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Mémoire-de-la-Littérature
9 janvier 2009

Séminaire [2009] n°1

TÉMOIGNER …… On n’est jamais si bien servi que par soi-même. Et Antoine Compagnon a donc décidé de prendre en charge l’ouverture du cycle des séminaires prévus parallèlement à son cours sous le titre général : Témoigner. L’affaire s’inscrit dans la logique de « L’écrire-la-vie », objet de son propos principal, mais outre qu’elle n’en concerne qu’un aspect, elle s’ouvre sur d’autres horizons tant on peut, dit-il, témoigner par d’autres voies que l’écriture, ne serait-ce que la parole ou l’image. Au delà d’une courte mise au point liminaire … : « Le témoignage est d’abord judiciaire, c’est la déposition, la relation de ce à quoi on a assisté ou de ce qu’on a entendu. Ensuite, il devient la relation d’une expérience, il œuvre à faire de sa vie un lieu commun, un indice mais en rien nécessairement un symbole ou un exemple » … Compagnon va articuler sa présentation sur quelques citations . Jean Guéhenno pour mieux poser une définition et un cadre, Proust et Chateaubriand pour préciser par l’exemple, Montaigne pour déboucher sur une interrogation et un doute, enfin Proust de nouveau pour aller vers une morale et une conclusion : « Un témoignage n’est jamais la restitution d’une expérience enregistrée, mais une histoire, un récit fait à partir de cette expérience ». Au début de son Journal d’un homme de 40 ans, Guéhenno écrit (en 1934) : (Transcription de l’écoute. Le texte est absolument approximatif) "Je ne consignerai ici que ma propre expérience. Il me déplairait néanmoins qu’elle parût n’être qu’une autobiographie. C’est peu de n’être que soi et j’ai horreur de l’anecdote comme je crains l’orgueil des confessions, mais nous n’avons quoi qu’il en soit qu’une chose à dire, et c’est nous-mêmes. Je suis dans l’humanité, dans l’espèce commune, et parlant de moi, je parlerai de tous les autres" Passage en revue, dit Compagnon, des écueils de l’exercice : l’anecdote, la vanité, l’autobiographie, le simple journal, les confessions. Comment se racheter de ces péchés incontournables ? Par l’allégation du témoignage, par le « Je ne me pose pas en exemple, mais je suis un exemplaire de l’humaine condition ». De fait, complète-t-il, et sur le cas d’espèce, Guéhenno est un spécialiste de Rousseau (donc, les Confessions … c’est un peu sa spécialité ( !)), et c’est aussi un « ancien » de 14-18. Cette génération, qui est passée par les tranchées, se sent fondée à (voire sommée de) « témoigner », chacun qui le peut ayant le sentiment de s’inscrire dans une exigence qui s’impose, suscitée par l’horreur, par un indicible qui pourtant doit être de quelque façon dit pour n’être plus oublié, syndrome du « témoin vivant », c’est-à-dire « survivant », et à terme, du « dernier témoin », qu’on retrouvera avec la Shoah. Autre souci aussi, souligne Compagnon, de Guéhenno : être connu pour être mieux décrypté dans ses prises de position, dans ses « témoignages ». Beau scrupule de transparence. Cette affaire de témoignage comme « type », comme élément représentatif aléatoirement isolé d’un ensemble (on peut se demander où est l’aléatoire quand c’est l’exemplaire lui-même qui a décidé de prendre la parole et de se « singulariser »…), on la retrouve dans Michelet à propos du « peuple », Michelet qui voit le « peuple » comme témoin de l’Histoire et dans le « peuple », « l’enfant » », le « simple », comme interprète : « Il y était, il en sait mieux le conte » (… et parce que « simple », il ne le fardera pas ( ?)). Quoi qu’il en soit, le « témoin » est un truchement existentiel, un lien entre ici et là-bas, entre le passé et le présent. Le témoin « rend présent ». Exemple de témoignage oculaire …. Marcel Proust. In Le côté de Guermantes. On est dans le salon de Mme de Villeparisis, qui raconte. Bloch s’instruit … « - Oui, Monsieur, je me souviens très bien de M.Molé, c’était un homme d’esprit, il l’a prouvé quand il a reçu M.de Vigny à l’Académie, mais il était très solennel et je le vois encore descendant dîner chez lui, son chapeau haute forme à la main. - Ah ! c’est bien évocateur d’un temps assez pernicieusement philistin, car c’était sans doute une habitude universelle d’avoir son chapeau à la main chez soi, dit Bloch, désireux de profiter de cette occasion si rare de s’instruire, auprès d’un témoin oculaire, des particularités de la vie aristocratique d’autrefois (…) » En