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Mémoire-de-la-Littérature
11 mars 2008

Séminaire 8

Mariolina Bertini

Amphithéâtre Marguerite de Navarre

Mardi 4 mars 2008 - 17h30 - 18h30

Moralité de la lecture:

... de la vision pédagogique de Ruskin à la complicité proustienne

En quoi va consister ce séminaire? En une longue présentation commentée de l’essai que Proust écrit en 1905, “à propos de” et “en introduction à” sa traduction de Sésame et les Lys  de John Ruskin.

L’essentiel pour ne pas dire tout le séminaire repose sur ce texte, que l’on trouve publié sous le titre “Journées de lecture” dans le volume Pastiches et Mélanges, Collection L’imaginaire, chez Gallimard , et qu’on pourra se procurer dans toutes les bonnes librairies si on dispose d’un budget de 7,40 €.

Pour améliorer sa perception du séminaire, il peut être par ailleurs  recommandé de (re)lire la préface de Proust à sa traduction de la Bible d’Amiens. Mais c’est plus cher: 25€  dans l’édition établie par Yves-Michel Ergal, Bartillat éditeur, dont j’ai déjà (et en bien) parlé.

Nanti de ces documents, dont la lecture ou relecture ne demande qu’un effort modeste, la question est tentante - s’étant donné un (bref; trop?) temps de réflexion - de se demander quelle est la valeur ajoutée d’un séminaire comme celui du jour (ou quelles sont les distorsions qu’il introduit)  par rapport aux conclusions personnelles que tire l’amateur d’une fréquentation directe du texte présenté - commenté....

Mais examen (résumé), d’abord, des textes-sources, exhaustif pour Journées de lecture, très ponctuel pour la préface à la Bible d’Amiens. JOURNÉES DE LECTURE ...
(a) Introduction: Universalité des lectures d’enfance posée dès la première phrase dans le nous collectif. "Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré”.

(b) Essence des lectures d’enfance: Elles gravent en nous, bien plus que leur contenu, tout ce qui les entourait au point qu’elles ne sont peut-être là que pour nous préparer des réminiscences heureuses à venir et le resurgissement de choses évanouies, tant “... s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus”.

(c) Longues pages descriptives à suivre: ... où le narrateur se réinstalle devant nous, dans son unicité et ses particularismes, pour une journée de lecture aux “moments” répertoriés (matin; avant le déjeuner; après le déjeuner; l’après-midi, le goûter; le soir après le dîner) mais qui synthétise et résume dans un cycle répétitif toutes celles consacrées à un même livre, commencé un matin et achevé à l’orée d’une nuit, longues pages pleines déjà de ce charme qui trouvera son acmé dans les souvenirs de Combray, au début de la Recherche.

(d) Conclusion - bilan du prologue: retour à l’universalité du nous; déception générale des épilogues (“... le cruel Épilogue”) tant “... L’emploi de chaque heure de leur vie [celle des héros du roman] nous avait été narré. Puis subitement: ‘Vingt ans après ces événements on pouvait rencontrer dans les rues de Fougères un vieillard encore droit ...’ ...”. Découverte amère, dépitée, désenchanteresse, que le lot d’un livre n’est  “... nullement, comme nous l’avions cru, de contenir l’univers et la destinée, mais d’occuper une place fort étroite dans la bibliothèque du notaire, entre les fastes sans prestige du <Journal de modes illustré> et de  la <Géographie d’Eure-et-Loir>".

(e) Puis vient, suite à cette longue introduction-prologue (vingt pages sur les cinquante du texte) l’essai sur la lecture proprement dit. Il s’articule sur la traduction de deux conférences de Ruskin datées de 1864: “Trésors des rois” et “Des Jardins des Reines”, rassemblées dans (et constituant) Sésame et les Lys. Mais Proust veut encore un peu défendre la nécessité de ses préalables sur “les charmantes lectures de l’enfance” car  ... “peut-être les souvenirs qu’elles m’ont rendu (...) en auront-ils eux-mêmes éveillés chez le lecteur et l’auront-ils peu à peu amené (...) à recréer dans son esprit l’acte psychologique original appelé ‘Lecture’ pour pouvoir suivre maintenant comme au dedans de lui-même les quelques réflexions qu’il me reste à présenter”.

