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Mémoire-de-la-Littérature
20 mars 2008

En différé ... Séminaire 7

Mardi 26 février 2008 - 17h30-18h30
Amphithéâtre Marguerite de Navarre

Raymonde Coudert - Univ. Paris VII
“Fables animales proustiennes”

En fait de fables animales, on va surtout parler du mode de communication écrite de Proust et Reynaldo Hahn, en appui sur des lettres de Proust et, à la fois introductivement et particulièrement, une lettre de début novembre 1911 adressée à Zadig, hypothétique chien de Reynaldo Hahn et trope possible d’une tentative de dialogue à renouer.
En gros....

Notes préliminaires:

[1] On sait que le trope est une catégorie très large de figures de style qui couvre au fond l’ensemble des techniques par lesquelles on fait dire à quelque chose autre chose que ce que - stricto sensu - on en a écrit : catachrèse (erreur, pataquès, à-peu-près), glossème (mot rare et énigmatique), archaïsme, néologisme, image (comparaison, métaphore, allégorie, parabole, fabulation, ...), métonymie (transport de sens par relation: calibre pour pistolet, canard (comme son cri, laid) pour fausse note, ...), périphrase, jeu grammatical (énallage (un tiens vaut mieux que deux tu l’auras), hypallage ("With rainy marching in the painful field"  (Par des marches pluvieuses sur un terrain pénible (Shakespeare))), hendiadyn ou hendiadys (effacement d’articulation: "respirer l’air du lac et la fraîcheur" (Rousseau); ou: "per vim atque arma" (Tite-Live; par la force et les armes) au lieu de "par la force des armes" (per vim armorum)), litotes ...
[Source: Henri Suhamy / Que sais-je? n° 1889 / Figures de style]

Ici, on est dans le domaine du truchement: On s’adresse au chien à la fois pour parler au maître et pour exprimer plus commodément une idée; trope est alors simplement à lire: substitut voire moyen...

[2] Zadig ou La Destinée, conte de Voltaire .... de 1747. transposition par Voltaire de ses mésaventures de courtisan, mais surtout illustration d’une nouvelle conception du bonheur. Zadig, jeune babylonien aussi honnête que sagace, affronte tous les coups d’une providence qui semble récompenser le mal. Successivement déçu auprès des femmes et auprès des princes, il est sans cesse contrecarré dans son désir de sages réformes par l’envie et l’injustice; mais l’ange Jesrad lui révèle que le mal est nécessaire à l’ordre du monde, et Zadig, devenu sage, connaît le bonheur.
Ce conte, d’un optimisme teinté de scepticisme, dut son succès à l’enchaînement malicieux des récits, à la vivacité de la critique morale et surtout à l’intérêt philosophique de ses réflexions sur la destinée: “Tout est épreuve ou punition, ou récompense, ou prévoyance”
[Synthèse du dictionnaire Le Robert]

[3] Reynaldo Hahn - Il est né à Caracas en 1875; il meurt en 1947 à Paris. La notice du Robert est élogieuse [.. ouvrages (musicaux: mélodies, ballets, opérettes, opéras ...) remarquables de grâce mélodique et d’esprit; pertinents ouvrages de critique musicale...]. Reynaldo Hahn rencontre Marcel à dix-neuf ans, en 1894, au début de l’été, lors d’un mardi de Madeleine Lemaire, rue Monceau, où il chante son propre cycle de mélodies sur les poèmes de Verlaine, Chansons tristes.
Les jeunes gens (Proust a vingt-quatre ans) deviendront amants et resteront, après un été 1896 qui marquera la fin de l’épisode amoureux , loyaux camarades jusqu’à la mort de Proust fin 1922. C’est semble-t-il Lucien Daudet, fils d’Alphonse, qui succéda à Reynaldo.

Hahn, de formation classique, élève de Massenet, est admirateur de Mozart, indifférent aux novateurs tels Debussy et Fauré, franchement anti-wagnérien. Proust est fasciné par Wagner, a pour Fauré une véritable dévotion (Je suis amoureux - lui écrit-il - de votre musique), s’intéresse à Debussy. Reynaldo essaiera de peser - en vain - sur ses goûts musicaux, parvenant malgré tout à introduire entre eux, en lui faisant connaître la sonate en ré mineur de Saint-Saens pour piano et violon, des éléments de connivence musicale qui devaient aboutir à la “petite phrase” de la sonate de Vinteuil.
[Source: George D. Painter]

La “Lettre au Chien, à Zadig...” :
[Peu après le 3 novembre 1911 / Mon cher Zadig / ...]

Je t'aime beaucoup parce que tu as beauscoup de chasgrin et d'amour par même que moi; et tu ne pouvais pas trouver mieux dans le monde entier. Mais je ne suis pas jaloux qu'il est plus avec toi parce que c'est juste et que tu es plus malheureux et plus aimant. Voici comment je le sais mon genstil chouen. Quand j'étais petit et que j'avais du chagrin pour quitter Maman, ou pour partir en voyage, ou pour me coucher, ou pour une jeune fille que j'aimais, j'étais plus malheureux qu'aujourd'hui d'abord parce que comme toi je n'étais pas libre comme je le suis aujourd'hui d'aller distraire mon chagrin et que je [me] renferm[aisl avec lui, mais aussi parce que j'étais attaché aussi dans ma tête où je n'avais aucune idée, aucun souvenir de lecture, aucun projet où m'échapper. Et tu es ainsi Zadig, tu n'as jamais fait lecture et tu n'as pas idée. Et tu dois être bien malheureux quand tu es triste.

Mais sache mon bon petit Zadig ceci, qu'une espèce de petit chouen que je suis dans ton genre, te dit et dit car il a été homme et toi pas. Cette intelligence ne nous sert qu'à remplacer ces impressions qui te font aimer et souffrir par des fac-similés affaiblis qui font moins de chagrin et donnent moins de tendresse. Dans les rares moments où je retrouve toute ma tendresse, toute ma souffrance, c'est que je n'ai plus senti d'après ces fausses idées, mais d'après quelque chose qui est semblable en toi et en moi mon petit chouen. Et cela me semble tellement supérieur au reste qu'il n'y a que quand je suis redevenu chien, un pauvre Zadig comme toi que je me mets à écrire et il n'y a que les livres écrits ainsi que j'aime.

Celui qui porte ton nom, mon vieux Zadig, n'est pas du tout comme cela. C'est une petite dispute entre ton Maître qui est aussi le mien et moi. Mais toi tu n'auras pas de querelles avec lui car tu ne penses pas.

Cher Zadig nous sommes vieux et souffrants tous deux. Mais j'aimerais bien aller te faire souvent visite pour que tu me rapproches de ton petit maître au lieu de m'en séparer. Je t'embrasse de tout mon coeur et vais envoyer à ton ami Reynaldo ta petite rançon [.]/Ton ami /Buncht.

[in Lettres de Proust à Reynaldo Hahn, préface d'Emmanuel Berl et de Philippe Kolb, Gallimard].

Écrite dans un style qui s’essaie à un parler enfantin, un parler-chien, la lettre reste sérieuse sur le fond et s’inscrit dans tout un contexte codé de communication propre aux deux interlocuteurs.
Proust et Hahn, sur la base d’habitudes installées dans la fratrie de Reynaldo, où les jeux de langages relèvent de la culture familiale, ont développé pour leur relation un idiome , construit une langue cryptée (vocabulaire, structure) nourrie de mots inventés, de métathèses (inversions signifiantes (contrepet) ou pas de deux phonèmes ou de deux syllabes dans un mot ou un groupe de mots), d’altérations orthographiques, de diminutifs caressants aux innombrables variations, de broderies langagières à la limite du prononçable dont Raymonde Coudert fournit quelques exemples:

... Bininulseries, ou bunchteries: avec une consonne à l'initiale - Bunibuls, bininuls, Birninuls, Buls; Buncht, Bunchtniguls, Bunelniguls, Bined tur buls; Funinels; Juninels; Guinbuls, Gruncht et Guerchtnibels; Minusnichant; Muncht; Puncht; Tininuls; Vincht; Vunchnibuls; Vuncht.....

... ou avec amputation de la consonne initiale - (H)ibuls, Irnuls, Uninuls.
... appellations isolées - Commouls ou Cornouls

Elle signale que très au delà de la période amoureuse - où d’ailleurs dit-elle Proust écrivait généralement “bien” - Marcel et Reynaldo n’ont jamais renoncé à cet “habitat”, à cet “ethos”, avec cette jolie formule: “... chez eux, l’intime s’est réfugié dans l’a-grammaticalité”.
Note: ... concernant “habitat” (elle n’a pas dit “habitus”, mais on y pense) et “ethos”, peut-être rappeler que Bourdieu manipule ces termes par emboîtement, où l’habitus désigne l’ensemble historiquement et personnellement acquis de nos comportements, dont l’ethos serait la partie à dimension éthique; tandis que plus usuellement, ethos tend à désigner un ensemble de dispositions et de traits de caractère ou comportementaux communs à plusieurs individus formant dès lors groupe.
Elle parle de glossolalie ... [Note: ...la glossolalie étant l’aptitude “miraculeuse” à s’exprimer spontanément et parfaitement dans une langue que l’on n’a jamais apprise; se rattache aussi à l’expression dans un langage incompréhensible de certains mystiques (Saint Pacôme, égyptien du quatrième siècle) affirmant alors parler “le langage des anges” ... On trouve aussi la glossolalie désignant le langage jargonné de certains patients psychiatriques ... ]

Elle souligne aussi qu’ici, dans cette Lettre à Zadig, le “travers” est relativement discret; le propos est de fait “sérieux”.
Avec cette question: Qui est le chien?
Si on regarde les dates, il apparaît que Reynaldo Hahn s’est préoccupé de chiens pendant l’été 1911:

...sans savoir si [Reynaldo] est décoré [Proust espérait que celui-ci recevrait la légion d'honneur en juillet] et [s'il a] choisi le petit chouen (tu sais que je tiens essentiellement à te donner aussi l'autre et te prie me dire ce que je te dois pour les 2 [...]. Si par hasard ce mot te suivait dans ce pays si genstil, je compte sur toi pour ne pas montrer toutes ces bininulseries qui je t'assure ne pourraient que nous donner ridicule même auprès des plus bienveillants (Cabourg vers le 12 juillet 1911, vol. Corr. Gall.)

.... et a acheté un basset à poil noir, qui “fait dette” entre eux:

... Quant à ton petit chouen, je le considère comme inexistant tant que tu ne m'en as pas dit le prix et que je ne l'ai pas hascheté. (Cabourg, août 1911. vol. Gall)

Voilà le “Zadig” de “l’adresse” de Novembre? Raymonde Coudert se demande:

(a) ... si Zadig est un chien, substitut du maître à qui, lui écrivant, on écrit
(b) ... plus “trope” encore, si c’est Proust qui se fait chien (elle esquisse une référence à Deleuze: s’agirait-il d’un devenir-chien? oui, non? finalement non ...) pour dire à la musique quelque chose de la littérature [ Remarque: ... mais où est la musique dans ce texte? Reynaldo musicien? Sans nul doute, mais cela suffit-il? Suffit-il de s’adresser à un musicien pour produire du sens sur la musique? “Cher Beethoven, passez-moi donc le sel” est une critique du “Clair de lune”?... Je m’interroge. Raymonde Coudert lit-elle le texte avec des acquis trop annexes?]

La tentative d’interprétation (b) la conduit d’ailleurs à la fois:

- à des intertextualités savantes, en complétant la citation d’une autre: [...] je ne peux pas dire que je pense souvent à toi, car tu es installé dans mon âme comme une de ses couches superposées et je ne peux pas regarder du dedans au dehors, ni recevoir une impression du dehors au dedans sans que cela ne traverse mon binchnibuls intérieur devenu translucide et poreux. [Et il conclut:] Adieu mon petit chouen/ Buncht [Lettre à Reynaldo -1911]
Raymonde C. parle alors de la Huitième élégie à Duino, de Rilke, disant Proust “ni dedans ni dehors” comme le poète autrichien...
Note: ...qui a écrit: Ce que sont les choses, nous ne pouvons pas le savoir, car nous ne vivons pas dans la réalité, pas dans le dehors. L’animal vit dans le dehors, mais l’humain a les yeux retrournés; il ne regarde pas vers le dehors mais vers le dedans, et ne voit pas ce qui se passe dehors, là où vit l’animal.
[Ce “retournement” des yeux a été interprété comme l’acquisition du langage, par lequel l’individu renonce aux choses pour accéder aux mots, vivant dès lors dans un monde imaginaire. La mort ainsi, parce qu’abolition du langage, peut devenir un retour à la réalité, pensée “orphique” accordée à une interprétation du mythe par une interdiction de se retourner (pour voir si Eurydice est toujours là) comme interdiction de voir la réalité. On frôle, me semble-t-il, la vaticination ...]

- à un possible contresens, dont Antoine Compagnon nourrira son intervention finale. En effet, sur l’enchaînement ... :

... Et cela me semble tellement supérieur au reste qu'il n'y a que quand je suis redevenu chien, un pauvre Zadig comme toi que je me mets à écrire et il n'y a que les livres écrits ainsi que j'aime.

Celui qui porte ton nom, mon vieux Zadig, n'est pas du tout comme cela. C'est une petite dispute entre ton Maître qui est aussi le mien et moi. Mais toi tu n'auras pas de querelles avec lui car tu ne penses pas....

... Raymonde Coudert veut lire le “Celui qui porte ton nom” d’après le passage à la ligne comme désignant Reynaldo lui-même, arguant que la dénomination est flottante, qu’on peut donner le même nom au maître et au chien et que le “n’est pas du tout comme ça” est un “n’est pas du tout comme moi”. Elle “lit” cela visiblement dans la logique de l’allusion qui suit à une “dispute” dont le fond alors serait là (?) mais elle affaiblit sa propre thèse en affirmant immédiatement qu’en fait elle ne sait pas du tout de quelle dispute il peut s’agir.
Remarque: Il semble trop difficile dans son hypothèse de justifier le “ton Maître” quand on attend, s’il vient d’être désigné, un “lui”. Le “Celui qui porte ton nom” - et c’est l’interprétation à venir de Compagnon - désigne bien plus logiquement un de ces “livres” dont on vient de parler, sachant que le conte de Voltaire ne sera pas semblable à ceux “que je me mets à écrire quand je suis redevenu chien”, et sachant "qu’ il n'y a que les livres écrits ainsi que j'aime".

Le fond de la "dispute" qui lui échappe me semble dans la foulée - et je m’étonne des hésitations de Raymonde C. - ne pouvoir rien être d’autre qu’un désaccord sur le handicap que représente l’intelligence pour arriver au plus près de l’émotion et par là de la vérité - d’où la supériorité du chien, de l’animal -, handicap que souligne la confession à Zadig et qui s’inscrit dans la position constante de Proust telle qu’elle s’exprime dès l’incipit du Contre Sainte-Beuve: “Chaque jour j'attache moins de prix à l'intelligence. Chaque jour je me rends mieux compte que ce n'est qu'en dehors d'elle que l'écrivain peut ressaisir quelque chose de lui-même et la seule matière de l'art. Ce que l'intelligence nous rend sous le nom du passé n’est pas lui”....
... et telle que la souligne Jacques Rivière: "[...] un des écrivains les moins inquiets de théorie , [et chez qui] le voltage des sensations ... fut toujours incommensurable avec ce qu'il est chez l’homme moyen [...], [prenant soin de préciser] qu'éprouver [...] prenait à Proust toutes ses forces sauf une: I'intelligence". [réf. Cahier Marcel Proust 13; “Quelques progrès dans l’étude du coeur humain”, par Jacques Rivière, Gallimard].

Raymonde C. finira, au moment de la controverse avec Compagnon, par en revenir à cette solution, à ce ressort de dispute, mais en persistant curieusement à l’entourer d’insistantes réserves... qui lui fourniront - on le verra - le quasi-mot de la fin.

De fait elle fonde ses hésitations sur du “hors-lettre-à-Zadig”, sur deux courriers:

- l’un de 1895 à Suzette Lemaire qui revient sur un autre, précédent, écrit après une représentation de Tannhaüser à laquelle Proust a assisté avec Reynaldo Hahn (et où il avait “remarqué une fois de plus la stupidité des gens”):

“Le point sur lequel nous sommes en désaccord c'est que je crois que l'essence de la musique est de révéler en nous ce fond mystérieux (et inexprimable à la littérature et en général à tous les modes d'expression finis, qui se servent de mots et par conséquent d’idées [...]), de notre âme qui commence là où le fini et tous les arts qui ont pour objet le fini s'arrêtent, là où la science s'arrête aussi, et qu'on peut appeler le religieux. Reynaldo au contraire, en considérant la musique comme une dépendance perpétuelle à la parole, la conçoit comme le mode d'expression de sentiments particuliers, au besoin de nuances de la conversation”. [ in Corr. Kolb].

Proust est à cette époque là, dit Raymonde C., féru de Schopenhauer, fort de cette certitude que la musique n’est pas un langage; elle évoque la sonate et le septuor (de Vinteuil), sans mots et en ce sens silencieux, inaudibles ... Elle évoque aussi des pages de Levi-Strauss qui éclaireraient ( in Le cru et le cuit; je ne dispose pas de l’ouvrage ... que je n’ai pas lu (!). Il va falloir remédier à cela!) la lettre à Zadig [d’où sa référence à la musique, motif de mon persiflage ci-dessus....]

- et l’autre, de 1911 même, à Reynaldo Hahn:

“Genstil, je vais vous agacer horriblement en parlant musique et en vous disant que j'ai entendu hier au théâtrophone un acte des Maîtres chanteurs [encore Wagner...] et ce soir... tout Pelléas [Debussy que Reynaldo Hahn n'aime pas davantage...]! Or je sais combien je me trompe dans tous les arts [...] mais enfin, comme Buncht ne me punira pas, j'ai eu une impression extrêmement agréable. [...] il est vrai que comme les étrangers ne sont pas choqués de Mallarmé parce qu'ils ne savent pas le français, des hérésies musicales qui peuvent vous crisper passent inaperçues pour moi [...] dans le théâtrophone, où à un moment je trouvais la rumeur agréable [...] quand je me suis aperçu que c’était l'entracte ! [et pour finir, Proust s'excuse de sa] transcendantale incompétence”.

Voilà pour les excuses musicologiques ....
Raymonde C. revient un peu sur la lettre: Être chien, c’est être enfant, et le chagrin en est pire. Au moment où Proust écrit, Combray est rédigé, les douleurs du souvenir ne sont pas loin ...

Remarque: Il me semble que cette analyse de la peine de l’enfant par analogie à celle du chien tenu effectivement - ou plutôt symboliquement - en laisse par la limitation même de ses moyens, un chien dont le non-accès à l’intelligence laisse le sentiment sans possibilité de détour, de dérivatif, sans autre horizon que lui-même, à creuser sa propre douleur, à ruminer son complet “chasgrin” , fait bien le fond et l’intérêt de la lettre. Mais on passe finalement assez vite, la forme de l’exposé choisie n’est pas celle de “l’explication de textes” et on ne se pose pas en particulier de questions sur deux indications qui me paraîtraient pourtant en mériter:

- le: Mais j'aimerais bien aller te faire souvent visite pour que tu me rapproches de ton petit maître au lieu de m'en séparer.
Pourquoi: au lieu de m'en séparer ?
Zadig-Chien ne semble pas être objet de conflit, de tension. Et pourtant, quel autre sens?

- et le : Je (...)vais envoyer à ton ami Reynaldo ta petite rançon.
Il s’agit sans doute du prix d’achat de Zadig, que Proust - cela a été dit - tient à offrir. Raymonde C. l’a peut-être indiqué. Je ne l’ai pas noté. Mais pourquoi “rançon”? ... vocable qui devrait correspondre à un enlèvement par Reynaldo d’un chien propriété de Proust. Sinon, au sens figuré, “rançon” représente une contrepartie, mais en termes d’inconvénient compensatoire d’une satisfaction (la rançon de la gloire, etc...). cette “rançon” serait dans tous les cas une pénalisation pour Proust, ce qui ne semble pas correspondre à la situation... On pouvait en dire deux mots.

Reste-t-il quelque chose qui relève de ces questions (Remarque) dans une incidente d’une lettre à Reynaldo Hahn de l’année suivante (1912): “Adieu mon cher petit genstil qui ne comprend pas pourquoi je n'ai pas pu regarder Zadig et qui a cru que c'était de l'indifférence” ?

Finalement, Raymonde C. regroupe ses éléments de réflexion autour de ce qui chez Proust - à travers les extraits qu’elle a rassemblés - s’apparente à une théorie du langage. On peut tout dire dit-elle, et pourtant quelque chose demeure, qui est indicible.
D’où la musique ...?
D’où Zadig-chien, qui témoignerait de ce que faute de parvenir à “analyser”, on peut essayer “d’animalyser” ?
D’où ce trouble cernable seulement par un langage parodié, par ces bininulseries et autres bunchteries, ces quasi onomatopées langagières qui, intermédiaires, insérées entre le silence, l’aphasie du défunt, et la logorrhée structurée du vivant en son discours intelligent réduisent l’espace effrayant entre la vie et la mort, dans l’irrépressible crainte de l’écrivain d’y voir s’effacer l’humain ....

Et elle renvoie à deux lettres:

- l’une à Mme Straus: “Attaquer la langue est la seule possibilité d'être écrivain. La langue française n’existe pas. Chaque écrivain doit faire son “son”. [C'est la] vie vertigineuse et perpétuelle de la langue, derrière ses contraintes, sa syntaxe immobile, ses manies”. [in Corr. Ph. Kolb]

- l’autre à Reynaldo, de 1912; c’est celle du “Adieu mon cher petit genstil ...”:
“Mais pour d'autres choses tu me comprends et tu sais que ta lettre m'a fait la même chose que deux choses un jour où Maman est venue me dire: “Pardon de te réveiller mais ton père s'est trouvé mal à l'École” et un autre jour plus récent à Evian. Cette dernière mention renvoyant à une autre lettre qui dit ceci: [...] rien ne peut dépasser en horreur les jours d'Evian où Maman frappée d'aphasie cherchait à me la dissimuler [...]”

En ayant ici terminé - avant l’échange Compagno-Coudertien final - pour ce qui est d’une recomposition-réarticulation logique de mes notes, il m’en reste quelques-unes, îlots en marge du flux principal, tout comme parallèlement flottent à la surface de l’exemplier, apparemment inemployées, quelques citations esseulées au doux regard de chien battu ... Soit, j’en fais beaucoup, là... Néanmoins, exhaustivons:

(1) Un autre animal a surgi, de l’ordre un peu de l’incidente: le poney...

- dans une citation:
N'oubliez pas que ce n'est pas un surnom et que je suis, Reynaldo, en toute vérité / votre poney / Marcel. (Lettre à Reynaldo datée 'Ce dimanche matin [16 septembre 1894]/Trouville [Hôtel des] Roches noires, Calvados').

On aurait pu élargir l’extrait un peu en amont: “Pourquoi Marcel le poney? Je n’aime pas cette nouvelle chose. Cela ressemble à Jack l’Eventreur et à Louis le Hutin [1]. N’oubliez pas etc.”. On comprend que le qualificatif équin, récemment attribué par Reynaldo, déplaît en extension de Marcel et plaît en “mot doux” (ce sont les débuts de leur période “amoureuse” ...). Il va être adopté....

[1] Il n’est pas impossible qu’on situe mieux Jack l’Eventreur, jamais identifié mais responsable de la mort de cinq prostituées londoniennes fin 1888 [Mary Ann Nichols, la nuit du 31 Aout 1888 / Annie Chapman, 7 Septembre / Elizabeth Stride, 29 Septembre / Catharine Eddowes, le 29 également / Mary Jane Kelly, le 9 Novembre] ... que Louis X le Hutin, fils de Philippe le Bel, roi de Navarre par sa mère puis éphémère roi de France (1314 - 1316), réputé entêté et querelleur, et semble-t-il surtout indolent ....

- ... ainsi, l’année suivante:

Votre poney vient de jouer [au piano] deux fois le Cimetière de campagne. Et au charme rural, s'ajoutent [...] des choses difficiles à nommer dans la langue des poneys et des hommes, [avec] son incompétence de petite bête qui ne vous doit que sa tête rude à caresser, un regard sincère, et la publicité éclatante d'une confiante fraternité...

