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Mémoire-de-la-Littérature
23 mars 2009

Leçon n°11 - Mardi 17/03/2009

Comme une lassitude hypnagogique

Hypnagogique. Adj (1861). Qui précède ou suit immédiatement le sommeil. État, hallucination hypnagogique . [Citation :] … mais souvent aussi, elle [la vision poétique] est subite, fugace comme les hallucinations hypnagogiques. FLAUB. Correspond. 5° série. Lettre à Taine. {Source : Le Grand Robert}

États hypnagogiques : États psychiques intermédiaires entre ceux de la veille et ceux du sommeil (ceux du réveil sont quelquefois appelés états hypnopompiques). {Source : Cuvillier. Nouveau vocabulaire philosophique}

Oui, comment le cacher, les cours de Compagnon, qu’il étire indéfiniment dans l’évidence d’une interrogation intime sur sa propre capacité à « tenir » jusqu’à l’ultime leçon du 31 mars, naviguent de plus en plus péniblement entre l’atonie et la sédation.

En amont du déchiffrement de mes dernières notes, l’impression dominante est celle d’une quasi-absence de plus value par rapport à une lecture personnelle (ou relecture dans le second cas) du Journal de Deuil de Barthes et d’Albertine disparue. Impression injuste, peut-être, mais que des citations enfilées comme des perles, plus paraphrasées que commentées, plus juxtaposées que coordonnées, même enchâssées de quelques allusions baudelairiennes, raciniennes ou freudo-lacaniennes rapides, m’ont laissée. 

Voyons si cela se confirme, au décryptage-mise en forme… Il n’est pas interdit d’espérer…

16h30. Costume sombre (de circonstance ? de deuil ?), Antoine Compagnon ré-embraye sans préambule sur la fin de la séance précédente. Il n’a pas tellement l’air d’être venu pour rigoler…

Le deuil, rappelle-t-il, c’est l’envers du récit.

Le récit suppose le mouvement, le deuil réclame l’immobilité.

Le récit tend à la résolution, le deuil prétend à la répétition.

J’ai dit en terminant, dit-il, l’autre mardi, que Barthes trouve dans le Nietzsche de Deleuze la recherche de l’accession du chagrin à « l’actif ».

Passer d’un chagrin négatif, d’un chagrin passif, subi, à un chagrin affirmatif, constructif.

Faire de l’éternel retour comme retour du même un chemin de ressaisissement, faire de l’émotivité resurgie une assomption, l’assomption d’une nouvelle vie, une Vita Nova, une vie installée dans la tristesse pour jamais – comme, ajoute-t-il, la triste Bérénice de Racine [Allusion supposée à l’Acte V, lorsque Titus évoque devant Bérénice ce « moment redoutable / Où, pressé par les lois d’un austère devoir / Il fallait à jamais renoncer à vous voir »] – mais une vie assumée.

Certes, dit Compagnon, il y a eu Freud, et Deuil et Mélancolie [en 1915 ; dans Métapsychologie], mais qui n’arrange pas les affaires de Barthes car fournit un scénario de sortie de deuil là où il recherche au lieu de cela, qu’il craint même, une transvaluation du deuil.

Du 20 juin 1978 :

« En moi luttent la mort et la vie (discontinu et comme ambiguïté du deuil) (qui l’emportera ?) – mais pour le moment une vie bête (petites affaires, petits intérêts, petits rendez-vous).

Le problème dialectique, est que la lutte débouche sur une vie intelligente, et non une vie-écran. »

Une vie éternelle dans le deuil, commente Compagnon.

Il y a des moments d’oubli passager, ajoute-t-il, des vacillations, des vides … faisant allusion à deux fiches d’un séjour au Maroc, la première du 21 avril 1978, la seconde  non explicitement datée mais d’avril 1978 également, après ou en marge d’une lecture  du livre de Louis Gardet (PUF – 1970), La Mystique. Je les reproduis telles quelles:

Casa, 21 avril 1978

Pensée de la mort de mam. : brusques et fugitives vacillations, fadings très courts, prises poignantes et cependant comme vides, dont l’essence est : certitude du Définitif.

&

Deuil  - Gardet, Mystique, 24

[Vacillations, Fadings, passage de l’aile du définitif] (Inde)

= « affirmation sans bavure d ‘une apophase radicale, voie de nescience intellectuelle vécue »

- Les Fadings de Deuil = des Satoris (v.p.42) « vide de toute fluctuation mentale » (« briser toute distinction sujet-objet »)

Remarques & Précisions (la prise de notes à usage strictement personnel de Barthes est là, dans la seconde fiche, particulièrement évidente) :

Fading : au sens lacanien (Compagnon l’a évoqué) ; éclipse du sujet (évanouissement à l’intérieur de son / ses fantasmes)

Apophase : dénégation, réfutation. La théologie apophatique est la théologie négative : définir Dieu par ce qu’il n’est pas. Contraire : Cataphase.

Nescience : état de celui qui ne sait pas, n’a pas de savoir. Ignorance, absence de connaissances

Satori : éveil spirituel auquel on accède dans et par la méditation Zen. Illumination intérieure comme état de détachement, sans images, sans mots, avec un « ressenti » d’équilibre et de paix.

