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Mémoire-de-la-Littérature
29 mars 2009

Séminaire n° 11 – Mardi 17/03/2009

Il a fait un tabac, Jean Rouaud, avec son intervention intitulée : « L’invention du réel ». Victoire 2008-2009 indiscutable à l’applaudimètre de fin de séance. On a frôlé la standing ovation (une aimable correspondante même, Nico, ci-contre, a regretté de ne pas avoir donné le signal). Mme de Véhesse, dans son compte-rendu, a eu l’hommage appuyé et l’incipit sans réserve : « Pendant une heure, Jean Rouaud a parlé sans notes, traçant un chemin parmi les auteurs, trahissant une profonde intimité avec la littérature », allant ensuite jusqu’à trouver le final de l’exposé « époustouflant ».

Je ne partage pas ces enthousiasmes.

Compagnon, en introduction, rappelle quelques éléments du parcours littéraire de Jean Rouaud, depuis ses Champs d’Honneur, qui l’ont fait (à juste titre) connaître, jusqu’à ses récents et successifs La fiancée juive, puis La femme promise. Il indique au passage que Rouaud l’avait invité voici quelques années, pour une fête du livre (qu’il avait initiée ?), dans son village natal de Campbon (44750) [Compagnon avait en fait oublié le nom du patelin, que Rouaud a dû lui rappeler …] Jean Rouaud est attaché à sa région et  il avait projeté d’intituler Loire-Inférieure (dépt. 44, depuis rebaptisé Loire-Atlantique pour cause de susceptibilité locale) ces Champs d’Honneur que Jérome Lindon, son éditeur, a, sans doute judicieusement, préféré re-titrer.

Jean Rouaud tient à jour un site sur internet : http://www.jean-rouaud.com où je suis allé faire un tour. Pourquoi pas ? On sait par ailleurs son parcours : maîtrise de lettres puis petits boulots dans la presse ou l’édition, dont, très médiatiquement porteur lors de l’attribution du Goncourt en 1990, un emploi de kiosquier. Rencontre avec Jérome Lindon en 1988, et … carrière. On sait aussi (il y est revenu pour clore son exposé, disant explicitement ce que cet événement avait eu pour lui de « fondateur ») qu’il est resté marqué par la mort de son père, au lendemain de Noël 1963. Il avait onze ans. Il était dans sa chambre. Il lisait Le colonel Chabert. Et son père mourait dans la salle de bains.

J’ai cru comprendre que Jean Rouaud, aujourd’hui, habitait Montpellier, ville pour de multiples raisons chère à mon cœur et où j’ai longtemps conservé, dans l’Ecusson, un petit pied-à-terre. Il traverse, dit-il, chaque matin la Place de la Comédie pour accompagner sa fille. Je suppose qu’elle est scolarisée au Lycée-Collège Joffre. Nostalgie personnelle. Passons…

Rouaud, quand Compagnon lui passe la parole, démarre abruptement sur Saint-Simon, sans autre introduction qu’une allusion au fait que son intitulé « L’invention du réel » allait se transformer en « L’invention de la souffrance », ce qui m’intéresse d’autant moins que j’y vois comme une trahison du thème général du cours, sauf à penser que toute vie est souffrance et qu’à l’écrire (Écrire la vie…) , on va la réécrire, c’est-à-dire l’inventer.

Car c’est cela que j’attendais de la venue de ces écrivains, Ernaux, Rouaud, un témoignage  sur l’éclosion du roman comme outil de  transformation, d’invention de leur propre expérience. Comment aller à la vérité en mentant ? Mais si Ernaux a senti le problème et presque frôlé l’affaire, voilà que Rouaud vient m’entretenir du corps souffrant du Christ ! Mon Dieu !

Donc le Duc, Saint-Simon. On ne le verrait pas, dit Rouaud, en auteur réaliste, et pourtant si, il l’est, par la précision sans faille de son information. Mais on ne témoigne, dit-il, que de ce dont on est appelé à témoigner ; et pour Saint-Simon, c’est sa classe, sa caste…

Il a été frappé [Rouaud] d’un récit de bataille, en 1705 croit-il, un affrontement dans un fond de vallée, avec sur les hauteurs le roi d’Espagne [ Philippe V, eu égard  à la date avancée? Il peut s’agir de la Guerre de succession d’Espagne. Aucune référence n’a été donnée. Deux ou trois « clics » se sont révélés infructueux. Il faudrait une vraie recherche …].

Saint-Simon fournit tous les détails sur les allées et venues du roi, insoucieux des boulets, et sur les rayons que darde le soleil en direction de son auguste personne. Ses conseillers s’inquiètent du risque d’insolation. Ce risque-là fait gagner le couvert au roi. Et les étripements du fond de vallon ? Une seule phrase, lapidaire : « … De part et d’autre il y eut de grands carnages et peu de prisonniers ».

C’est-à-dire, souligne Rouaud, qu’on a sans nul doute assez systématiquement achevé les blessés. On sait les maréchaux de Louis XIV grand tueurs et par exemple Turenne fort ravageur du Palatinat pendant l’été 1674 …Mais quand même, une seule phrase pour tant de morts ? Saint-Simon insensible ? Non, il ne s’agit pas de cela. Il s’est ému auprès de Louis XIV des souffrances, des misères de la campagne, ce qui ne plait pas et lui vaut un éloignement. À la mort de Gabrielle, sa femme, il dessine une ligne de larmes et interrompt pour une pleine année la rédaction de ses Mémoires …

Non, mais selon Rouaud, outre que le réel de Saint-Simon c’est la lutte pour le pouvoir, le corps souffrant de l’époque, c’est le corps du Christ, et à travers lui, la souffrance apparaît à terme comme rédemptrice et ne mérite pas, puisqu’elle a une issue plus haute, dans cette société de droit divin, d’excessives attentions. Il en veut pour preuve l’épouvantable exécution de Damiens, atrocement supplicié pour avoir tenté de poignarder Louis XV avec « une courte lame de 8 cm, impropre à un coup mortel car partiellement arrêtée par les étoffes dont le roi est couvert ; il faisait froid ce jour là (5 janvier 1757)». Le Bien-aimé d’ailleurs, affirme Rouaud,  aurait été porté à l’indulgence, mais le sort des régicides ne sera finalement pas épargné au pauvre homme: tortures à la tenaille, plomb fondu et huile bouillante sur les plaies, la main qui a porté le coup brûlée, puis écartèlement en place de grève. Hélas pour Damiens, Robert-François de son prénom, les chevaux ce jour-là, 28 mars 1757, ne sont pas à leur tâche, ne tirent pas dans le bon sens, et sous le regard intéressé d’un public nombreux et dit-on, surtout féminin, le bourreau demande à ses aides de démembrer au couteau le malheureux qui, réduit à un tronc mais, circonstance inouïe, toujours conscient, est jeté sur le bûcher pour y connaître les dernières prémices pénibles d’un repos éternel bien mérité…

On reste un moment sur l’idée de représentation du corps souffrant, en termes de représentation du Christ en croix. Rouaud évoque le concile de Nicée (20/05-25/07/325) convoqué pour régler le problème de l’arianisme (hérésie d’Arius, prêtre d’Alexandrie : il conteste la pleine divinité du Christ, du Fils, non consubstantiel selon lui au Père). Le concile au contraire affirme la consubstantialité du Père et du Fils faisant par là de Jésus pleinement un homme et pleinement Dieu. Dès lors, le corps martyrisé du Christ efface la souffrance au profit de l’accès à la vie éternelle et, compromis, est représenté « en majesté », pas de stigmates, mais un trône, un Christ assis, avec un globe et un compas, pour mesurer le monde, etc.

Sans doute on le re-fixe sur sa croix, dit Rouaud, vers le XI° siècle … et il cite la représentation de la « Basilique de Reims ». [Note : Il s’agit en fait de la Basilique Saint-Rémi, vaste édifice distinct de la Cathédrale, à quelques pâtés de maison, qui abrite le tombeau de l’Évèque baptiseur de Clovis ; initialement modeste chapelle hors-les-murs (de l’époque : 533) où  les restes de l’auguste vieillard (96 ans !) avaient été transportés, elle a été agrandie aux dimensions actuelles au début du deuxième millénaire.] La représentation du Christ en croix (et en robe !) qu’on peut y trouver évoque à Jean Rouaud – et, à y aller voir, à juste titre semble-t-il (une photographie dénichée sur Internet faisant foi) – une rampe de lancement pour mise en orbite divine …

La veille de la passion, dit Rouaud, le Christ avait tenté de négocier un départ moins cruel , mais le Père ce jour-là, n’était pas enclin à l’indulgence ; il avait fallu se résoudre au pire et, pour de bon, subir l’épreuve avant de ressusciter. Toutefois, traces peut-être de ce dialogue, les représentations qu’on rencontre du supplice sont encore fort distanciées ; couronne d’épines, oui, mais plus posée qu’enfoncée; plaies, certes, mais en quelque sorte convenablement discrètes …

Néanmoins peu à peu, le pleinement humain va l’emporter, et les représentations redescendre sur terre… les temps d’une certaine démythification sont ouverts. Il y a Abélard (1079-1142), il y a les Croisades (8 en deux siècles, de 1096 à 1270), il y a la découverte d’une Jérusalem (vous avez dit : céleste ?) remplie de pouilleux ; Saint-François d’Assise (1181-1226) a rejoint en Egypte les croisés et tenté de convertir le sultan (Rouaud parle de Saladin, ce qui semble erroné car  celui-ci est mort en 1193) ;  à son retour (1219), il introduit la nouveauté d’une crèche vivante, avec enfant Jésus explicitement incarné…

Et cette humanité du Christ qui peu à peu s’impose induit un corps de plus en plus souffrant, de plus en plus torturé ; les signes de la divinité disparaissent ; Rouaud cite le Christ en croix de Grünewald (Matthias ; 1478-1528), partie du retable d’Issenheim (Alsace/Haut-Rhin, proche Colmar), effectivement impressionnant, avec ses mains en griffes, paumes clouées ;  le Christ mort de Holbein (Hans ; 1497-1523), couché, squelettique, plaies apparentes ; ce n’est plus, dit-il, le Christ mort mais toujours glorieux de Mantegna (Andrea ; 1431-1506), encore muni de son nimbe (auréole), allongé yeux clos, visage reposé.

Et ce corps mort ré-humanisé, la science va oser s’en approcher, se pencher dessus, l’ouvrir, pour peut-être le prolonger en même temps que l’horizon de la résurrection s’éloigne. L’interdit de la dissection était lié à cette perspective. Devenue moins assurée, le court terme l’emporte et l’analyse de détail devient d’actualité. Rouaud évoque Ambroise Paré (1509-1590), le père de la chirurgie moderne – avec incidemment le rappel de son intervention lors de la blessure mortelle, en tournoi, de Henri II en juin 1559 ; l’extrémité de la lance en bois, brisée,  de son adversaire, entrée par l’œil droit est ressortie par l’oreille ; pour mieux comprendre, in situ, la blessure, Ambroise Paré demande qu’on exécute six condamnés à mort de la prison du Châtelet  et qu’on lui apporte leurs têtes tranchées afin qu’il y puisse enfoncer des morceaux de bois à l’identique et observer les dégâts…  Est également cité (circulation sanguine) William Harvey (1578-1667) et son ouvrage de 1628 : Exercitatio Anatomica de Motu Cordis et Sanguinis in Animalibus.

C’est, dit Rouaud, la Révolution française qui transporte le problème hors du champ religieux et évacue le corps souffrant en lui coupant la tête, solution réputée humanitaire – merci Joseph Ignace Guillotin (1738-1814) - qui déplace symboliquement le problème en supprimant, du raccourci, la pensée.

Rouaud dit avoir ramené d’un voyage récent en Ethiopie (Décembre 2008), des chromos représentant Elisabeth (tardivement et miraculeusement fertile, mère de Jean-Baptiste) et sa jeune cousine Marie (mère de Jésus) avec, chacune, son enfant dans les bras mais, pour la première, réduit à sa seule tête, où il a vu un effet d’annonce ( Arrêté sur ordre d’Hérode Antipas, Jean-Baptiste sera décapité sur requête de Salomé, sa belle-fille) et aussi cette affirmation iconographique que seul compte l’Esprit, qui parle par la bouche du prophète (Jean / 1,29) : Comme Jean-Baptiste voyait Jésus venir à lui, il dit : ‘‘Voici l’agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde (…)’’. Guillotiner, dit Rouaud, c’est proclamer qu’on en a fini avec l’Esprit et qu’on n’annoncera plus désormais que la parole révolutionnaire.

Sur quoi – et sans plus de transition qu’en attaquant son exposé – Rouaud s’introduit (se jette !) en littérature et annonce : « Le roman réaliste commence en 1830 : c’est ‘‘Le Rouge et le Noir’’ ». Dont acte … Remarque : On donne souvent Stendhal (petit parcours informatif internétisé…) plutôt comme pré-réaliste, (au même titre que Balzac), ne faisant démarrer le mouvement réaliste stricto sensu qu’au delà de la révolution de 1848 dont il serait plus ou moins issu, en attendant le roman naturaliste qui lui succèdera dans les années post-1860.

Le Rouge, dit Rouaud, c’est la Révolution ; le Noir, la parole, le chant …À travers Julien Sorel, Stendhal, dit-il, met en scène l’ascension, la prise de pouvoir de la bourgeoisie (du pouvoir par la bourgeoisie). Il est obsédé par une figure récurrente, celle de l’ambitieux parfait. Mais il n’a pu l’exprimer dans ses multiples tentatives théâtrales, vouées à l’échec… et Rouaud théorise et me semble flotter un peu dans ses détours : « le théâtre est à plat … l’ascension ne saurait s’y faire … le théâtre c’est la cour … d’ailleurs ( ?) ne dit-on pas : ‘‘côté cour et côté jardin’’… »

Note : On nage un peu dans la confusion. On trouve dans le Dictionnaire de la Langue du théâtre d’Agnès Pierron, éditions Le Robert, les précisions suivantes :

"Jusqu'à la Révolution française, on disait "côté du roi", correspondant à la loge du roi, pour le côté jardin, et "côté de la reine" correspondant à la loge de la reine, pour le côté cour. Les machinistes disaient : "Poussez au roi !" ou "Portez à la reine !" pour indiquer le sens du déplacement d'un décor.
L'origine des appellations «cour/jardin » est la suivante : en 1770, la Comédie-Française s'installe aux Tuileries (en attente d'un nouveau bâtiment) dans la salle dite des "Machines" ; cette salle donnait, d'un côté, sur l'intérieur des bâtiments (la cour), de l'autre sur le parc (le jardin). Ces mots sont préférés à "roi" et "reine" et adoptés après la Terreur.
Le côté jardin est valorisé par rapport au côté cour ; c'est le "bon" côté, le côté positif, celui de l'entrée en scène du héros. Le danger, les menaces, le traître viennent du côté cour.

Le côté jardin est le côté gauche de la scène, et le côté cour le côté droit. Le moyen mnémotechnique couramment utilisé est le suivant : initiales J.C. comme Jésus-Christ… et comme Jardin-Cour. J à gauche et C à  droite.
 

Les personnages de théâtre, dit Rouaud, sont là de droit divin ; ce qu’on reproche au Bourgeois Gentilhomme, ce ne sont pas ses goûts d’ascension sociale, c’est d’accéder au plateau, au théâtre… 

Note : Cette courte interprétation de Rouaud me surprend. Je suis allé relire les pages que consacre à la pièce Antoine Adam dans sa monumentale Histoire de la littérature française au XVII° siècle. On ne trouve là rien qui tire dans le sens roualdien. ‘‘Simple comédie-ballet’’, dit Adam, ‘‘ écrite en collaboration avec Lully, sur la plus mince, la plus inconsistante des intrigues (…) [elle] n’existe (..) que pour aboutir à la cérémonie turque qui la termine’’. Molière, explique Adam, a puisé un peu partout des suggestions – la pièce est une commande - et d’abord chez des prédécesseurs ayant moqué tel bourgeois qui prend des leçons de maintien (L’Arétin (1492-1556): La Cortegiana), tel autre qui prétend à une illustre origine (Chappuzeau (Samuel ; 1625-1701): Le cercle des femmes)  ou dépense son argent pour se faire passer pour noble (de nouveau, Chappuzeau : le Riche Mécontent) ou vaniteux et se guindant pour mimer la noblesse (Claveret (Jean ; v . 1600-1666): l’Écuyer). L’amusant et que j’avais oublié si je l’ai jamais su est qu’Adam développe, sans aller jusqu’à trancher, une argumentation serrée autour de la possibilité que M. Jourdain soit une caricature de Colbert. L’hypothèse avait été déjà formulée en 1938 dans un article de la Revue d’Histoire Littéraire par Jean Marion. Le faisceau des présomptions est impressionnant !

Là où Rouaud rejoint Adam, c’est dans l’affirmation que le Bourgeois n’est pas une étude sociale. Mais l’affaire de l’accès au plateau, au théâtre… Ai-je mal noté ? mal compris ?

Revenant à Stendhal, Rouaud dit : « Puisqu’il y a impossibilité du drame au théâtre ( ?), ce sera le roman, et il écrit Le Rouge et le Noir ». Sa présentation laisse croire que c’est là le premier écrit romanesque de Stendhal. De fait, il a publié, en 1827, Armance et narré, avant les ambitions de Julien Sorel, les angoisses et le secret d’Octave de Malivert …Il est vrai que le réalisme n’était pas, là, au rendez-vous.

Dans Le Rouge et le Noir, Stendhal, dit Jean Rouaud, invente le réel (et il redit : l’accès de la bourgeoisie au pouvoir) ; Mais il y a encore le corps souffrant (… que veut-il dire exactement?), qui est désormais celui de tous (… ah ! Le Christ n’est plus le seul à souffrir … C’était le sens de son affirmation ?) et tout le roman réaliste va s’appliquer  à le souligner, témoin le Colonel Chabert (1832) qui s’extrait, survivant, des monceaux de cadavre du cimetière d’Eylau pour une seconde vie, comme une résurrection (là encore, enrôlant Balzac au sein des réalistes, Rouaud antidate le mouvement par rapport aux usages – cf. plus haut). « Dans Le Rouge et le Noir, Stendhal parle du corps souffrant, mais la tête décapitée, c’est sur les genoux de Mathilde de la Môle qu’elle assiste à la messe… ». Le sens de tout ça me paraît un peu … confus, ou sibyllin.

Néanmoins, Jean Rouaud enchaîne : « Qu’est devenue la transcendance ? C’est une problématique à laquelle va se confronter Flaubert, qui se définit comme romantique, ayant rejoint le parti du chant et de l’esprit… Et il écrit la Tentation de Saint-Antoine. » Lors d’un voyage en Italie, en 1845, Flaubert a vu le tableau de Breughel (Pieter ( v.1529-1569) ; tableau de 1557), qui l’a impressionné.

Notes :

[1]  Flaubert écrit dans ses notes de voyage (Avril-mai 1845) « Palais Balbi, à Gênes. - La Tentation de saint Antoine, de Breughel. - