[Partie d’une note publiée sur AutreMonde (http://www.ednat.canalblog.com) sur
les lectures de la semaine passée]
Mais le gros morceau de mes occupations livresques de la
semaine est quand-même resté la « Vie
de Henry Brulard » que je voulais achever de relire. Sacré paroissien
que ce Stendhal, avec une liberté de ton parfois déroutante, comme ce panorama
synthétique : «… à Vienne en 1809,
ayant une vérole horrible, le soin d’un hôpital de 4000 blessés, une maîtresse
que j’enfilais et une maîtresse que j’adorais ! ». Sans
commentaire, non ?
Au fil de la lecture, j’ai simplement noté quelques
remarques qui m’ont surpris ou amusé, d’un Stendhal galopant à bride abattue et
sans précautions de style ou vérification de dates (très nombreuses
rectifications dans les notes de Béatrice Didier) parmi la remontée de
souvenirs qui semblent autant l’étonner que nous, qu’il ne trie pas, ne recoupe
pas (plusieurs redites), ne série pas et qui font un brouillon de premier jet
plus qu’une rédaction définitive.
Ainsi : ….
« Un roman est
comme un archet. La caisse du violon qui rend les sons, c’est l’âme du
lecteur ». Assez joli.
« [Mon grand-père ] me
raconta que M. le baron des Adrets (…) dans le temps que parut la Nouvelle
Héloïse (n’est-ce pas en 1770 ?), se fit attendre un jour à dîner chez
lui ; Mme des Adrets le fit avertir une seconde fois, enfin cet homme si
froid arriva tout en larmes.
‘Qu’avez-vous donc,
mon ami ?’ lui dit Mme des Adrets tout alarmée
‘Ah ! Madame,
Julie est morte !’ et il ne mangea presque pas » . On s’en remet
toujours à l’anecdote d’Oscar Wilde déplorant comme l’un des plus grands
malheurs de sa vie la mort de Lucien de Rubempré dans « Splendeurs et misères des courtisanes »
pour juger de l’épaisseur de réalité des personnages romanesques ; voilà
un exemple moins souvent cité et tout aussi caractéristique.
« … [alors] entre
Mme Vignon, Tartufe femelle, qui avait des oraisons particulières pour les
saints (…). Mon grand-père employait son grand juron contre cette Mme
Vignon : ‘Le diable te crache au cul !’». La pratique de cette
insulte désuète m’a fait sourire.
En marge de son manuscrit, et dans les environs de cette
citation, mais sans rapport avec elle, Stendhal a griffonné ceci, qui lui
passait par la tête en rédigeant et qui est amusant tant sur le fond que comme
trace de la manie qu’il avait d’entrelarder ses annotations de vocables
anglais : « History.The rôle of
a secretary of ambassade in Rome is de recevoir coups de pied au cul et de
sourire agréablement à qui les donne. C’est ainsi que de 1832 à 1835 on devient
officier of the Légion d’honneur ».
Note Complémentaire:
De fait, dans la période, Stendhal est Consul de France à
Civitavecchia, ce qui nous vaut, dans le portrait que Stefan Zweig a
cruellement dressé de lui, cette longue précision qui peut éclairer
l’annotation précédente : « [Civitavecchia] c’est la plus misérable de toutes les villes d’Italie, une abominable
fournaise où éclosent les pires fièvres, un port étroit et ensablé, datant des
galères romaines, une cité vide, déserte, où l’on s’épuise et « crève
d’ennui ». Ce que Monsieur le Consul préfère dans cette station de forçats
, c’est la route qui mène à Rome, parce qu’elle n’a que dix-sept lieues de
longueur, et M. Beyle décide aussitôt d’en faire un usage plus fréquent que ses
fonctions ne le lui permettent. Evidemment il devrait travailler, rédiger des
rapports, faire de la diplomatie, être à son poste, mais (…) Mieux vaut tout
remettre entre les mains de cette canaille de Lysimaque Caftangiu Tavernier
(« my greek »), son subalterne, un méchant animal qui le hait et
qu’il se voit obligé de faire décorer de la Légion d’honneur pour que le gredin
garde le silence sur ses absences trop fréquentes ».
Un passage amusant au milieu d’un débat actuel sur le
travail le dimanche…. : « Je ne
puis pas encore m’expliquer aujourd’hui, à cinquante-deux ans, la disposition
au malheur que me donne le dimanche. Cela est au point que je suis gai et
content ; au bout de deux cents pas dans la rue, je m’aperçois que les
boutiques sont fermées : Ah ! c’est dimanche, me dis-je.
À l’instant, toute
disposition intérieure au bonheur s’envole. Est-ce envie pour l’air content des
ouvriers ou des bourgeois endimanchés ?