(e)-1 Arrive alors la mise en forme d’une discussion théorique à partir d’une position de Ruskin ... que Proust résume par une citation de Descartes: “... la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs”. Et ceci posé, il s’en démarque immédiatement: “... la lecture ne saurait être ainsi assimilée à une conversation, fût-ce avec le plus sage des hommes; [car] ce qui diffère essentiellement entre un livre et un ami, ce n’est pas leur plus ou moins grande sagesse, mais la manière dont on communique avec eux, la lecture, au rebours de la conversation, consistant pour chacun de nous à recevoir communication d’une autre pensée, mais tout en restant seul, c’est-à-dire en continuant à jouir de la puissance intellectuelle qu’on a dans la solitude et que la conversation dissipe immédiatement ...”.

Et il développe l’idée que contrairement au propos de Ruskin, nous ne pouvons pas considérer comme des leçons abouties où nous prendrions exemple les œuvres que nous lisons et qui ne sont des aboutissements que pour leurs auteurs quand pour nous elles sont des tremplins spéculatifs: “ ... par une loi singulière et d’ailleurs providentielle de l’optique des esprits (loi qui signifie peut-être que nous ne pouvons recevoir la vérité de personne, et que nous devons la créer nous-mêmes), ce qui est le terme de leur sagesse ne nous apparaît que comme le commencement de la nôtre, de sorte que c’est au moment où ils nous ont dit tout ce qu’ils pouvaient nous dire qu’ils font naître en nous le sentiment qu’ils ne nous ont encore rien dit...”.

(e)-2 “La lecture - affirme Proust - est au seuil de la vie spirituelle; elle peut nous y introduire: elle ne la constitue pas”. Toutefois, cette règle générale produite, il veut nous intéresser à ses exceptions d’interprétation, et particulièrement à une situation de lecture thérapeutique qu’il juge importante dans “... certains cas pathologiques pour ainsi dire de dépression spirituelle”, dont il ne semble pas exclu que le futur narrateur de la Recherche fasse partie. Il pense, dit-il, à “... certains esprits (...) qu’une sorte de paresse ou de frivolité empêche de descendre spontanément dans les régions profondes de soi-même où commence la véritable vie de l’esprit.”

Et pour arracher ce “malade” à lui-même, il faut une impulsion mais qui ne peut venir de la pure solitude “dont l’esprit paresseux ne pourrait rien tirer”, ni de la conversation fût-elle la plus élevée, ni des conseils fussent-ils les plus pressants, car ils ne peuvent produire directement une activité originale. Non: “Ce qu’il faut donc, c’est une intervention qui, tout en venant d’un autre, se produise au fond de nous-mêmes, c’est bien l’impulsion d’un autre esprit, mais reçue au sein de la solitude. Or, nous avons vu que c’était précisément là la définition de la lecture ...”.

Proust y revient, insiste encore, soucieux de présenter une thèse qui ne puisse être mal interprétée, sur la ligne de partage qui, à travers ce qu’il avance, sépare la lecture-bon-grain de la lecture-ivraie: “Tant que la lecture est pour nous l’initiatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous n’aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire. Il devient dangereux au contraire quand, au lieu de nous éveiller à la vie personnelle de l’esprit, la lecture tend à se substituer à elle, quand la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par l’effort de notre cœur, mais comme une chose matérielle, déposée entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les autres et que nous n’avons qu’à prendre la peine d’atteindre sur les rayons des bibliothèques et de déguster ensuite passivement dans un parfait repos de corps et d’esprit”.