Dès fin 1894 - il suffit de feuilleter Philip Kolb pour le contrôler - les lettres à Reynaldo sont assez souvent signées “ton” ou “votre poney” . Dans celle-ci en outre se lit une résurgence de la question artistique et de la relation de la musique au langage. Quant au vocable “poney” lui même, il semble à terme - mais qu’en fut-il à l’origine dans l’esprit de Reynaldo? - désigner une attitude d’esprit (voire des choix éthiques?) relevant de l’immoral, du sensible, de l’excessif ... et de l’homosexuel.

- Témoin de cette extension cet extrait ... [sauf à considérer que “poney” n’y désigne qu’une “manière Proust”]:

Je vous avais apporté des petites choses de moi et le début du roman [il s'agit de Jean Santeuil, commencé à Beg Meil] que Yeatman lui-même près de qui j'écrivais a trouvé très “poney”. Vous m'aiderez à corriger ce qui le serait trop “poney”. Je veux que vous y soyez tout le temps mais comme un Dieu déguisé qu'aucun mortel ne reconnaît [Reynaldo est Henri de Réveillon dans Jean Santeuil]. Sans cela c'est sur tout le roman que tu serais obligé de mettre 'déchire'. (À Reynaldo Hahn - A minuit moins vingt [vers mars 1896]).

(2) Des renvois que j’ai mal notés ou mal écoutés ou mal compris ....

- à Mallarmé, qui fait rimer Reynaldo avec Jet d’eau : Le pleur qui chante au langage / Du poète, Reynaldo / Hahn tendrement le dégage, / Comme en l'allée un jet d'eau [Rendons à César ... C’est à Mme de Vehesse que je dois la citation exacte et complète. J’ajoute que le même (Mallarmé) avait également “commis”: Du do premier au final do glissent les doigts de Reynaldo...]
- ce qui semble s’articuler avec Hubert Robert, lié à Reynaldo, outre l’identité à l’ordre près des initiales, par les jets d’eau ...
... le clair de lune, comme Hubert Robert, semait (...) ses jets d’eau (in Combray)
... je retrouvai quelque faculté d’attention à la pensée d’aller voir le célèbre jet d’eau d’Hubert Robert [note: jardin de la Princesse de Guermantes, avec l’épisode comique de l’aspersion de Mme d’Arpajon, félicitée de son sang-froid par le discourtois “Bravo, la vieille!” du grand-duc Wladimir - in Sodome et Gomorrhe]

(3) Deux citations - pour moi - presque orphelines ...

- ... petite préface où il y a une ou deux pages pas mal, mais rien d’inouï. Mais ce que vous dites à la fin sur le chant est ce que je connais de plus beau dans aucun écrit sur l'art .[Lettre à Reynaldo - 1911].
Il a transmis à Proust une préface qu’il a écrite.

... Décourageons ! Décourageons ! C'est un devoir de décourager [...] tous ceux dont la bruyante nullité encombre un art que nous chérissons ardemment [...] [et qui est] des plus humains. [...] Humain [...] puisqu'il s'inspire de tout, procède de tout, peut et doit traduire ses émotions [...], receler un pouvoir illimité d'incantation. [Lettre (autre) à Reynaldo. 1911].
Même motif semble-t-il.

Puis, il y eut “Débat” ....

Je l’ai en fait pour l’essentiel restitué ci-dessus en détaillant le vif de la querelle : “Celui qui porte ton nom, mon vieux Zadig ...”. Reynaldo ou le Conte de Voltaire?
Raymonde Coudert, là, semble définitivement fautive.

Sinon, on se battit un peu - et aussi les flancs - pour savoir si finalement Zadig était un chien ou un trope ... Et tout le monde tomba d’accord sur une pirouette:

Raymonde C.: Jean-Yves Tadié m’a parlé de l’édition envisagée des lettres de Reynaldo Hahn. C’est alors qu’on pourra mieux répondre à nos questions. Il prévoit l’aboutissement du projet pour 2036.

Antoine C. (souriant, voire mutin?) : Et bien alors, nous attendrons ensemble 2036 pour savoir si Zadig était un trope ou un chien ....

L’amphithéâtre rit et la séance est close!

Et à me relire, mon impression générale, quelques semaines après, est assez médiocre....

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Commentaires
V
Je confirme l'impression générale. L'intérêt principal est de nous avoir fourni des textes de Proust à mettre sur internet qui n'en auraient jamais trouvé le chemin sans cela.
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