupçons de non-engagement, puis de plus en plus explicitement par le biais de qualifications d’indécence, d’impudeur, d’obscénité, c’est l’abord et le traitement de l’homosexualité qui restent en travers de quelques gorges et suscitent les haut-le-cœur... à quoi Proust en fait s’attendait. Dans une lettre de mai 1908, il détaille ses projets en cours et parle d’un “essai sur la pédérastie qui ne sera pas facile à publier” et par la suite, tout contact avec un éditeur est l’occasion de prendre les devants pour parer à toute éventualité: - à Alfred Vallette en 1909, en vue d’une publication au Mercure de France: “... livre extrêmement impudique en certaines parties. Il y en a d’obscènes, impossibles à publier dans le Figaro” - en 1912: “... le manuscrit est un ouvrage indécent, plus que ce qu’on a l’habitude de publier” (il pense à Charlus) - en 1912 encore et auprès de Gaston Gallimard, il évoque de nouveau l’indécence de l’ouvrage mais il ajoute cette fois que “le point de vue métaphysique et moral prédomine” - début 1913, il souligne au bénéfice de Bernard Grasset “l’extrême licence et indécence de certaines parties” - en 1916, il se défend auprès de la NRF et au sujet de Sodome et Gomorrhe d’avoir eu aucune intention immorale ... Dès 1913 en fait et la publication de Du côté de chez Swann, la scène de Montjouvain a soulevé des protestations et motivé des condamnations: Francis Jammes, Paul Souday (critique au Temps) .... Néanmoins, l’étiquette possible d’un “Proust (grand) moraliste” est lancée en 1919 par Léon Daudet, après le Goncourt obtenu. Il en appelle dans la référence aux grands noms du XVII° siècle, à Saint-Evremond, à La Rochefoucauld (“Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés”), à La Bruyère (... qui excellait, disait Taine deux siècles plus tard, “dans l’art d’attirer l’attention”; ma foi, il en est quelques autres, et qui ne sont pas pour autant moralistes, passons...). Jacques Rivière reprendra ces éloges l’année suivante, faisant de Proust un continuateur ou successeur de Stendhal dans la recherche de la vérité sur soi, dans l’analyse de soi et des autres. Le débat est posé, où viendront se mêler, chez les débatteurs, des références à l’oeuvre de Gide (L’immoraliste est de 1902; Corydon, publié en 1911, réédité en 1920, ne sera signé qu’en 1924). L’oeuvre de Proust y gagne le soutien de François Mauriac en 1921, mais c’est avant la parution de Sodome et Gomorrhe ...: “Et sans doute il déplaira aux moralistes (rem: ici connotés péjorativement: aux moralisateurs) que dans ce monde recréé jamais ne se sente une préoccupation de l’ordre du religieux. Mais ne collabore-t-il pas avec le moraliste (rem: cette fois au sens noble!) s’il est vrai que nous lui devons une somme de la sensibilité contemporaine? Dès lors, qu’il ne soit plus question d’immoralité. L’examen de conscience est à la base de toute morale ...” Cette défense sera vite mise à mal quand paraîtra Sodome et Gomorrhe I, dernier volume publié avant la mort de Proust survenue avec l’automne 1922 (le 18 / 11). - Remarque : Clarac et Ferré / Album Proust / Pléiade: S&G I est publié en mai 1921 et S&G II “juste un an après” ... ce qui est incompatible avec l’affirmation de “dernier volume” précédente. L’ai-je bien entendue? Et on lit dans l’éloge nécrologique de Mauriac : “Dieu est terriblement absent de l’oeuvre de Marcel Proust. Du point de vue littéraire, c’est sa faiblesse et sa limite (...) le défaut de préoccupation morale appauvrit l’humanité créée par Proust, rétrécit son univers ...”. Remarque: Il est vrai que le sexe faisait sortir François Mauriac de ses gonds qui - l’anecdote traîne partout en ces jours de centenaire de la philosophe joliment fessue - disait en 1949 à un collaborateur des Temps Modernes, scandalisé à la lecture du Deuxième sexe: “J’ai tout appris sur le vagin de votre patronne”. Le même Mauriac y reviendra encore en 1924 associant Gide, Proust et Barrès (il y a eu grande dispute autour de la publication en 1922 de l’ouvrage de ce dernier: "Un jardin sur l’Oronte", ouvrage entre carnet de voyage et introspection géopoétique où l’auteur laisse parler sa passion pour l’Orient et son esthétique de l’absolu [rem: L’Oronte est un fleuve qui a sa source au Liban, traverse la Syrie occidentale, pénètre en Turquie, et arrose Antioche avant de se jeter dans la Méditerranée] ) dans un jugement où il rend hommage à leur “recherche de la sincérité” mais pour conclure “qu’ils ont échoué” (d’un échec tout littéraire). Le procès en immoralité ne cesse guère. Benjamin Crémieux, en 1924 toujours, évoque l’absence de la notion de péché mais trouve dans l’oeuvre des échos du “gnothi séauton" (connais-toi toi-même)” socratique. - Remarque technique: je cède, la mort dans l'âme et faute de disponibilité de l'alphabet idoine à la déplorable mode du grec ancien "phonétisé"..... Et puis les “défenseurs” compensent: on cite souvent comme pendant aux persécutions dont les Verdurin accablent Saniette leur charité vraie envers le même quand sa situation tourne au misérable, ou bien on plaide: c’est une psychologie profonde qui observe et fait par là œuvre de moraliste. En 1923, Albert Thibaudet a proclamé Proust successeur de Montaigne et prophétisé: “On réunira un jour ses réflexions”. Compagnon note incidemment qu’en fait de recueil de maximes extraites de la Recherche, au delà de la seule connaissance qu’il avait d’anthologies (dont la première en 1926 avec préface de Ramon Fernandez, qui avait songé à un classement thématique), une conversation à Barcelone où il soulevait la question lui a valu de recevoir une compilation “espagnole” (catalane-catalane ou catalane-castillane? Il y a deux auteurs et je n’ai pas noté) de 452 “pensées” [Maximas y (..?..) de Marcel Proust] dont il nous livre trois des plus courtes: - Les “quoique” sont toujours des “parce que” méconnus - Le plus dangereux de tous les recels c’est celui de la faute elle-même dans l’esprit des coupables - On devient moral dès qu’on est malheureux ... Retour aux proustiens affrontements. Jacques Rivière par exemple est des défenseurs, il ferraillera en faveur de l’oeuvre, contre Henri Massis entre autres même si le point de départ de la lettre ouverte qu’il adresse à ce dernier est une réponse à ses attaques contre Gide (à propos de Corydon et de Si le grain ne meurt), mais il le fait dans un engagement qui n’est sans doute pas total, témoin ce débat de 1924 (seulement publié en 1937) avec Ramon Fernandez où, après avoir approuvé l’amoralisme de Proust, Rivière concède que l’absence de dimension morale est la grande insuffisance de celui-ci. Dans l’affaire, c’est Albertine disparue publiée en 1925 (j’ai entendu et noté, c’est-à-dire entendu puisque noté (?): 1926) qui sera le morceau le plus difficile à avaler, avec la révélation de l’homosexualité de Saint-Loup. "Trahit sua quemque voluptas": Compagnon cite Virgile (Églogues, II, 65: Tout être suit / cherche son plaisir) ... à l’appui de Proust écrivant: “Personnellement je trouvais absolument indifférent au point de vue de la morale qu’on trouvât son plaisir auprès d’un homme ou d’une femme, et trop naturel et humain qu’on le cherchât là où on pouvait le trouver”. Malgré cet énoncé, la liaison de Saint-Loup et de Morel choque même le narrateur (!) qui s’attache à s’en expliquer, sans convaincre son lectorat, tandis que Jupien se scandalise: “Non, que ce misérable musicien ait quitté le baron comme il l’a quitté, salement, on peut bien le dire, c’était son affaire. Mais se tourner vers le neveu! Il y a des choses qui ne se font pas”, avec ce commentaire à la clé: “Jupien était sincère dans son indignation; chez les personnes dites immorales, les indignations morales sont tout aussi fortes que chez les autres et changent seulement un peu d’objet”. Mais si réprobation il y a, le narrateur peine à nous l’expliquer : “L’apprendre de n’importe qui m’eut été indifférent, de n’importe qui excepté de Robert. Le doute que me laissaient les paroles d’Aimé ternissait toute notre amitié de Balbec et de Doncières, et bien que je ne crusse pas à l’amitié, ni en avoir jamais véritablement éprouvé pour Robert, en repensant à ces histoires du lift et du restaurant où j’avais déjeuné avec Saint-Loup et Rachel j’étais obligé de faire un effort pour ne pas pleurer”. Finalement, dit Compagnon, on ne sait pas pourquoi il pleure. Ce dernier commentaire m’étonne. Qu’attendrait-il donc? Il y a, dans la logique du texte, outre une amitié rétroactivement éclairée d’un jour nouveau susceptible d’en réinterpréter tous les détails et toutes les manifestations (mais cette hypothèse est écartée explicitement par Proust: “Je me rappelais aussi son affection pour moi, sa manière tendre, sentimentale de l’exprimer et je me disais que cela non plus, qui eût pu tromper quelque autre, signifiait alors tout autre chose, même tout le contraire, de ce que j’apprenais aujourd’hui”) cette déception qui s’attache à la découverte d’un aspect essentiel et ignoré d’une personnalité dont on croyait, dans une complicité et une transparence affectueuses, tout savoir. Cela ne suffit pas à une âme sensible pour pleurer? Pour revenir aux jugements de la critique, à la révélation de l’homosexualité de Saint-Loup s’ajoutent les incertitudes entourant le sexe d’Albertine avec, symptomatique, les réserves de René Crevel (1900-1935; mouvance surréaliste) que cette décision de faire d’Albert une Albertine conduit à douter de l’oeuvre entière... Bernanos, dans la foulée de la publication, a repris les griefs de Mauriac. Il ne voit pas même une simple trace de Dieu dans tout ça, affirmant que “l’état de grâce” selon Proust n’est autre qu’une indifférence absolue aux notions de Bien et de Mal. Ce type de regard porté sur la Recherche trouve son acmé avec l’essai d’Henri Massis: "Le drame de Marcel Proust" (cf. le court billet récent que j’y ai consacré). On trouve constamment, jusqu’à la fin des années quarante, de bonnes raisons de “réduire” Proust, en passant en 1945 par Sartre s’élevant contre les méfaits de sa psychologie individualiste, dénonçant le pédéraste qui se sert de sa pédérastie pour aborder la relation Swann-Odette, manifestant ainsi qu’il croit aux passions universelles, donc non contingentes, alors que tout est relatif, Sartre qui vomit ce Proust “qui s’est choisi bourgeois, qui s’est fait l’allié de la morale bourgeoise, qui défend le mythe d’une nature humaine...”. Quelle... nausée! C’est au début des années 1950, après la publication de Jean Santeuil et du Contre Sainte-Beuve que le renversement d’opinion s’opère... et que Georges Bataille lit un Proust nietzschéen , arguant que la quête de la moralité chez lui exige le mensonge, le vice, affirmant que l’impératif moral de la recherche de la vérité implique nécessairement le recours au mal, le détour par le Mal. D’ailleurs, qu’a écrit Proust dans Albertine disparue: “Le mensonge, le mensonge parfait, sur les gens que nous connaissons, sur les relations que nous avons eues avec eux, sur notre mobile dans telle action formulé par nous d’une façon toute différente, le mensonge sur ce que nous sommes, sur ce que nous aimons, sur ce que nous éprouvons à l’égard de l’être qui nous aime, et qui croit nous avoir façonné semblable à lui parce qu’il nous embrasse toute la journée, ce mensonge-là est une des seules choses au monde qui puisse nous ouvrir des perspectives sur du nouveau, sur de l’inconnu, qui puisse éveiller en nous des sens endormis pour la contemplation d’univers que nous n’aurions jamais connus”... À la base d’un vice - dit Bataille - il y a le pouvoir que nous avons d’en briser la chaîne ... Et à propos de Mlle Vinteuil, il souligne le jeu sur la transgression qui sacralise. Il revient sur le mensonge dont la véritable haine peut exiger - au prix d’une horreur surmontée - ... le mensonge et sur ce principe: “Nous vénérons la règle que nous violons”. Il [= Bataille? Compagnon? un certain flottement sur ces dernières minutes ...] évoque cette page de la Recherche où se révèle une certaine complexité morale de Bergotte - qui serait un représentant de la morale nietzschéenne - condamné par Norpois qui le voit menteur, dissimulateur, et dénonce le décalage entre sa vie privée et ses ouvrages littéraires(“Il ne voyageait pas seul et bien plus il prétendait ne pas être invité sans sa compagne. Je ne crois pas être plus pudibond qu’un autre (...) néanmoins j’avoue qu’il y a un degré d’ignominie dont je ne saurais m’accommoder , et qui est rendu plus écœurant encore par le ton plus que moral, tranchons le mot, moralisateur, que prend Bergotte dans ses livres où on ne voit qu’analyses perpétuelles et d’ailleurs, entre nous, un peu languissantes, de scrupules douloureux, de remords maladifs (...) alors qu’il montre tant d’inconscience et de cynisme dans sa vie privée”). Le narrateur - dit Compagnon - comprend qu’il faut avoir traversé le vice pour écrire moralement et que souvent, les grands artistes se servent de leurs défaillances mêmes pour énoncer la règle morale de tous ... La rapide conclusion esquissée sur ces mots me paraît se perdre dans le brouhaha des premiers départs. En gros on a compris. Proust est tantôt coupable et tantôt justifié. À suivre. Peintre de l’âme humaine et de ses travers ou défauts, véniels ou infâmes - mais qui juge? -, risibles ou affligeants, on est assuré, sortant du convenu, de rencontrer toujours et les éloges et les condamnations. Restera à mieux voir les contenus à dégager du texte et si une cohérence éthique émerge de ces morales annoncées ... mais Compagnon a déjà rangé ses notes. Mesdames, Messieurs, Bonsoir. À la prochaine fois ...
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Commentaires
N
Je viens de relire votre superbe synthèse, parsemée de notes perso et je dis: Bravo<br /> J'applaudis par exemple au:"Quelle...nausée"<br /> <br /> Compagnon est revenu aujourd'hui sur les larmes inexplicables et inexpliquées du narrateur; pourtant, tout comme à vous elles me paraissent tout à fait justifiées pour une âme sensible qui soudain réalise qu'elle s'était trompée...voire qu'on l'avait trompée.<br /> Dommage qu'aucun dialogue ne paraisse possible avec Compagnon. Hélas ni la lecture de vos blogs - s'il l'a faite- ni les mails d'autres auditeurs, ne le font évoluer. Nous n'aurons jamais de débat à l'issu des séminaires où la pédagogie, pour reprendre votre expression est de nouveau "galopante".( Et vous avez eu la preuve que ce n'était pas le propre des femmes). Compagnon de toute évidence ne veut pas changer , les arguments "si tu veux tu peux" et "si tu peux tu dois", il n'applique pas!
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