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Mémoire-de-la-Littérature
12 janvier 2009

VIE DE HENRY BRULARD

[Partie d’une note publiée sur AutreMonde (http://www.ednat.canalblog.com) sur les lectures de la semaine passée]

 Mais le gros morceau de mes occupations livresques de la semaine est quand-même resté la « Vie de Henry Brulard » que je voulais achever de relire. Sacré paroissien que ce Stendhal, avec une liberté de ton parfois déroutante, comme ce panorama synthétique : «… à Vienne en 1809, ayant une vérole horrible, le soin d’un hôpital de 4000 blessés, une maîtresse que j’enfilais et une maîtresse que j’adorais ! ». Sans commentaire, non ?
Au fil de la lecture, j’ai simplement noté quelques remarques qui m’ont surpris ou amusé, d’un Stendhal galopant à bride abattue et sans précautions de style ou vérification de dates (très nombreuses rectifications dans les notes de Béatrice Didier) parmi la remontée de souvenirs qui semblent autant l’étonner que nous, qu’il ne trie pas, ne recoupe pas (plusieurs redites), ne série pas et qui font un brouillon de premier jet plus qu’une rédaction définitive.

Ainsi : ….

« Un roman est comme un archet. La caisse du violon qui rend les sons, c’est l’âme du lecteur ». Assez joli.

 « [Mon grand-père ] me raconta que M. le baron des Adrets (…) dans le temps que parut la Nouvelle Héloïse (n’est-ce pas en 1770 ?), se fit attendre un jour à dîner chez lui ; Mme des Adrets le fit avertir une seconde fois, enfin cet homme si froid arriva tout en larmes.
‘Qu’avez-vous donc, mon ami ?’ lui dit Mme des Adrets tout alarmée
‘Ah ! Madame, Julie est morte !’ et il ne mangea presque pas
» . On s’en remet toujours à l’anecdote d’Oscar Wilde déplorant comme l’un des plus grands malheurs de sa vie la mort de Lucien de Rubempré dans « Splendeurs et misères des courtisanes » pour juger de l’épaisseur de réalité des personnages romanesques ; voilà un exemple moins souvent cité et tout aussi caractéristique.

 « … [alors] entre Mme Vignon, Tartufe femelle, qui avait des oraisons particulières pour les saints (…). Mon grand-père employait son grand juron contre cette Mme Vignon : ‘Le diable te crache au cul !’». La pratique de cette insulte désuète m’a fait sourire.

 En marge de son manuscrit, et dans les environs de cette citation, mais sans rapport avec elle, Stendhal a griffonné ceci, qui lui passait par la tête en rédigeant et qui est amusant tant sur le fond que comme trace de la manie qu’il avait d’entrelarder ses annotations de vocables anglais : « History.The rôle of a secretary of ambassade in Rome is de recevoir coups de pied au cul et de sourire agréablement à qui les donne. C’est ainsi que de 1832 à 1835 on devient officier of the Légion d’honneur ».

Note Complémentaire:

De fait, dans la période, Stendhal est Consul de France à Civitavecchia, ce qui nous vaut, dans le portrait que Stefan Zweig a cruellement dressé de lui, cette longue précision qui peut éclairer l’annotation précédente : « [Civitavecchia] c’est la plus misérable de toutes les villes d’Italie, une abominable fournaise où éclosent les pires fièvres, un port étroit et ensablé, datant des galères romaines, une cité vide, déserte, où l’on s’épuise et « crève d’ennui ». Ce que Monsieur le Consul préfère dans cette station de forçats , c’est la route qui mène à Rome, parce qu’elle n’a que dix-sept lieues de longueur, et M. Beyle décide aussitôt d’en faire un usage plus fréquent que ses fonctions ne le lui permettent. Evidemment il devrait travailler, rédiger des rapports, faire de la diplomatie, être à son poste, mais (…) Mieux vaut tout remettre entre les mains de cette canaille de Lysimaque Caftangiu Tavernier (« my greek »), son subalterne, un méchant animal qui le hait et qu’il se voit obligé de faire décorer de la Légion d’honneur pour que le gredin garde le silence sur ses absences trop fréquentes ».

Un passage amusant au milieu d’un débat actuel sur le travail le dimanche…. : « Je ne puis pas encore m’expliquer aujourd’hui, à cinquante-deux ans, la disposition au malheur que me donne le dimanche. Cela est au point que je suis gai et content ; au bout de deux cents pas dans la rue, je m’aperçois que les boutiques sont fermées : Ah ! c’est dimanche, me dis-je.
À l’instant, toute disposition intérieure au bonheur s’envole. Est-ce envie pour l’air content des ouvriers ou des bourgeois endimanchés ?
J’ai beau me dire : mais je perds ainsi cinquante-deux dimanches par an et peut-être dix fêtes, la chose est plus forte que moi, je n’ai de ressource qu’un travail obstiné
».