fait, Bloch commet une bévue en prenant un « tic » pour un « type » et Mme de Villeparisis rectifie : « Mais non, répondit Mme de Villeparisis tout en disposant plus près d’elle le verre où trempaient les cheveux de Vénus que tout à l’heure elle recommencerait à peindre, c’était une habitude de M.Molé, tout simplement. Je n’ai jamais vu mon père avoir son chapeau chez lui, excepté, bien entendu, quand le roi venait, puisque le roi étant partout chez lui, le maître de maison n’est plus qu’un visiteur dans son propre salon ». Autre exemple et cette fois portant caractérisation des conditions du témoignage, dans Chateaubriand. Itinéraire de Paris à Jérusalem. Dans sa préface, Chateaubriand pose « le » voyageur comme « témoin » : « Un voyageur est une espèce d’historien. Son devoir est de raconter fidèlement ce qu’il a vu ou entendu dire. Il ne doit rien inventer, ni rien omettre et [quelles que soient ses opinions particulières il ne doit] jamais taire ou dénaturer la vérité » (À la lettre, le texte entre crochets sera à vérifier. Je n’ai pas « L’itinéraire… » sous la main) Il y a là, dit Compagnon, clairement énoncées, les trois qualités qui justement signent l’aporie de la littérature dans son rapport au réel (qu’il a évoquée et associée aux positions de Maurice Blanchot dans le cours n°1) : Fidélité (il dit : la « fides » de Cicéron) - Exhaustivité (ne rien omettre) – Neutralité (ne pas s’aveugler). Chateaubriand, toujours, et troisième exemple. Les Mémoires d’Outre-Tombe cette fois, où se déploie la thématique du « dernier témoin » dès le début, dès Combourg. Et cette méditation, concluant son retour sur l’épopée napoléonienne, à Cannes, « sur les lieux où Bonaparte aborda après avoir rompu son ban à l’Île d’Elbe » [Bibliothèque de la Pléiade / 1966/ T I / pges 1032-33-34]: « Entre les souvenirs de deux sociétés, entre un monde éteint et un monde prêt à s’éteindre, la nuit, au bord abandonné de ces marines, on peut supposer ce que je sentis. Je quittai la plage dans une espèce de consternation religieuse, laissant le flot passer et repasser, sans l’effacer, sur la trace de l’avant-dernier pas de Napoléon. À la fin de chaque grande époque, on entend quelque voix dolente des regrets du passé, et qui sonne le couvre-feu : ainsi gémirent ceux qui virent disparaître Charlemagne, Saint-Louis, François 1er, Henri IV et Louis XIV. Que ne pourrais-je pas dire à mon tour, témoin oculaire que je suis de deux ou trois mondes écroulés ? Quand on a rencontré comme moi Washington et Bonaparte, que reste-t-il à regarder derrière la charrue du Cincinnatus américain et la tombe de Sainte-Hélène ? Pourquoi ai-je survécu au siècle et aux hommes à qui j’appartenais par la date de ma vie ? Pourquoi ne suis-je pas tombé avec mes contemporains, les derniers d’une race épuisée ? Pourquoi suis-je demeuré seul à chercher leurs os dans les ténèbres et la poussière d’une catacombe remplie ? Je me décourage de durer. » Avec, souligne Compagnon, cette ambiguïté qu’il n’est pas certain que la rencontre avec Washington ait eu lieu, à tout le moins pas à la date qu’a avancée Chateaubriand … D’Outre-Tombe, témoignage et affabulation ? Le dernier témoin prend quelques libertés avec son souvenir ? Et on pense à Montaigne. En tout cas, on y passe. Ce qui fera « Exemple IV »… On prend le prologue du chapitre des « Cannibales » : (Je donnne le texte de la récente édition Flammarion mise au point pour Le Monde de la Philosophie) « (…) J’ay eu long temps avec moy un homme qui avait demeuré dix ou douze ans en cet autre monde qui a esté découvert en notre siècle, en l’endroit où Vilegaignon print terre, qu’il surnomma la France Antartique » Voilà le « témoin » de Montaigne. Notice du Robert : Nicolas Durand de Villegagnon (ou Villegaignon) [Montaigne le prive d’un « l »] (1510-1571). Navigateur français. (…) Avec l’appui de l’amiral de Coligny, il entreprit une expédition sur la côte orientale de l’Amérique du Sud, atteignit probablement la baie de Guanabara (1555) et fonda Fort-Coligny et Henryville. Cette région du Brésil qu’il nomma la France antarctique et où vinrent des colons réformés passa dès 1559 sous le contrôle du Portugal. Après une assez longue digression pour évoquer l’Atlantide en se référant à Platon, puis à Aristote, il conclut qu’il n’y a nul lieu de confondre ce qu’ils évoquent sous ce nom avec « nos terres neufves » où débarqua Villegaignon, et dont lui a parlé son homme : « Cet