(e)- 3 Et il dénonce le “lettré”, celui “qui lit pour lire, pour retenir ce qu’il a lu”, celui pour qui le livre “est une idole immobile, qu’il adore pour elle-même, qui, au lieu de recevoir une dignité vraie des pensées qu’elle éveille, communique une dignité factice à tout ce qui l’entoure”. On retrouve là cette accusation d’idolâtrie qu’il n’épargnera pas à Ruskin et dont il fait un trait du caractère de Robert de Montesquiou, pudiquement désigné par périphrase dans la préface à la Bible d’Amiens “un de nos contemporains les plus justement célèbres”. Il en raconte “l’admiration [pour] l’étoffe où se drape une tragédienne, le propre tissu qu’on voit sur la Mort dans ‘Le jeune homme et la Mort’ de Gustave Moreau, ou [pour] la toilette d’une de ses amies, ‘la robe et la coiffure mêmes que portait la princesse de Cadignan le jour où elle vit d’Arthez pour la première fois’ [on retrouve l’anecdote exploitée sous une autre forme et via Charlus dans la Recherche]”. Et Proust commente, dans ce passage de sa préface: “Et en regardant la draperie de la tragédienne ou la robe de la femme du monde, touché par la noblesse de son souvenir il s’écrie ‘C’est bien beau!’ non parce que l’étoffe est belle, mais parce qu’elle est l’étoffe peinte par Moreau ou décrite par Balzac et qu’ainsi elle est à jamais sacrée... aux idolâtres”.

(e)-4 Mais enfin, débarrassés de la tentation fétichiste par la puissance de leur réflexion, il admet, il admire, il approuve la connaissance absolue des textes par les plus grands, disant (plaidoyer subliminalement pro domo; Proust à trente-quatre ans a d’immenses lectures derrière lui) “nous n’apprenons pas sans plaisir qu’Hugo savait Quinte-Curce, Tacite et Justin par cœur et qu’il était en mesure, si on contestait devant lui la légitimité d’un terme, d’en établir la filiation, jusqu’à l’origine, par des citations qui prouvaient une véritable érudition”. Et pour marquer son idée, il cite Schopenhauer “qui n’avance jamais une opinion sans l’appuyer aussitôt sur plusieurs citations, mais on sent que les textes cités ne sont pour lui que des exemples, des allusions inconscientes et anticipées [ ah! les réminiscences anticipées...] où il aime à retrouver quelques traits de sa propre pensée, mais qui ne l’ont nullement inspirée”. Suit l’exemple assez étonnant - une vingtaine de citations à la file -  d’une page choisie dans Le Monde comme Volonté et comme Représentation , où Proust ne voit, tant il lit d’originalité dans la pensée de Schopenhauer, aucune contradiction avec l’affirmation de ce dernier: “Compiler n’est pas mon fait”.

(e)- 5 Et on en vient à l’amitié. La lecture est une amitié. “Sans doute, l’amitié, l’amitié qui a égard aux individus, est une chose frivole, et la lecture est une amitié. Mais du moins, c’est une amitié sincère, et le fait qu’elle s’adresse à un mort, à un absent, lui donne quelque chose de désintéressé, de presque touchant”. Amitié pure dit Proust, débarrassée des laideurs de la convention, des encombrements du tact, de la crainte d’être oublié, de la déférence; on rit si l’affaire est drôle, pas pour plaire à l’interlocuteur, etc. Et surtout: “L’atmosphère de cette pure amitié est le silence ...”. Il précise: “Entre la pensée de l’auteur et la nôtre [ce silence] n’interpose pas ces éléments irréductibles réfractaires à la pensée, de nos égoïsmes différents (...) Nous savons nous plaire tour à tour aux traits de chacun [des auteurs] sans avoir besoin qu’ils soient admirables, car c’est un grand plaisir pour l’esprit de distinguer ces peintures profondes et d’aimer d’une amitié sans égoïsme, sans phrases, comme en soi-même...”. Et il peint pour l’exemple un Théophile Gautier [ Le Capitaine Fracasse comme lecture d’enfance archétypique] “simple bon garçon plein de goût [dont] nous ne nous exagérons pas [la] puissance spirituelle (...) Mais nous lui passons tout cela, nous faisons ce qu’il veut ...”.

(e)- 6 Pour en arriver, in fine, aux “livres des anciens”. Il déroule un raisonnement: “Si le goût des livres croît avec l’intelligence, ses dangers diminuent avec elle. Un esprit original sait subordonner la lecture à son activité personnelle. Elle n’est plus pour lui que la plus noble des distractions (...) Très vite, dans ce goût et ce divertissement de lire, la préférence des grands écrivains va aux livres des anciens”.