(Je m’avoue totalement hermétique aux exotismes lacaniens et transcendantaux de cette page de Barthes) 

Sur l’affaire de « l’aile du définitif », Compagnon en appelle à Baudelaire ( Aujourd’hui, 23 janvier 1862,  j’ai subi un singulier avertissement, j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’imbécillité), plus pour l’analogie d’expression que de sens, sans nul doute, et derechef au Bérénice de Racine, à Antiochus (Acte I) qui avoue son dépit amoureux : Dans l’Orient désert, quel devint mon ennui ( Remarque : … par le vers suivant: Je demeurais longtemps errant dans Césarée, Aragon ouvre les réflexions de son beau roman, Aurélien, dont l’héroïne se nommera, bien sûr, Bérénice. Mais ceci est une autre histoire…). L’appel à Antiochus pour le sentiment de déshérence, bien entendu, simple et terrible. 

Les mêmes images, dissociées, reviennent dans deux autres notes de Barthes. Dans la seconde, il se réfère  à un ouvrage de Roger Munier, Haïku, préface d’Yves Bonnefoy, Paris, Fayard, coll. « Documents spirituels », 1978. Voici les deux pages, in extenso :

3 août 1978

Parfois (comme hier, dans la cour de la Bibliothèque nationale), comment dire cette pensée fugitive comme un éclair, que mam. n’est plus là ‘‘à jamais’’ ; une sorte d’aile noire (du définitif) passe sur moi et me coupe le souffle ; une douleur si aiguë qu’on dirait que pour survivre je dérive aussitôt vers autre chose.

12 août 1978

(Haïku. Munier. p. XXII)

Calme du week-end du 15 Août ; pendant que la Radio donne le ‘‘Prince de bois’’ de Bartok, je lis ceci (dans la visite du Temple de Kashino, grand récit de voyage de Bashô) : ‘‘Nous restâmes assis tout un long moment dans le plus extrême silence.’’

J’éprouve sur le coup une sorte de satori, doux, heureux, comme si mon deuil s’apaisait, se sublimait, se réconciliait, s’approfondissait sans s’annuler – comme si je me ‘‘retrouvais’’.

Oui, dit Compagnon : Silence, Vacance, une sorte de paix profonde peut-elle s’installer ? Ainsi :

(4 décembre 1978)

J’écris de moins en moins mon chagrin mais en un sens il est plus fort, passé au rang de l’éternel, depuis que je ne l’écris plus.

Après le deuil émotif, commente Compagnon, une éternité atone, faite de mélancolie, d’acédie (Barthes utilise plusieurs fois le terme ; on est dans le vocabulaire « psy ». L’acédie désigne une forme de dépression que traduisent des termes comme dégoût de vivre, indifférence affective, mais aussi inhibition, voire torpeur …Barthes se contente de traduire : sècheresse du cœur), une sorte de fatigue blanche, dit Compagnon, qui est aussi, chez le narrateur de la Recherche, au fond du deuil d’Albertine :

« Car, si bien des souvenirs, qui étaient reliés à elle, avaient d’abord contribué à maintenir en moi le regret de sa mort, en retour le regret lui-même avait fixé les souvenirs. De sorte que la modification de mon état sentimental, préparée sans doute obscurément jour par jour par les désagrégations continues de l’oubli, mais réalisée brusquement dans son ensemble, me donna cette impression, que je me rappelle avoir éprouvée ce jour-là pour la première fois, du vide, de la suppression en moi de toute une portion de mes associations d’idées, qu’éprouve un homme dont une artère cérébrale depuis longtemps usée s’est rompue et chez lequel toute une partie de la mémoire est abolie ou paralysée. »

On sent passer, dit Compagnon, le vent de l’aile de Baudelaire … et il prolonge : apoplexie, sortie traumatique du deuil par une atrophie de la mémoire, mais qui laisse des traces, et il cite (toujours à/s Albertine) : « Je n’aimais plus Albertine. Tout au plus certains jours, quand il faisait un de ces temps qui, en modifiant, en réveillant notre sensibilité, nous remettent en rapport avec le réel, je me sentais cruellement triste en pensant à elle. Je souffrais d’un amour qui n’existait plus. Ainsi les amputés, par certains changements de temps, ont mal dans la jambe qu’ils ont perdue. »

Il prolonge :

« La disparition de ma souffrance, et de tout ce qu’elle emmenait avec elle, me laissait diminué, comme souvent la guérison d’une maladie qui tenait dans notre vie une grande place. »

Ambivalence, dit Compagnon, du deuil. Qui court le long du journal de Barthes, avec aussi un autre fil conducteur, celui de ce qu’il [Barthes] appelle son égotisme [l’égotisme du deuil], cette délectation morose où l’on se complaît, ce refus d’en sortir, un refus que décrit également le narrateur de la Recherche, comme s’il s’agissait là d’une trahison. Le sujet, dit Freud, dit Compagnon, lutte contre ce succès du deuil qu’en serait la sortie, parce qu’il la vivrait comme un second deuil et qui serait le deuil du deuil…

Et pour ne pas en venir là, il y a, dit Compagnon, le projet de transformation de son deuil en ascèse, le projet, chez Barthes, d’habiter son chagrin :

Paris 31 juillet 1978

J’habite mon chagrin et cela me rend heureux

Tout m’est insupportable qui m’empêche d’habiter mon chagrin

[et même jour, fiche suivante :]

31 juillet 1978

Je ne souhaite rien d’autre que d’habiter mon chagrin.

Et Barthes, dit Compagnon, s’aide de la Recherche, de la Correspondance de Proust, de la Biographie monumentale de G. Painter.

Complément : Il est [Barthes] à la Bibliothèque nationale le 29 juillet 1978 ; il y lit l’ouvrage de Henri Bonnet, Marcel Proust de 1907 à 1914, Paris, Nizet, 1971. Et il recopie sur une fiche datée du jour d’assez longs extraits de lettres de Proust à André Beaunier et à Georges Lauris (pages 182-183 du journal). Il se réfère au Contre Sainte-Beuve dans trois fiches du 10 août 1978. Le même jour, encore une fiche sur le portrait de la grand-mère de Robert de Flers qui vient de mourir et que Proust publie dans le Figaro  du 23 juillet 1907. Le 11 août, il cite La Bruyère cité par Proust. En juillet, il relisait le Painter, au moins le tome II, auquel ses fiches des 5 et 6 juillet font de brefs emprunts

Le langage, dit Compagnon, honni au début du deuil, se rachète progressivement ; d’une certaine façon, il ouvre des possibilités, dont celle ultérieure d’ériger un monument (Memento illam vixisse / Souviens-toi que celle-là a vécu). Et il lit la quasi-totalité de la fiche du 1er août 1978 que je donne intégralement ici :

1er août 1978

[Peut-être déjà noté]

Me suis toujours (douloureusement) étonné de pouvoir – finalement – vivre avec mon chagrin, ce qui veut dire qu’il est à la lettre ‘‘supportable’’. Mais – sans doute – c’est parce que je peux, tant bien que mal (c’est-à-dire avec  le sentiment de ne pas y arriver) le parler, le phraser. Ma culture, mon goût de l’écriture me donne ce pouvoir apotropaïque [Compagnon : « qui éloigne le mauvais sort »] ou d’intégration : j’intègre*, par le langage.

Mon chagrin est inexprimable mais tout de même dicible. Le fait même que la langue me fournit le mot ‘‘intolérable’’ accomplit immédiatement une certaine tolérance

  • faire entrer dans un ensemble – fédérer – socialiser, communiser, se grégariser.

L’écriture, dit Compagnon, est encore un « sursaut » de vie [mes notes sont là ponctuellement illisibles, je devine, j’interprète ce « sursaut », je ne peux le garantir …], comme le sphinx à la fin du deuxième Spleen, qui se couche, mélancolique. Il ne redit pas le poème de Baudelaire:

J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans

(…)

Désormais, tu n’es plus, ô matière vivante !

Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,

Assoupi dans le fond d’un Saharah brumeux ;

Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,

Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche,

Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche.

Résistance avec assomption, dit Compagnon, au récit freudien du deuil et à sa sortie-trahison : survivre, sans trahir !

Se situe là un paragraphe où Compagnon me semble jouer de façon assez fantaisiste tant avec la preuve par 9 qu’avec le vocabulaire : caractère diachronique / caractère synthétique (du deuil).

J’ai déjà dit que la preuve par 9 ne valait que pour dénoncer une erreur, lorsqu’elle est prise en défaut. Il s’agit d’un test à appliquer. S’il est négatif, l’opération contrôlée est erronée. S’il est positif, on ne peut conclure qu’à une présomption et non à une certitude d’opération correcte. Affirmer que le deuil « est la preuve par 9 du caractère épisodique du moi », c’est se lancer dans un très approximatif et douteux exercice de rhétorique.

Si le test est controuvé, alors, le moi ne sera pas épisodique. D’accord, mais quel est le test ? En fait, « preuve par 9 » est seulement mis pour « preuve » et fait appel à un vague consensus général du type « il est assez clair que » et qui s’appuie sur le constat qu’on ne reste pas continûment dans le même état psychologique, quelle que soit l’acuité de la crise traversée. La « preuve par 9 » de Compagnon n’est qu’une facilité d’expression peu compatible avec sa formation scientifique.

Idem ou peu s’en faut pour « diachronique / synthétique » qu’il semble tantôt accorder, tantôt opposer et de toute façon, pour le premier, définir de façon fort flottante. Car au départ, son « diachronique » s’oppose à son « épisodique », il évoque une évolution dans le temps où le moi se retrouve et se reconnaît, progressivement transformé - peut-on risquer : ‘‘ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre’’ ? -  sans rupture violente de continuité, un moi qui est « récit ». Or ici, voilà ce diachronique raccroché aux wagons des épisodes et de plus haché, brutal, puisqu’on nous informe que « nulle autre expérience que le deuil ne nous montre combien le moi est épisodique, divisé, à la fois de façon diachronique (brutale, c’est l’amputation proustienne ci-dessus) et aussi synthétique avec la résurgence du désir ». Tout ça, me semble-t-il, devient imprécis dans l’usage des termes (en quoi la résurgence du désir opère-t-elle une synthèse ? Avec quoi ou qui ? Elle réunit le moi désirant d’avant le deuil et le moi d’aujourd’hui endeuillé ? Sans doute …et l’amputation proustienne est dès lors diachronique dans la durée de ses effets secondaires ? Peut-être…), même si le sens général est en accord avec la lettre du texte lu. (qui suit) où, concernant le « désir », l’évocation de Barthes est explicite, sous diverses espèces :