homme que j’avoy, estoit homme simple et grossier, qui est une condition propre à rendre véritable témoignage ; car les fines gens remarquent bien plus curieusement et plus de choses, mais ils les glosent ; et, pour faire valoir leur interprétation et la persuader, ils ne se peuvent garder d’altérer un peu l’Histoire ; ils ne vous représentent jamais les choses pures, ils les inclinent et masquent selon le visage qu’ils leur ont veu ; et, pour donner crédit à leur jugement et vous y attirer, prestent volontiers de ce costé là à la matière, l’alongent et l’amplifient. Ou il faut un homme très-fidelle, ou si simple qu’il n’ait pas dequoy bastir et donner de la vraisemblance à des inventions fauces, et qui n’ait rien espousé ». Que voilà, dit Compagnon, une excellente critique du « témoignage littéraire », avec une ébauche de la théorie pascalienne de la gradation où l’on voit ici les prémices d’une classification en simples, qui sont fiables, en demi-savants, qui sont dangereux et en sages, qui rejoignent les saints dans la vérité. Et Montaigne d’ajouter aux lignes qui précèdent, plaidoyer en faveur de son rejet de « l’auctoritas » des anciens au bénéfice du témoin direct, ceci: « Le mien estoit tel ; et, outre cela, il m’ a faict voir à diverses fois plusieurs matelots et marchans qu’il avoit cogneuz en ce voyage. Ainsi je me contente de cette information, sans m’enquérir de ce que les cosmographes en disent. Il nous faudrait des topographes qui nous fissent narration particulière des endroits où ils ont esté. Mais, pour avoir cet avantage sur nous d’avoir veu la Palestine, ils veulent jouir de ce privilège de nous conter nouvelles de tout le demeurant du monde. Je voudrais que chacun escrivit ce qu’il sçait, et autant qu’il en sçait, non en cela seulement, mais en tous autres subjects : car tel peut avoir quelque particulière science ou expérience de la nature d’une rivière ou d’une fontaine, qui ne sçait au reste que ce que chacun sçait. Il entreprendra toutes-fois, pour faire courir ce petit lopin, d’escrire toute la physique. De ce vice sourdent plusieurs grandes icommoditez ». Or Montaigne, énonce Compagnon, quoi qu’il en soit de son discours, arrange ici la vérité, et des recoupements avérés (il cite le travail de Frank Lestringant, prochain « séminariste ») renvoient surtout à ces topographes et cosmographes qui viennent d’être fort mal traités… et dont il semble bien avoir exploité les écrits pour construire les propos , qu’il ait ou non existé, de son « témoin » par des emprunts faits à des ouvrages contemporains comme La singularité de la France Antarctique d’André Thévet et l’Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, de Jean de Léry. Notices (Robert) : Jean de Lery – Protestant réfugié à Genève, il fit un voyage au Brésil ; il en donna la description et étudia la vie, les mœurs et les coutumes des populations indigènes, les Tupinambas. Voyage de 1557 . Publication du récit: 1578 . André Thévet – Moine cordelier (…) il participa à l’expédition de Villegagnon au Brésil en 1555. De retour en France, il fut aumonier de Catherine de Médicis et historiographe et cosmographe du roi. Publication de La singularité … au début des années 1570. On notera que contrairement aux flèches a priori de Montaigne, au moins pour ces deux auteurs, la narration était appuyée sur une observation réelle. On est là dans une ambiguïté sur laquelle Compagnon s’interroge. Pourquoi Montaigne affabule-t-il ? Pourquoi porter une attaque, infondée dans le cas d’espèce, dans une direction où on va puiser ses sources ? Les ouvrages de Thévet et Lery relèvent de ce que la rhétorique appelait, au plus près de l’étymologie, « autopsie » (vu par soi-même ; l’autopsie donnant autorité ), comme il le réclame : Il nous faudrait des topographes qui nous fissent narration particulière des endroits où ils ont esté. Mais, c’est le cas ! À quoi sert, les occultant, la fiction du (peut-être) faux témoin ? Pourquoi pas – décision de toute façon prise de les valider – à les crédibiliser en les attribuant à un esprit « simple » afin de les laver du biais dont il soupçonne les esprits plus « fins » … Compagnon quant à lui se demande s’il ne faut pas voir là une mise en doute générale des récits de voyage, tant il a pu apparaître (et Ernst Robert Curtius l’a souligné) combien la présentation des découvertes du Nouveau Monde a été dépendante d’une relecture des anciens, en particulier