La France « du sud » ne lui fait pas meilleure impression : « Un ministre de l’intérieur qui voudrait faire son métier, au lieu d’intriguer auprès du roi et dans les Chambres comme M. Guizot, devrait demander un crédit de deux millions par an pour amener, porter au niveau d’instruction des autres français les peuples qui habitent dans le fatal triangle qui s’étend entre Bordeaux, Bayonne et Valence. On croit aux sorciers, on ne sait pas lire et on ne parle pas français en ces pays. (…) Il va sans dire que les prêtres sont tout puissants dans ce fatal triangle. La civilisation est de Lille à Rennes et cesse vers Orléans et Tours. Au sud-est, Grenoble est sa brillante limite  ». Stendhal, eût-il pour elle de la haine, est natif de Grenoble.

À la fois son rejet de Chateaubriand, et les incertitudes de son jugement [qui se souvient– hors spécialistes – de Salvandy (Narcisse Achille, comte de), homme politique certes notable (il fut ministre de l’instruction publique sous la monarchie de Juillet) mais littérateur réduit à des ouvrages historiques ?] comme de sa prospective personnelle font sourire : « C’est ainsi que (…) les phrases nombreuses et prétentieuses de MM. Chateaubriand et Salvandy m’ont fait écrire « Le Rouge et le Noir » d’un style trop haché. Grande sottise car dans vingt ans qui songera aux fatras hypocrites de ces messieurs ? Et moi, je mets un billet à une loterie dont le gros lot se réduit à ceci : être lu en 1935 ». Dans l’élan, il juge Gœthe « plat ».

À propos – très indirectement - de Chateaubriand, j’ai redécouvert avec un grand plaisir dans Henry Brulard une anecdote que j’avais à demi retenue, et que depuis trente ans je m’obstinais en vain à rechercher de temps en temps dans les « Mémoires d’Outre-Tombe » où je m’étais persuadé que je l’avais lue une première fois. J’y ai encore repensé récemment à propos des sottes exigences (je hais les honneurs, je ne comprends pas qu’elle en ait accepté le principe) de Simone Veil, longtemps oubliée par la Légion d’honneur et qui, pressentie pour faire partie de la prochaine promotion, aurait exigé de se voir dispensée du grade de Chevalier pour accéder directement à celui d’Officier. Où va se nicher l’image de soi ? Nicolas Sarkozy serait hélas en train de faire concocter le décret nécessaire …

Pour revenir à Stendhal, voici :

« Le célèbre Legendre, géomètre de premier ordre, recevant la croix de la Légion d’honneur, l’attacha à son habit, se regarda au miroir et sauta de joie. L’appartement était bas, sa tête heurta le plafond, il tomba à moitié assommé. Digne mort c’eût été pour le successeur d’Archimède !
Que de bassesses
[les savants] n’ont-ils pas faites à l’Académie des Sciences, de 1815 à 1830 et depuis, pour s’escamoter des croix ! Cela est incroyable (…) ».

Je reviendrai une autre fois sur le thème « Stendhal et les mathématiques » qui mérite un peu de soin et trouve dans Henry Brulard les éléments d’une chronique particulière… Si je l’évoque maintenant c’est que, relisant et rédigeant mes notes prises « par ordre d’apparition dans le texte », je rencontre celles qui traitent de l’affaire et … je fais un bond par-dessus.

On cite assez souvent me semble-t-il ce mot de François Mauriac : « Je veux bien mourir pour le peuple, mais je ne veux pas vivre avec ». L’aurait-il pris chez Stendhal ? … qui écrit : « J’avais et j’ai encore les goûts les plus aristocrates, je ferais tout pour le bonheur du peuple mais j’aimerais mieux, je crois, passer quinze jours de chaque mois en prison que de vivre avec les habitants des boutiques ». C’est au moins la même idée … et la même honnêteté intellectuelle.

Un passage intéressant où se mêlent le souvenir de prises de position littéraires et l’influence négative des propos d’une famille honnie :

« Je crus renaître en le lisant [il s’agit de Shakespeare que Stendhal orthographie systématiquement Sakspeare]. D’abord il avait l’immense avantage de n’avoir pas été loué et prêché par mes parents comme Racine. Il suffisait qu’ils louassent une chose de plaisir pour me la faire prendre en horreur. Pour que rien ne manquât au pouvoir de Shakspeare sur mon cœur je crois même que mon père m’en dit du mal.
Je me méfiais de ma famille sur tous les objets, mais en fait de beaux-arts ses louanges suffisaient pour me donner un dégoût mortel pour les plus belles choses. (…) J’ai lu continuellement Shakspeare de 1796 à 1799. Racine, sans cesse loué par mes parents, me faisait l’effet d’un plat hypocrite. Mon grand-père m’avait conté l’anecdote de sa mort pour n’avoir plus été regardé par Louis XIV. D’ailleurs les vers m’ennuyaient comme allongeant la phrase et lui faisant perdre de sa netteté. J’abhorrais ‘coursier’ au lieu de ‘cheval’. J’appelais cela de l’hypocrisie (…). Corneille me déplaisait moins
».

Je ne peux m’empêcher de rapprocher cela de la « Recherche » (du temps perdu) où Racine, immense référence, est cité plusieurs dizaines de fois (sauf erreur de l’ordre de 80 ou 90 citations) alors que Corneille n’a pas dix occurrences versifiées ! Concernant Stendhal, il est vrai qu’il fait sans cesse allusion à son « espagnolisme » (impulsion, feu, enthousiasmes, grandeur … et toujours à deux doigts du duel … Il dit souvent : « Dès que je suis ému, je tombe dans l’espagnolisme ») ce qui le met plus près de Corneille que des complexités raciniennes…

Au passage (il me semble que j’ai parlé de cela récemment), j’ai trébuché sur une utilisation qu’un puriste jugera fautive de la tournure « rien moins que » : « Ceci paraîtra simple vers 1880, mais n’était rien moins qu’un miracle en 1796 ». Voulant à l’évidence dire que ce dont il parle relevait du miracle en 1796, il eût dû employer « rien de moins que », « rien moins que » valant pour « pas du tout » et « rien de moins que » pour « tout à fait »….

Et puis tout un tas de brèves remarques, ou allusions, qui reviennent souvent, marquant peut-être des obsessions personnelles, avec cette façon de traiter dans une distance qui relativise absolument la gravité potentielle du sujet ce qui touche au sexe. Parfois étonnant. En vrac un peu de tout :

Permanente chez lui cette idée qu’il déplaît par l’excès de l’amour ou de l’admiration qu’il manifeste : « Je l’adorais et le respectais tant que peut-être je lui déplus. J’ai rencontré si souvent cet effet désagréable et surprenant (…) J’ai déplu à M. de Tracy et à Madame Pasta pour les admirer avec trop d’enthousiasme »

Les indications « cocu » ou « archicocu » sont assez fréquentes, souvent avec un étonnant détachement comme ici, sur son ami Bigillion : « excellent cœur, honnête homme fort économe, greffier en chef du Tribunal de Première Instance, s’est tué vers 1827, ennuyé, je crois, d’être cocu, mais sans colère contre sa femme ».

Un blocage : il n’arrive pas à écrire « merde » et on en reste à de pusillanimes et enfantins « crotte ». Ainsi : « Je ferais dix lieues à pied dans la crotte, la chose que je déteste le plus au monde, pour assister à une représentation de Don Juan bien jouée ». Autant alors dire « boue » …

Il emploie beaucoup « métalent » pour désigner une absence de talent : « Chez l’élégant Fabien, je me convainquis de mon métalent pour les armes. Son prévôt, le sombre Renouvier (…) me fit comprendre très honnêtement mon métalent. (…) J’ai eu de même un métalent pour le violon … »

Spontané et drôle :

« Les épinards et Saint-Simon ont été mes seuls goûts durables, après celui toutefois de vivre à Paris avec cent louis de rente, faisant des livres »

ou bien (il franchit le Saint Bernard avec l’armée de Napoléon – Il a dix-sept ans et demi) :

« J’ai oublié de dire que je rapportais mon innocence de Paris, ce n’était qu’à Milan que je devais me délivrer de ce trésor. Ce qu’il y a de drôle, c’est que je ne me souviens pas distinctement avec qui. (…)
Je m’approchai du bord de la plate-forme pour être plus exposé et (…) je traînai quelques minutes pour montrer mon courage. Voilà comment je vis le feu pour la première fois. C’était une espèce de pucelage qui me pesait autant que l’autre
»

Et une petite cerise sur le gâteau.
En marge de son manuscrit et en date du 26 mars 1836, on trouve une brève annotation qui signe son contentement à la réception de cette autorisation de congé pour Paris que Stefan Zweig (déjà cité) affirme être pour cause de maladie et pour une durée de trois semaines quand Béatrice Didier parle d’un congé de trois mois … qui de toute façon, les deux en sont d’accord, durera trois ans ( !). Mais sa façon de noter est très … « banlieue » : « [reçu] à dix heures et demie lettre très polie pour gékon ». Et oui, « gékon » pour « congé ». Stendhal inventeur du « verlan » ? Étonnant, non ?

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