  • Ce matin (..) je remarque que je suis toujours à demander, à vouloir quelque chose, toujours tiré en avant par le Désir enfantin. (le 9 juin 1978)

  • Pendant tout le temps du deuil (…) des habitudes de flirt, d’amourachements, tout un discours du désir, du je-t’aime – qui au reste retombait très vite (…) (le 12 juin 1978)

  • Après m’être senti mal partout, un peu de paix (…). Moka, (…) sa femme jolie et muette, ses gosses, sauvages, les garçons de l’Oued, désirants, Angel, qui m’apporte un énorme bouquet (…) (le 21 juillet 1978  [séjour au Maroc])

Chez le narrateur de la Recherche aussi, enchaîne Compagnon, dans les intermittences du cœur [Sodome et Gomorrhe], après la « découverte » de la mort de la grand-mère, dans la tristesse même revient le désir : « Incapable comme je l’étais encore d’éprouver à nouveau un désir physique, Albertine recommençait cependant à m’inspirer  comme un désir de bonheur. (…[suit une évocation de simples rêves de tendresse partagée ; et puis :]). Mais, même au milieu d’un chagrin encore vif, le désir physique renaît. De mon lit où on me faisait rester longtemps tous les jours à me reposer, je souhaitais qu’Albertine vint recommencer nos jeux d’autrefois. Ne voit-on pas, dans la chambre même où ils ont perdu un enfant, des époux, bientôt de nouveau enlacés, donner un frère au petit mort ? »   

Identité ipse, identité idem, Compagnon veut revenir aux notions de Paul Ricœur qu’il a introduites en leçon n°6. Je rappelle sa présentation d’alors :

-          l’identité « idem » est à dimension psychologique ; elle relève d’une permanence temporelle, d’une invariance ontologique, traduction savante de : Je suis le même tout au long de ma vie.

-         l’identité « ipse » est éthique ; c’est une permanence morale contenue dans le nom, comme c’est la constance de la parole donnée, engagée, qu’on ne saurait, quelles que soient les circonstances de son engagement, reprendre.

Compagnon avance que Proust concède l’existence d’une identité idem à travers les épisodes successifs de la vie et malgré la chaîne d’oublis qui les accompagne, accordant moins d’importance [en quel sens ? ce passage de mes notes n’est pas clair] au moi ipse, pourtant noyau commun de tous les épisodes [à moins qu’il ne dénonce ce point de vue (?)].

Peut-être au fond, ici et à y réfléchir, l’idem serait-il : Je suis le même de l’intérieur, et l’ipse : Je suis le même de l’extérieur, l’idem pouvant alors se trouver contesté par l’épisodique, et l’ipse considéré comme sans importance si on assume sa propre variabilité ( ?).

Nominalisme subjectif, dit Compagnon : le moi comme pluralité de mémoire et d’oubli.

Dictionnaire de Philosophie (Armand Colin éd.) : Le nominalisme est une doctrine qui, dans son acception traditionnelle, identifie le nom à un terme logique et admet que les idées générales ou plutôt les idées universelles n’ont aucune réalité dans les choses elles-mêmes mais sont seulement des signes conventionnels qui tout au plus permettent d’assurer la communication de la pensée. (En dérive le nominalisme scientifique (Condillac (1714-1780): la science n’est qu’une langue bien faite) qui affirme que les lois et les théories scientifiques sont essentiellement des constructions de l’esprit).

Il y a donc, si l’on comprend bien (et mieux …), affirmation [thèse proustienne] du caractère factice d’un moi permanent, où le moi-nom n’est qu’une commodité-convention de désignation, un simple moi-état-civil, coquille vide et seulement apparence de support individuel, pour un moi identique et permanent au fil des différents chapitres d’une vie qui n’existerait pas.

Il y a sur ce thème, dit Compagnon, réflexion récurrente dans la Recherche, mais qui atteint son acmé en termes de temps et d’oubli à la sortie du deuil d’Albertine, dans l’égarement, la perte de repères, l’entrée dans un autre temps et un autre lieu dont elle est et sera absente, conduisant le narrateur à ce constat :

« … Et comme dans les nouveaux espaces, encore non parcourus, qui s’étendaient devant moi, il n’y aurait (…) plus de traces de mon amour pour Albertine (…) offrant une succession de périodes sous lesquelles, après un certain intervalle, rien de ce qui soutenait la précédente ne subsistait plus dans celle qui la suivait, ma vie m’apparut comme quelque chose de si dépourvu de support d’un moi individuel identique et permanent, quelque chose d’aussi inutile dans l’avenir que long dans le passé, quelque chose que la mort pourrait aussi bien terminer ici ou là, sans nullement le conclure, que ces cours d’histoire de France qu’en rhétorique on arrête indifféremment, selon la fantaisie des programmes ou des professeurs, à la révolution de 1830, à celle de 1848, ou à la fin du Second Empire. »

Et Compagnon alors le ré-affirme : le deuil, particulièrement, manifeste l’impossibilité de raconter sa vie comme un récit continu. Proust, de nouveau :

« L’être nouveau qui supporterait aisément de vivre sans Albertine avait fait son apparition en moi, puisque j’avais pu parler d’elle chez Mme de Guermantes en paroles affligées, sans souffrance profonde. Ces nouveaux moi qui devraient porter un autre nom que le précédent, leur venue possible, à cause de leur indifférence à ce que j’aimais, m’avait toujours épouvanté … »

Enigme, dit Compagnon, d’un impossible lieu de cohérence, sous l’arbitraire du nom propre. Il continue :

« Or, il m’apportait au contraire avec l’oubli une suppression presque complète de la souffrance, une possibilité de bien-être, cet être si redouté, si bienfaisant et qui n’était autre qu’un de ces moi de rechange que la destinée tient en réserve pour nous et que, sans plus écouter nos prières qu’un médecin clairvoyant et d’autant plus autoritaire, elle substitue malgré nous, par une intervention opportune, au moi vraiment trop blessé. »

La dégradation, le délitement du moi trop blessé (trop usé ?), dit Compagnon, c’est dans le deuil qu’elle est le plus évidente. Poursuivant de nouveau :

« (…) Sans doute, ce moi gardait encore quelque contact avec l’ancien, comme un ami, indifférent à un deuil, en parle pourtant aux personnes présentes avec la tristesse convenable, et retourne de temps en temps dans la chambre où le veuf qui l’a chargé de recevoir pour lui continue à faire entendre ses sanglots. » / Le narrateur, alors, coupe Compagnon, se constate transformé en un nouveau personnage / « J’en poussais encore quand je redevenais pour un moment l’ancien ami d’Albertine. Mais c’est dans un personnage nouveau que je tendais à passer tout entier. Ce n’est pas parce que les autres sont morts que notre affection pour eux s’affaiblit, c’est parce que nous mourons nous-mêmes. Albertine n’avait rien à reprocher à son ami. Celui qui en usurpait le nom n’en était que l’héritier. On ne peut être fidèle qu ‘à ce dont on se souvient, on ne se souvient que de ce qu’on a connu. Mon moi nouveau, tandis qu’il grandissait à l’ombre de l’ancien, l’avait souvent entendu parler d’Albertine ; à travers lui, à travers les récits qu’il en recueillait, il croyait la connaître, elle lui était sympathique, il l’aimait ; mais ce n’était qu’une tendresse de seconde main. »

Chez Proust, redit Compagnon sortant de sa lecture, beaucoup de réflexions, constamment, sur le moi, jusque dans le dérisoire. Il pense au célèbre trait qu’on trouve (et qu’il résume) dans le pastiche du journal des Goncourt, avec la transformation «[du] propre valet de chambre de Mme Verdurin, qui, dans l’épouvante de cet incendie où il avait failli périr, était devenu un autre homme, ayant une écriture tellement changée qu’à la première lettre que ses maîtres alors en Normandie reçurent de lui leur annonçant l’événement, ils crurent à la mystification d’un farceur. Et pas seulement une autre écriture, selon Cottard, qui prétend que de sobre cet homme était devenu si abominablement pochard que Mme Verdurin avait été obligée de le renvoyer. »

Dans Albertine disparue, la sortie de deuil, dit Compagnon, c’est le retour du « récit », dans ce qu’il a de plus romanesque, de rocambolesque, avec la série des quiproquos comiques qui font ne pas reconnaître Gilberte au narrateur, imaginer cette inconnue être une  Mlle d’Eporcheville dont lui a parlé Saint-Loup, qu’on lui présente ensuite comme Mlle de Forcheville dans le salon de la duchesse, sans qu’il parvienne même là à faire vraiment le lien avec le nom du mari d’Odette et à identifier enfin Gilberte Swann, désormais adoptée …

On n’est pas, dans le deuil de Barthes, et tant s’en faut, sur ce modèle. Et s’il faut trouver, dans la Recherche, de l’analogue, bien plus que d’Albertine, c’est de la mère du narrateur, dans son deuil de sa propre mère, qu’il faut se rapprocher. Compagnon lit :

« Pour la première fois alors, et parce que j’avais une douleur qui n’était rien à côté de la sienne, mais qui m’ouvrait les yeux, je me rendis compte avec épouvante de ce qu’elle pouvait souffrir. Pour la première fois, je compris que ce regard fixe et sans pleurs (ce qui faisait que Françoise la plaignait peu) qu’elle avait depuis la mort de ma grand’mère, était arrêté sur cette incompréhensible contradiction du souvenir et du néant. » / Il coupe un instant pour dire que Barthes reprend l’expression dans son Journal de deuil (fiche non datée de début juillet 1978) et qu’il y a peut-être là la source d’un sentiment d’immortalité [remarque peu claire] comme une articulation possible avec les livres dans la vitrine, après la mort de Bergotte : « Mort à jamais ? Qui peut le dire ? (…) De sorte que l’idée que Bergotte n’était pas mort à jamais est sans invraisemblance. On l’enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n’était plus, le symbole de sa résurrection ». Puis Compagnon reprend sa lecture précédente:/ « D’ailleurs, quoique toujours dans ses voiles noirs, plus habillée dans ce pays nouveau, j’étais plus frappé de la transformation qui s’était accomplie en elle. Ce n’est pas assez de dire qu’elle avait perdu toute gaîté ; fondue, figée en une sorte d’image implorante, elle semblait avoir peur d’offenser d’un mouvement trop brusque, d’un son de voix trop haut, la présence douloureuse qui ne la quittait pas. Mais surtout, dès que je la vis entrer, dans son manteau de crêpe, je m’aperçus – ce qui m’avait échappé à Paris – que ce n’était plus ma mère que j’avais sous les yeux, mais ma grand-mère. » / Puis Compagnon résume en les paraphrasant les lignes suivantes, qui sont:/  « Comme dans les familles royales et ducales, à la mort du chef le fils prend son titre et, de duc d’Orléans, de prince de Tarente ou de prince des Laumes, devient roi de France, duc de la Tremoïlle, duc de Guermantes, ainsi souvent, par un avènement d’un autre ordre et de plus profonde origine, le mort saisit le vif qui devient son successeur ressemblant, le continuateur de sa vie interrompue. »

Barthes, lui aussi, devient ‘‘pour ainsi dire’’, dit Compagnon, sa mère. La seule fiche explicite que j’ai retrouvée ne va pas dans cette direction, plus égoïste qu’elle me semble être, plus porteuse d’un sentiment d’auto-maternage obligé:

4 novembre [1977]

Vers 18h : l’appartement est chaud, doux, éclairé, propre. Je le fais ainsi, avec énergie, dévouement (j’en jouis avec ‘‘amertume’’) : désormais et à jamais je suis moi-même ma propre mère.

[Mais par contre il y a d’assez nombreuses notations signifiant un désir de se rapprocher des qualités de la mère]…

Compagnon parle d’une transformation définitive, d’un deuil qui pétrifie, parlant de chagrin de pierre et du mythe de Niobé (Ovide ; Métamorphoses). Il ‘‘extrapole’’ me semble-t-il. Une fiche joint effectivement les deux mots, chagrin et pierre, mais dans une image sans doute plus banale :

24 mars 1978

Le chagrin, comme une pierre…

(à mon cou, au fond de moi)

Niobé : la mythologie est assez fluctuante. La version à laquelle Compagnon fait allusion concerne une fille de Tantale, mère de sept fils et filles qu’elle vanta au point de mécontenter les dieux qui les tuèrent presque tous. Devant sa douleur, elle fut transformée en rocher mais ses yeux continuèrent à pleurer et l’on montrait dans l’antiquité la roche d’où coulait une source (Compagnon précise cela).

Barthes, lui, choisira comme issue La chambre claire. Ses fiches se raréfient. Il est conscient qu’il sera ‘‘mal tant qu’[il] n’aura pas écrit quelque chose à partir d’elle.’’. Il va opter pour un retour en littérature, dit Compagnon, et ce sera bien un récit, un ‘‘roman’’, où toute l’expérience du chagrin va se déporter sur la photographie, qui va hériter des qualités du deuil et, comme lui, devenir un anti-récit en se distinguant du cinéma, que Barthes discrédite. Car le cinéma, du côté de la vie dans son mouvement même, jeu de mots ou pas, projette (protention) là où Barthes, dans son chagrin, veut retenir (rétention), immobiliser, fixer (le deuil).

Mise au point ( ?): Les références (protention, rétention) sont prises dans Husserl. Voici par exemple l’éclairage qu’en donne Lévinas : «Pour Husserl, le fil du temps est une continuité d’instants qui s’excluent les uns les autres. Mais une intentionnalité immanente et spécifique retient (re-tient) ou anticipe (pro-tient) à chaque instant, en raccourci, l’ensemble de la sensation. C’est la conscience même du temps, le sentir de la sensation. Chaque impression (perception) est originelle, absolument neuve, est à chaque fois présente, ou retenue, ou pressentie, et pressent l’imminence de sa propre retraite. Par ces écarts, le flux du vécu devient la conscience du temps.

Le temps ne surgit ni d’un point intemporel, ni d’un temps préexistant, il effectue un retour sur lui-même, une itération fondamentale. Visée, événement, pensée et conscience coïncident. La conscience du temps est la temporalisation même. La rétention et la protention ne sont pas constatées après-coup, elles sont la façon même du flux. Husserl appelle ce flux subjectivité absolue, plus profonde que l’intentionnalité objectivante et antérieure au langage. Cette intentionnalité première coïncide avec l’œuvre même du temps. » 

Pourquoi faire simple, évidemment, quand on peut faire compliqué (et accessoirement, jargonnant)? On aura facilement retenu de cette courte « leçon » de Lévinas que rétention (conserver) et protention (prévoir, avancer) , comme labourage et paturage, chez le bon Sully [Maximilien de Béthune, duc de ; 1560-1641] et pour la France, sont les deux mamelles du Temps de la conscience, qui se construit dans leur nécessaire affrontement.

Barthes d’ailleurs, dit Compagnon, démarque la définition husserlienne du monde réel pour caractériser le cinéma.