Hérodote, comme si on ne pouvait entendre, voir, dire que ce qu’on a déjà entendu, vu, lu … … et il en rebondit à Proust. Il évoque d’abord un échange du narrateur avec le lift de l’hôtel de Balbec, après que celui-ci (quelques pages plus haut) se soit signalé par l’annonce involontairement fantaisiste suivante: « … le lift, tout essoufflé, vint me prévenir : « C’est la marquise de Camembert qui vient n’ici pour voir Monsieur. Je suis monté à la chambre, j’ai cherché au salon de lecture, etc. » Un peu plus tard, donc, le narrateur se retrouvant dans l’ascenseur : « … je voyais se peindre sur son visage (…) un air d’abattement (…). Comme j’en ignorais la cause, pour tâcher de l’en distraire (…) je lui dis que la dame qui venait de partir s’appelait la marquise de Cambremer et non de Camembert. (…) Le lift me jura , avec la sincérité de la plupart des faux témoins, mais sans quitter son air désespéré, que c’était bien sous le nom de Camembert que la marquise lui avait demandé de l’annoncer. Et, à vrai dire, il était bien naturel qu’il eût entendu un nom qu’il connaissait déjà ». C’est cette dernière phrase qui l’a retenu. Et Compagnon reprend ensuite le passage où Françoise « témoigne », au moment où Saint-Loup, passe chez le narrateur « pour voir s’il n’avait pas, dans la visite qu’il m’avait faite le matin, laissé tomber sa Croix de Guerre » (de fait oubliée dans le bordel de Jupien) : « Saint-Loup (…) avait cherché partout avec Françoise et n’avait rien trouvé. Françoise croyait qu’il avait dû la perdre avant de venir me voir [le matin] car , disait-elle, il lui semblait bien, elle aurait pu jurer qu’il ne l’avait pas quand elle l’avait vu. En quoi elle se trompait. Et voilà la valeur des témoignages et des souvenirs ». C’est sur ces deux extraits que Compagnon conclut son exposé, soulignant la fragilité du discours de témoin, disant l’actualité des polémiques sur la « littérature de témoignage », où l’enjolivement d’un détail conduit à la mise en question de tout un ensemble , renvoyant au livre – vieux aujourd’hui de trente ans – d’Elisabeth F. Loftus (Eyewitness testimony) qui dénonçait la non-fiabilité des témoignages oculaires autant qu’aux controverses de la fin des années 1920 à propos des témoignages de la grande guerre, dont Jean Norton Cru a montré combien ils étaient la reproduction de « légendes ». Sur ce dernier point, une notice Wikipédia : Jean Norton Cru (1879- 1949) est un écrivain français. Fils d’un pasteur et d’une mère d’origine anglaise (d'où son second prénom), il participe à la Première Guerre mondiale, et cette expérience le marquera pour le reste de sa vie. Il est engagé sur le front de la mi-octobre 1914 à février 1917, combat pendant la bataille de Verdun en juin 1916 et janvier 1917. Du fait de son bilinguisme, il est affecté à l’arrière début 1917, d’abord comme traducteur puis comme formateur d’interprètes avant de partir en mission aux Etats Unis Il est principalement connu pour son remarquable essai Témoins, dont le sous-titre est clair : Essai d'analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928. Son ouvrage, dans lequel il étudie et critique à l'aune de son expérience de combattant mais aussi d'une abondante documentation (cartes d'état-major, journaux de marches...) plus de 300 récits publiés de soldats, suscita la polémique, car il remit par exemple en cause le caractère véridique et réaliste de romans aussi célèbres que Le Feu, d'Henri Barbusse. Il sera aussi très sévère avec les écrits de Roland Dorgelès, et plus encore avec ceux de Jacques Péricard (lieutenant pendant le conflit – Témoignage publié sous le titre : Verdun). Compagnon, pour finir, procède à un très succinct survol des invités des séminaires à venir, survol qu’interrompt curieusement, à l’occasion d’un fléchissement de la phrase, quelques applaudissements. On se quitte sur cette troncature qui ne semble pas l’émouvoir. Cette deuxième heure m’a semblé plus intéressante que la première. Des questions ont été ouvertes (De quoi témoigne-t-on ?) et le recours à des extraits, leur lecture, réintroduisent une magie de la littérature absente des généralités convenues du galop précédent. Allons, tout n’est peut-être pas perdu.
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Commentaires
V
Quel plaisir de lire sans avoir dû travailler!<br /> <br /> Je me sens un confort de paresseux. Merci beaucoup!
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