Ce sont les dernières pages de son essai. La thèse de Proust est que tous, même ceux qui aux yeux de leurs contemporains ont passé pour les plus “rebelles” (les romantiques), ne lisent, n’ont lu que les “classiques”; Hugo: Molière, Horace, Ovide; Daudet , “le moins livresque des écrivains”: Pascal, Montaigne, Diderot, Tacite. Et s’il accepte qu’il y ait là une sorte de repos intellectuel par l’exotisme d’une pensée différente, il s’attache surtout à défendre l’idée “qu’ils n’ont pas seulement pour nous, comme les ouvrages contemporains, la beauté qu’y sut mettre l’esprit qui les créa. Ils en reçoivent une autre plus émouvante encore, de ce que leur matière même, j’entends la langue où ils furent écrits, est comme un miroir de la vie. Un peu de bonheur qu’on éprouve à se promener dans une ville comme Beaune qui garde intact son hôpital du XV° siècle, avec son puits, son lavoir, sa voûte de charpente lambrissée et peinte, son toit à hauts pignons percé de lucarnes que couronnent de légers épis en plomb martelé ( toutes ces choses qu’une époque en  disparaissant a comme oubliées là, toutes ces choses qui n’étaient qu’à elle, puisqu’aucune des époques qui l’ont suivie n’en a vu naître de pareilles), on ressent encore un peu de ce bonheur à errer au milieu d’une tragédie de Racine ou d’un volume de Saint-Simon ....”.

Et prolongeant:  “C’est bien la syntaxe vivante en France au XVII° siècle - et en elle des coutumes et un tour de pensée disparus - que nous aimons à trouver dans les vers de Racine. Ce sont les formes mêmes de cette syntaxe, mises à nu, respectées, embellies par son ciseau si franc et si délicat, qui nous émeuvent dans ces tours de langage familiers jusqu’à la singularité et jusqu’à l’audace (...) Ce sont ces formes révolues prises à même la vie du passé que nous allons visiter dans l’œuvre de Racine comme dans une cité ancienne et demeurée intacte...”.

Pour finir, au delà, en chantant le silence: “Bien plus, ce ne sont pas seulement les phrases qui dessinent à nos yeux les formes de l’âme ancienne. Entre les phrases - et je pense à des livres très antiques qui furent d’abord récités, - dans l’intervalle qui les sépare se tient encore aujourd'hui comme dans un hypogée [ étymologiquement: “sous la terre”; construction souterraine, tombeau...] inviolé, remplissant les interstices, un silence bien des fois séculaire; (...) plus d’une fois, tandis que je lisais, il m’apporta le parfum d’une rose que la brise entrant par la fenêtre ouverte avait répandu dans la salle haute où se tenait l’Assemblée et qui ne s’était pas évaporé depuis près de deux mille ans (...) impression si exaltante qui fait ressembler certaines “Journées de lecture” à des journées de flânerie à Venise, sur la Piazetta par exemple, quand on a devant soi, dans leur couleur à demi irréelle de choses situées à quelques pas et à bien des siècles, les deux colonnes de granit gris et rose qui portent sur leurs chapiteaux, l’une le lion de Saint-Marc, l’autre Saint-Théodore foulant le crocodile; ces deux belles et sveltes étrangères sont venues jadis d’Orient sur la mer qui se brise à leurs pieds; sans comprendre les propos échangés autour d’elles, elles continuent à attarder leurs jours du XII° siècle dans la foule d’aujourd’hui, sur cette place publique où brille distraitement, tout près, leur sourire lointain.”

FIN DE L'ESSAI.... Sur Ruskin, vraiment? On est là fort loin, et pourtant en même temps fort près, par d’identiques références, de la religion esthétique que ce dernier mêle à sa religion morale, à moins que ce ne soit l’inverse, quand la nostalgie poétique et rêveuse de Proust traverse les lieux mêmes où le philosophe anglais veut développer ses exemplarités rigoristes. Mais on y reviendra (?)...

Et relisons tout de suite, avant un coup d’œil complémentaire à la préface à la Bible d’Amiens, ce qu’a fait (et dit) de tout ça la séminariste du jour, avec son nom aux belles consonances italiennes. Hélas, Mariolina, trois syllabes, comme Angelina, me fait irrépressiblement revenir aux lèvres, et s’y accrocher, une très irrévérencieuse chanson de mes années de collège (Angelina c’est son nom etc.), souvenir d’enfance aux antipodes des chatoiements proustiens et fort gênant pour l’écoute, le recul et l’analyse critique....

Quoi qu’il en soit... Qu’a-t-elle “structuré”, Mme le professeur à l’Université de Parme? Et en quoi modifie-t-elle, enrichit-elle, via son “regard”, le simple compte-rendu de lecture ci-dessus? Je disais en commençant: Valeur ajoutée?

Mariolina Bertini - raccourcissons:  M.B. - a choisi de mettre l’accent sur quelques points.

Elle rappelle en préalable la fascination de Proust pour Ruskin (il  en reviendra ensuite un peu...) et que - néanmoins - Proust s’oppose la conception de la lecture de celui-ci où l’auteur doit transmettre des valeurs morales (au fond dit-elle, doit nous rendre “meilleurs”, ce qui n’est pas si éloigné du point de vue de Richard Rorty, cité par Compagnon dans son cours). Et elle interprète Proust comme plaidant pour une complicité entre l’auteur et le lecteur (soit un dialogue d’égal à égal beaucoup plus qu’une relation de maître à élève où se complaît Ruskin). Elle évoque la Recherche et la dilution qu’elle induit de la frontière auteur-lecteur.

Ce faisant elle décante le texte de l’essai de Proust ... et aussi le réduit assez notablement car cette dimension “complice” n’est pas la seule. Mais en fait, elle va compléter.

Ses remarques initiales sur le jeu du “nous” globalisant l’entité auteur-lecteur et du “je” re-particularisant le lecteur mais dans une empathie établie éclairent bien - et je n’y aurais pas, seul, aussi nettement lu une démarche - le prologue de l’essai. En ce sens, dit-elle, il y a “préparation” à une philosophie qui sera celle de la Recherche, dont elle souligne qu’un critique italien (de Benedetti) disait en 1952 que,  lui lecteur, Proust s’était intégré à son propre destin. Elle parle de novation dans l’outil linguistique et d’une stratégie proustienne non pas totalement novatrice, mais ayant fait franchir un pas immense à de préalables tentatives plus timides d’approche (de captation? de séduction? de conquête?) du lecteur  (George Eliott dans Le moulin sur la Floss).

Tout ce début est enrichissant.

Le commentaire filé, ensuite, de ces “Journées de lecture” est moins convaincant, moins décisif dans ses apports, voire contestablement fidèle à Proust.

M.B. pointe le deuil du livre fermé, qui ne répond pas au désir de vérité qu’il a fait naître.

Elle pense aux suites du pseudo-Goncourt de la Recherche pour souligner le rebond après la déception, en quelque sorte (elle ne l’a pas dit), la “résilience” du lecteur.

Elle redit Ruskin et sa volonté que l’auteur s’impose comme un guide, sa conviction que les classiques offrent une synthèse admirable de moralité et de beauté, son souhait que la lecture nous élève, nous offre une constellation de valeurs positives, dans le droit fil des idées d’un Romain Rolland...  ce qui lui est l’occasion de renvoyer au Contre Sainte-Beuve et à l’éreintement de Jean-Christophe auquel s’y livre Proust [elle ne cite pas: “... il choisit pour héros un génie mauvais coucheur dont les boutades terriblement banales sont exaspérantes (... ) [et] quand Jean-Christophe cesse de parler, M. Romain Rolland continue à entasser banalités sur banalités (etc.)”].

Elle souligne Proust, hostile à une sagesse constituée, pré-machée, qui veut un lecteur actif, créatif. Elle introduit un nom: Victor Chlovsky, en parlant de “pouvoir de distanciation” et “d’expérience libératoire qui dépasse la déception des lectures d’enfance”. Note: Victor Chlovsky est un formaliste russe, auteur en 1917 d’un “L’art comme procédé” et de cette affirmation: “L’art a toujours été autonome par rapport à la vie, et sa couleur n’a jamais reflété celle du drapeau hissé sur la citadelle”. Il a certainement fait autre chose ... mais je serais bien en peine, là, d’en dire plus!