Husserl : « Le monde réel ne réside que dans la présomption constamment prescrite que l’expérience continuera constamment de se dérouler selon le même style constitutif. »

Barthes : « Comme le monde réel, le monde filmique est soutenu par la présomption ‘‘que l’expérience continuera constamment à  s’écouler dans le même style constitutif’’ » … ajoutant aussitôt : « Mais la photographie, elle, rompt ‘‘le style constitutif’’ (c’est là son étonnement) : elle est sans avenir (c’est là son pathétique, sa mélancolie) ; en elle, aucune protension, alors que le cinéma, lui, est protensif, et dès lors nullement mélancolique (qu’est-il donc, alors ? – Eh bien, il est tout simplement ‘‘normal’’, comme la vie). La photographie reflue de la présentation à la rétention. »

Le cinéma, commente Compagnon, s’inscrit dans une confiance première en la continuité du monde qui est aussi condition sine qua non du récit. Cette ‘‘confiance’’, la photographie, immobile, la refuse, et s’inscrit donc dans l’ordre du deuil. Il est certes des deuils qui ‘‘passent’’ (Albertine) ; il en est qui ne ‘‘passent’’ pas (le deuil de la grand-mère pour la mère du narrateur de la Recherche).

Barthes s’inscrit dans la volonté obstinée de se ranger parmi les seconds :

« Voici de nouveau la Photo du Jardin d’Hiver. Je suis seul devant elle, avec elle. La boucle est fermée, il n’y a pas d’issue. Je souffre, immobile. Carence stérile, cruelle : je ne puis ‘‘transformer’’ mon chagrin, je ne puis laisser dériver mon regard ; aucune culture ne vient m’aider à parler cette souffrance que je vis entièrement à même la finitude de l’image (c’est pourquoi, en dépit de ses codes, je ne puis ‘‘lire’’ une photo) : la Photographie – ma Photographie – est sans culture : lorsqu’elle est douloureuse, rien, en elle, ne peut transformer le chagrin en deuil. Et si la dialectique est* cette pensée qui maîtrise le corruptible et convertit la négation de la mort en puissance de travail, alors, la Photographie est indialectique : elle est un théâtre dénaturé où la mort ne peut ‘‘se contempler’’, se réfléchir et s’intérioriser ; ou encore : le théâtre mort de la Mort, la forclusion du tragique ; elle exclut toute purification, toute catharsis. »

  • Barthes se réfère ici à un ouvrage paru en 1978 de Philippe Lacoue-Labarthe (mort en 2007) : Hölderlin ; L’Antigone de Sophocle / La césure du spéculatif

LAROUSSE :

Forclusion. 1.DR. Perte de la faculté de faire valoir un droit, le délai étant expiré. 2. PSYCHAN. Selon J.Lacan, rejet d’un signifiant hors de l’univers symbolique du sujet, avant toute intégration à l’inconscient, qui serait à l’origine des états psychotiques.

Catharsis : 1. « Purification » produite chez les spectateurs par une représentation dramatique, selon Aristote. 2. PSYCHAN. Décharge émotionnelle libératrice, liée à l’extériorisation du souvenir d’événements traumatisants et refoulés.

Compagnon souligne ‘‘catharsis’’ comme notion centrale de la poétique d’Aristote, et d’ailleurs de toute poétique du récit, complète-t-il. Pour Barthes, dit-il, la photographie, qui immobilise le temps à jamais, est antinomique du récit ; elle est anthropologiquement liée à la mort, elle est la mort plate, elle arrête l’interprétation.

Cette connivence entre la Mort et la Photographie, dit Compagnon, elle est très perçue, acceptée, avancée, aujourd’hui. Henri Raczymow y a fait référence dans son exposé. Et il [Compagnon] a assisté récemment à un exposé d’Yves Bonnefoy ici, au Collège, sur l’association du Daguerréotype et de la Mort. On pourrait bien pourtant, dit-il, vouloir prendre le contre-pied, allier justement la photographie au récit ; c’est assez la démarche de Sébald, ou d’Ernaux ; on peut vouloir entrer en narration par la photo. Mais ce n’est pas le parti de Barthes [ Rem. Affirmation au moins contestable, car que fait-il d’autre, Barthes, dans la deuxième partie de la Chambre claire, que bâtir une narration, fût-elle partiellement introspective, sur la Photo du Jardin d’Hiver ? ].

À la sortie de La Chambre Claire, dit Compagnon, il n’y a rien de comparable à une sortie de deuil, rien d’analogue à l’oubli d’Albertine dans un séjour vénitien, au contraire, un retour du plus profond du deuil, du plus profond de la mélancolie et Barthes évoque un « À quoi bon ?… », comme le « retentissement du deuil sur le refus de faire une œuvre ».