J’ai beau me
dire : mais je perds ainsi cinquante-deux dimanches par an et peut-être
dix fêtes, la chose est plus forte que moi, je n’ai de ressource qu’un travail obstiné ».
La France « du sud » ne lui fait pas meilleure
impression : « Un ministre de
l’intérieur qui voudrait faire son métier, au lieu d’intriguer auprès du roi et
dans les Chambres comme M. Guizot, devrait demander un crédit de deux millions
par an pour amener, porter au niveau
d’instruction des autres français les peuples qui habitent dans le fatal
triangle qui s’étend entre Bordeaux, Bayonne et Valence. On croit aux sorciers,
on ne sait pas lire et on ne parle pas français en ces pays. (…) Il va sans
dire que les prêtres sont tout puissants dans ce fatal triangle. La
civilisation est de Lille à Rennes et cesse vers Orléans et Tours. Au sud-est,
Grenoble est sa brillante limite ». Stendhal, eût-il pour elle de la
haine, est natif de Grenoble.
À la fois son rejet de Chateaubriand, et les incertitudes de
son jugement [qui se souvient– hors spécialistes – de Salvandy (Narcisse
Achille, comte de), homme politique certes notable (il fut ministre de
l’instruction publique sous la monarchie de Juillet) mais littérateur réduit à
des ouvrages historiques ?] comme de sa prospective personnelle font
sourire : « C’est ainsi que (…)
les phrases nombreuses et prétentieuses de MM. Chateaubriand et Salvandy m’ont
fait écrire « Le Rouge et le Noir » d’un style trop haché. Grande
sottise car dans vingt ans qui songera aux fatras hypocrites de ces messieurs ?
Et moi, je mets un billet à une loterie dont le gros lot se réduit à
ceci : être lu en 1935 ». Dans l’élan, il juge Gœthe « plat ».
À propos – très indirectement - de Chateaubriand, j’ai
redécouvert avec un grand plaisir dans Henry
Brulard une anecdote que j’avais à demi retenue, et que depuis trente
ans je m’obstinais en vain à rechercher de temps en temps dans les « Mémoires d’Outre-Tombe » où je
m’étais persuadé que je l’avais lue une première fois. J’y ai encore repensé
récemment à propos des sottes exigences (je hais les honneurs, je ne comprends
pas qu’elle en ait accepté le principe) de Simone Veil, longtemps oubliée par
la Légion d’honneur et qui, pressentie pour faire partie de la prochaine
promotion, aurait exigé de se voir dispensée du grade de Chevalier pour accéder
directement à celui d’Officier. Où va se nicher l’image de soi ? Nicolas
Sarkozy serait hélas en train de faire concocter le décret nécessaire …
Pour revenir à Stendhal, voici :
« Le célèbre
Legendre, géomètre de premier ordre, recevant la croix de la Légion d’honneur,
l’attacha à son habit, se regarda au miroir et sauta de joie. L’appartement
était bas, sa tête heurta le plafond, il tomba à moitié assommé. Digne mort
c’eût été pour le successeur d’Archimède !
Que de bassesses [les
savants] n’ont-ils pas faites à
l’Académie des Sciences, de 1815 à 1830 et depuis, pour s’escamoter des croix ! Cela est incroyable
(…) ».
Je reviendrai une autre fois sur le thème « Stendhal et
les mathématiques » qui mérite un peu de soin et trouve dans Henry
Brulard les éléments d’une chronique
particulière… Si je l’évoque maintenant c’est que, relisant et rédigeant mes
notes prises « par ordre d’apparition dans le texte », je rencontre
celles qui traitent de l’affaire et … je fais un bond par-dessus.
On cite assez souvent me semble-t-il ce mot de François
Mauriac : « Je veux bien mourir
pour le peuple, mais je ne veux pas vivre avec ». L’aurait-il pris
chez Stendhal ? … qui écrit :
« J’avais et j’ai encore les goûts
les plus aristocrates, je ferais tout pour le bonheur du peuple mais j’aimerais
mieux, je crois, passer quinze jours de chaque mois en prison que de vivre
avec les habitants des boutiques ».
C’est au moins la même idée … et la même honnêteté intellectuelle.
Un passage intéressant où se mêlent le souvenir de prises de
position littéraires et l’influence négative des propos d’une famille
honnie :
« Je crus
renaître en le lisant [il s’agit de Shakespeare que Stendhal orthographie
systématiquement Sakspeare]. D’abord il
avait l’immense avantage de n’avoir pas été loué et prêché par mes parents
comme Racine. Il suffisait qu’ils louassent une chose de plaisir pour me la
faire prendre en horreur. Pour que rien ne manquât au pouvoir de Shakspeare sur
mon cœur je crois même que mon père m’en dit du mal.
Je me méfiais de ma
famille sur tous les objets, mais en fait de beaux-arts ses louanges
suffisaient pour me donner un dégoût mortel pour les plus belles choses. (…)
J’ai lu continuellement Shakspeare de 1796 à 1799. Racine, sans cesse loué par
mes parents, me faisait l’effet d’un plat hypocrite. Mon grand-père m’avait
conté l’anecdote de sa mort pour n’avoir plus été regardé par Louis XIV.
D’ailleurs les vers m’ennuyaient comme allongeant la phrase et lui faisant
perdre de sa netteté. J’abhorrais ‘coursier’ au lieu de ‘cheval’. J’appelais
cela de l’hypocrisie (…). Corneille me déplaisait moins».
Je ne peux m’empêcher de rapprocher cela de la « Recherche » (du temps perdu) où Racine, immense référence, est cité plusieurs dizaines de fois (sauf erreur de l’ordre de 80 ou 90 citations)
alors que Corneille n’a pas dix occurrences versifiées ! Concernant
Stendhal, il est vrai qu’il fait sans cesse allusion à son
« espagnolisme » (impulsion, feu, enthousiasmes, grandeur … et
toujours à deux doigts du duel … Il dit souvent : « Dès que je suis ému, je tombe dans
l’espagnolisme ») ce qui le met plus près de Corneille que des complexités raciniennes…
Au passage (il me semble que j’ai parlé de cela récemment),
j’ai trébuché sur une utilisation qu’un puriste jugera fautive de la tournure
« rien moins que » : « Ceci
paraîtra simple vers 1880, mais n’était rien moins qu’un miracle en 1796 ».
Voulant à l’évidence dire que ce dont il parle relevait du miracle en 1796, il
eût dû employer « rien de moins que », « rien moins que »
valant pour « pas du tout » et « rien de moins que » pour
« tout à fait »….
Et puis tout un tas de brèves remarques, ou allusions, qui
reviennent souvent, marquant peut-être des obsessions personnelles, avec cette façon de traiter dans une distance qui
relativise absolument la gravité potentielle du sujet ce qui touche au sexe.
Parfois étonnant. En vrac un peu de tout :
Permanente chez lui cette idée qu’il déplaît par l’excès de
l’amour ou de l’admiration qu’il manifeste : « Je l’adorais et le respectais tant que peut-être je lui déplus. J’ai
rencontré si souvent cet effet désagréable et surprenant (…) J’ai déplu à M. de Tracy et à Madame Pasta
pour les admirer avec trop d’enthousiasme »
Les indications « cocu » ou
« archicocu » sont assez fréquentes, souvent avec un étonnant
détachement comme ici, sur son ami Bigillion : « excellent cœur, honnête homme fort économe, greffier en chef du
Tribunal de Première Instance, s’est tué vers 1827, ennuyé, je crois, d’être
cocu, mais sans colère contre sa femme ».
Un blocage : il n’arrive pas à écrire
« merde » et on en reste à de pusillanimes et enfantins
« crotte ». Ainsi : « Je
ferais dix lieues à pied dans la crotte, la chose que je déteste le plus au
monde, pour assister à une représentation de Don Juan bien jouée ».
Autant alors dire « boue » …
Il emploie beaucoup « métalent » pour désigner une absence de talent : « Chez l’élégant Fabien, je me convainquis de
mon métalent pour les armes. Son prévôt, le sombre Renouvier (…) me fit
comprendre très honnêtement mon métalent. (…) J’ai eu de même un métalent pour
le violon … »
Spontané et drôle :
« Les épinards et
Saint-Simon ont été mes seuls goûts durables, après celui toutefois de vivre à Paris avec cent louis de
rente, faisant des livres »
ou bien (il franchit le Saint Bernard avec l’armée de
Napoléon – Il a dix-sept ans et demi) :
« J’ai oublié de
dire que je rapportais mon innocence de Paris, ce n’était qu’à Milan que je
devais me délivrer de ce trésor. Ce qu’il y a de drôle, c’est que je ne me
souviens pas distinctement avec qui. (…)
Je m’approchai du bord
de la plate-forme pour être plus exposé et (…) je traînai quelques minutes pour
montrer mon courage. Voilà comment je vis le feu pour la première fois. C’était
une espèce de pucelage qui me pesait
autant que l’autre »
Et une petite cerise sur le gâteau.
En marge de son manuscrit et en date du 26 mars 1836, on
trouve une brève annotation qui signe son contentement à la réception de cette
autorisation de congé pour Paris que Stefan Zweig (déjà cité) affirme être pour
cause de maladie et pour une durée de trois semaines quand Béatrice Didier
parle d’un congé de trois mois … qui de toute façon, les deux en sont d’accord,
durera trois ans ( !). Mais sa façon de noter est très … « banlieue » :
« [reçu] à dix heures et demie
lettre très polie pour gékon ». Et oui, « gékon » pour
« congé ». Stendhal inventeur du « verlan » ?
Étonnant, non ?