Puis elle passe à ce qu’elle lit d’attente de connivence auteur-lecteur dans l’essai de Proust, parlant de fusion en une unique subjectivité à partir de deux puretés, de lecture et d’écriture. On ne peut pas le lui interdire.

Elle compare le regard ruskinien vers les œuvres du passé comme vers un réservoir de sagesse et le regard de Proust qui y va chercher, à travers le langage, le témoignage d’une époque, qui y va découvrir la réalité des siècles passés dans le filigrane des phrases, elle parle de résurrection par l’art, par l’écriture ...

Elle a une jolie image, disant que dans la partie narrative (le début) de ces “Journées de lecture”, il y avait un carillonnement, aux marges du texte [je ne crois pas qu’il y soit explicité effectivement, sauf à travers “le son d’or des clochers qui au loin, par delà les plaines, semblait tinter derrière le ciel bleu [et] aurait pu m’avertir de l’heure qui passait”. Pense-t-elle par juxtaposition au grelot du portillon de Combray, “profus et criard qui arrosait, qui étourdissait au passage de son  bruit ferrugineux, intarissable et glacé, toute personne  de la maison qui le déclenchait en entrant «sans sonner»...”?], comme une promesse d’immortalité, et que dans les dernières pages, c’est un silence qui répond à ce carillonnement, un silence propre à faire renaître le temps des origines ... Oui, joli. Très. Avec cette belle formule: “Proust cherche la vérité dans les espaces négligés où le hasard prépare ses réapparitions” [comprendre: celles du passé].

M.B. conclut son exposé sur cette idée, qu’elle dit être formulée dans sa clarté pour la première fois par Proust, d’un pacte de complicité comme pacte de lecture. On peut comprendre extensivement, m’a-t-il semblé qu’elle suggérait (?): complicité avec l’auteur, avec le texte, avec ses interstices où va se glisser tout ce qui n’a pas été dit, qui n’avait pas à l’être et qui pourtant, lui s’écrivant, l’accompagnait, etc. 

FINALEMENT.......? Il ne faut pas bouder son plaisir. J’en ai eu; à relire mes notes, j’ai revu l’amphi, et l’effort honnête de cette universitaire, s’exprimant en cherchant calmement - mais en trouvant, précisément - ses mots dans une langue qui n’est pas la sienne, pour dégager d’un texte qu’elle a aimé et qui est “presque partout” une réussite, une ligne théorique: elle a choisi la “complicité”. Mais il me semble qu’elle a “tiré court”.

Il me semble qu’elle aurait, autour de ce mot, pu l’étendre (ce sont mes dernières lignes ci-dessus), dû l’étendre, très explicitement, à tout l’acte de lecture, dans un effort d’unification des pistes de l’essai, complicité avec l’environnement du “lire”, clairement mise en lumière pour l’enfance, complicité avec l’auteur bien sûr, dans la compréhension de ce qu’il a senti et exprime, de ce dont il témoigne, mais aussi dans cette complicité qu’on partage avec les aînés quand ils guident nos efforts, dans l’espoir que nous réussirons à aller plus loin, du fruit des leurs,  et bien sûr complicité avec le temps, avec le temps passé qui resurgit à travers les lignes, avec  le temps qui nous fait friables et, dans ses réapparitions, immortels, etc.

Tout cela, qu’elle a sans doute pensé, il me semble qu’elle aurait pu mieux le mettre en évidence. Mais suis-je bien juste de dire ainsi? Le texte de Proust est très riche. À le relire, j’ai eu le sentiment qu’elle l’avait un peu défiguré, appauvri. Au fond ... Elle en a peut-être bien extrait malgré tout la leçon principale. Elle a peut-être tout dit que je dis qu’elle aurait dû dire ....

Quand même, son énoncé de complicité est trop chiche.

VALEUR AJOUTEE?... Le peu qu’elle a mis autour du texte. Le beaucoup vers lequel, ce faisant, elle m’a entraîné. De quoi se plaindre?

Et Rukin là dedans? ON L'ABANDONNE?

C’est vrai, je voulais revenir à la préface de la Bible d’Amiens, et puis ... Deux mots quand même, à la refeuilleter rapidement. Essentiellement la notation rapide de quelques proustiennes contradictions, car c’est bien en position d’élève devant le maître que Proust écrit de sa lecture de Ruskin: “Comprenant mal jusque-là la portée de l’art religieux au Moyen-Âge, je m’étais dit, dans ma ferveur pour Ruskin: Il m’apprendra car (...) n’est-il pas la vérité?” et un peu plus loin: “La littérature (...) est une ‘lampe du sacrifice’ qui se consume pour éclairer les descendants”.

La notion de “leçon” est bien là ... avec même l’idolâtrie, dont j’ai parlé, et dont Proust ne se montre pas totalement indemne: “Avant que nous arrivions à la cathédrale, n’était-elle pas pour nous surtout celle qu’il [Ruskin] avait aimée? et ne sentions-nous pas qu’il y avait encore des Saintes Écritures, puisque nous cherchions pieusement la Vérité dans ses livres”.

Oui, leçon, et guide: “Mort, il continue à nous éclairer, comme ces étoiles éteintes dont la lumière nous arrive encore, et on peut dire de lui ce qu’il disait à la mort de Turner [le peintre préféré de Ruskin; cette idée d’un monde renouvelé, reconstruit par le regard de l’artiste est très présente dans la Recherche]: <C’est par ces yeux, fermés à jamais au fond du tombeau, que des générations qui ne sont pas encore nées verront la nature>”.

À noter, en marge et avec amusement, cette remarque (à propos de l’idolâtrie): “Devons-nous vraiment, autrement que pour lui faire un compliment esthétique, honorer une personne parce qu’elle s’appelle Bathilde comme l’héroïne de Lucien Leuwen?” .... sachant qu’il devait, dans la Recherche, donner ce prénom à la grand-mère du narrateur, où on ne peut que voir un hommage, un “honneur” qui a surtout à voir avec Stendhal.

DIALOGUE "CONCLUSIF".. A.Compagnon / Mariolina Bertini ... & Remarques

- Compagnon veut redresser l’idée que la lecture selon Ruskin ne serait “qu’édifiante”, disant que c’est aussi une lecture qui se dupe elle-même. En fait il reprend là l’idée de Proust disant (Préface / Bible d’Amiens) que lorsque Ruskin professe des doctrines morales, il les choisit en réalité pour des raisons esthétiques, pour leur beauté, idée soutenue par la citation d’une page des Stones of Venice  sur les causes de la décadence de Venise:

“Ce n’est pas dans le caprice de la richesse, pour le plaisir des yeux et l’orgueil de la vie, que ces marbres furent taillés (...) un message est dans leurs couleurs (...) un son dans les échos de leurs voûtes (...): <Il viendra pour rendre jugement et Justice>.

La force de Venise lui fut donnée aussi longtemps qu’elle s’en souvint; et le jour de sa destruction arriva lorsqu’elle l’eut oublié; (...) elle n’avait aucune excuse. Jamais cité n’eut une Bible [comprendre: un ensemble architectural et figuratif des textes sacrés] plus glorieuse. Pour les nations du Nord, une rude et sombre sculpture remplissait leurs temples d’images confuses, à peine lisibles; mais pour elle, l’art et les trésors de l’Orient avaient doré chaque lettre, illuminé chaque page, jusqu’à ce que le Temple-Livre brillât au loin comme l’étoile des Mages. (...)

Les péchés de Venise, commis dans son palais ou sur sa piazza, furent accomplis en présence de la Bible qui était à sa droite (...) rappelons-nous que son péché fut d’autant plus grand qu’il était commis à la face de la maison de Dieu où brillaient les lettres de sa loi”.

Et Proust lit là une insincérité de Ruskin avec lui-même, dans ce jugement inconsciemment biaisé que “les crimes des vénitiens avaient été plus inexcusables et plus sévèrement punis que ceux des autres hommes parce qu’ils possédaient une église en marbre de toutes les couleurs (...) parce que le palais des Doges était à côté de Saint-Marc ...”.

- Et puis il pose (Compagnon) une question de fond intéressante: La “moralité” de la lecture dégagée dans ces “Journées de lecture” est-elle conforme à la conclusion du Temps retrouvé ?

- À quoi M.B. répond lapidairement: Non, car dans le Temps retrouvé, le lecteur deviendra le lecteur de lui-même, pensant assurément au passage explicite où le narrateur développe (au point de départ sont des conversations avec  Charlus):

L’écrivain ne doit pas s’offenser que l’inverti donne à  ses héroïnes un visage masculin. Cette particularité un  peu aberrante permet seule à l’inverti de donner ensuite  à ce qu’il lit toute sa généralité. Si M. de Charlus  n’avait pas donné à l’«infidèle» sur qui Musset pleure  dans la Nuit d’Octobre ou dans le Souvenir le visage de  Morel, il n’aurait ni pleuré, ni compris, puisque c’était  par cette seule voie, étroite et détournée, qu’il avait  accès aux vérités de l’amour. L’écrivain ne dit que par  une habitude prise dans le langage insincère des  préfaces et des dédicaces : «mon lecteur». En réalité,  chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce  d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui  permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût  peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en  soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre est la  preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins  dans une certaine mesure, la différence entre les deux  textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais  au lecteur. De plus, le livre peut être trop savant, trop  obscur pour le lecteur naïf et ne lui présenter ainsi  qu’un verre trouble, avec lequel il ne pourra pas lire.  Mais d’autres particularités (comme l’inversion)  peuvent faire que le lecteur ait besoin de lire d’une  certaine façon pour bien lire ; l’auteur n’a pas à s’en  offenser mais, au contraire, à laisser la plus grande  liberté au lecteur en lui disant : «Regardez vous-même  si vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là,  avec cet autre.» “

Il est évident que la notion de complicité amicale (qui reste présente dans l’indulgence demandée ... à l’auteur) n’est plus au centre de la vision.

Mais de dire cela me renvoie à l’affirmation de M.B. en fin d’exposé que Proust est le premier à en fonder, à en théoriser (en actes) le principe dans ses “Journées de lecture” ... et m’y renvoie pour m’en étonner car dans la Bible d’Amiens elle même, l’amitié-complicité de Ruskin avec son lecteur est constamment recherchée et sollicitée de façon tout à fait étonnante, dans la connivence d’une accumulation constante de prévenances et de conseils amicaux soulignée d’ailleurs par Proust:

“... il [Ruskin] est venu vous chercher à la gare. Il va s’informer non seulement de la façon dont vous êtes doué pour ressentir les beautés de la cathédrale, mais du temps que l’heure du train que vous comptez reprendre vous permet d’y consacrer. Il ne vous montrera pas seulement le chemin qui mène à Notre-Dame, mais tel ou tel chemin, selon que vous serez plus ou moins pressé. Et comme il veut que vous le suiviez dans les libres dispositions de l’esprit que donne la satisfaction du corps, peut-être aussi pour vous montrer qu’à la façon des saints à qui vont ses préférences, il n’est pas contempteur du plaisir ‘honnête’, avant de vous mener à l’église, il vous conduira chez le pâtissier ...” .

- Revenant à “Journées de lecture”, Compagnon dit la difficulté de la tension à maintenir entre ce qui est “l’important hors du livre” (le contexte de sa lecture, qui l’imprègne) et “la langue, ce qui est transporté du passé”. Remarque qui conduit à un court échange permettant de lever la séance sur un sourire:

* M.B.: .. il s’agit toujours de voir autre chose que ce qui est dit, que le contenu rationnel; la lecture est “l’électrocardiogramme” de l’écrivain ...

* A.C.: ... ce qui abolit toute vertu allégorique de la lecture

* M.B.: ... c’est le cornac et l’éléphant .

Tout ça gentil, pour rien en fait, pour trouver une issue, pour pouvoir dire: ON FERME!

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Commentaires
V
Je vous trouve plus gentil que d'habitude dans votre déplaisir, ou votre légère déception. Ce doit être les vacances.<br /> <br /> Pour ma part, j'ai bien aimé ce séminaire, j'y ai retrouvé une atmosphère qui m'a paru proche de celle de l'année dernière, une atmosphère de promenade nostalgique (la mémoire est forcément plus nostalgique que la morale), d'errance dans les après-midi dorées.
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Mémoire-de-la-Littérature
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