Tandis que, pour y revenir – et ce disant, Compagnon y revient -, la vraie sortie du deuil d’Albertine, c’est le séjour à Venise du narrateur, et la réception du vrai-faux télégramme d’Albertine qui la lui fait croire vivante et la lui fait comprendre oubliée :

« Et en m’apercevant que je n’avais pas de joie qu’elle fût vivante, que je ne l’aimais plus, j’aurais dû être plus bouleversé que quelqu’un qui, se regardant dans une glace, après des mois de voyage ou de maladie, s’aperçoit qu’il a des cheveux blancs et une figure nouvelle, d’homme mûr ou de vieillard. Cela bouleverse parce que cela veut dire : l’homme que j’étais, le jeune homme blond n’existe plus, je suis un autre. Or n’est-ce pas un changement aussi profond, une mort aussi totale du moi qu’on était, la substitution aussi complète de ce moi nouveau, que de voir un visage ridé surmonté d’une perruque blanche qui a remplacé l’ancien ? Mais on ne s’afflige pas plus d’être devenu un autre, les années ayant passé et dans l’ordre de la succession des temps, qu’on ne s’afflige, à une même époque, d’être tour à tour les êtres contradictoires, le méchant, le sensible, le délicat, le mufle, le désintéressé, l’ambitieux qu’on est tour à tour chaque journée. »

Court terme ou long terme, dit Compagnon, journée ou vie, même pluralité …

Et comme l’heure tourne, ou plutôt a tourné, qu’il est temps de conclure, ou de faire semblant, il abandonne son propos où il en est, dans un flottement de citations aux articulations un peu incertaines, pour dire justement : « Eh bien, concluons ! »

En guise de … : suit un petit couplet valant rétablissement et réinsertion dans l’intitulé du cours ( ?)

Toute littérature est de deuil ; Stendhal, avec Henri Brulard et le deuil enfin assumé de sa mère ; Montaigne dans les Essais, monument à la Boétie au moins initialement, sans doute. Les Essais, comme un manque d’ami(s) à qui écrire des lettres, avec qui dialoguer … Compagnon cite (in Livre I, Chapitre des Considération(s) sur Cicéron) et souligne de la voix ce que ci-dessous je souligne : 

« Sur ce subject des lettres, je veux dire ce mot, que c’est ouvrage auquel mes amis tiennent que je puis quelque chose. Et j’eusse prins plus volontiers [sous entendu : … que la forme de ces Essais ] ceste forme à publier  mes verves, si j’eusse eu à qui parler. Il me falloit, comme je l’ay eu autrefois, certain commerce qui m’attirast, qui me soustinst et soulevast. (…) J’eusse esté plus attentif et plus seur, ayant une adresse forte et amie, que je ne suis … »

Quant à Proust, d’Albertine à sa mère, le deuil est au centre du texte, ce qui rejoint ce qui a été dit dans les premières leçons (surtout la leçon n°2), à propos de Blanchot, de la forme Journal… Seul le récit peut dire ce que le journal ne peut traduire et c’est dans le récit qu’on peut lire l’expérience du deuil, dans ces récits dont nous avons parlé … End of the performance.

On notera qu’un cours ouvert sur le rappel que le deuil est l’envers du récit (et, explicitement, envers au sens d’antinomie) se clôt sur l’affirmation que pour traduire l’expérience du deuil, il faut en passer par le récit. L’envers serait-il devenu filigrane ?

Le Journal de deuil de Barthes, en tout cas, s’épuisant, s’effondrant, sur lui-même pour déboucher sur le récit-réflexion de La Chambre Claire, s’inscrit semble-t-il efficacement dans ce  constat d’échec de la forme Journal ouvrant sur une possible assomption via la forme Récit.

Dans cette affaire et aujourd’hui, la réapparition de Stendhal et de Montaigne n’a été, in fine, qu’une assez pauvre tentative pour recoller les morceaux épars d’un cours qui dérive depuis trois semaines (dans la mesure où il ne dérivait pas avant … On verra ce qu’il en sera des deux dernières séances…).

Sur  le dialogue Barthes – Proust, tel que l’a entretenu Compagnon, autant la douleur vraie de la mère, l’amour vrai du narrateur pour sa mère et sa grand-mère, assez marginalement évoquées aujourd’hui, y sont dans leur juste place, autant les larges extraits relatifs à Albertine, surtout éclairés par les conditions de la sortie du deuil, en relevant au moins en partie des complications narcissiques en quoi se complaisent les dandys éplorés, ne sont pas des pendants convaincants à l’hébétude lancinante de la douleur de Barthes dans son Journal, dont le minimalisme d’expression, en face du déploiement luxueux de la phrase proustienne, semble soudain le gage fort et poignant d’une autre sincérité, dévastée, véridique, indéniable, sans détours.

Plus value ? - disais-je en commençant. Elle me paraît surtout naître de l’obligation faite au rédacteur de creuser le sens des notes prises. L’injonction « Écrivez, vous comprendrez plus tard ! » me semble d’autant moins de bonne pédagogie qu’en ces cours délivrés au Collège de France, l’oralité ne doit-elle pas primer ? Compagnon procède beaucoup par juxtaposition de citations et, puisque le terme le séduisait l’autre jour, son cours devient un capiton, mais dont les coutures seraient assez mal assurées. On fait son miel, on se débrouille, mais où sont la cohésion et la cohérence qui président à sa démarche ?

Dans un cours, la culture comme les lectures accumulées du professeur ne se distribuent pas à la truelle… L’objectif est de bâtir une progression, un édifice dont on redouterait de confier  la solidité au seul crépi …

Enfin, il me semble …

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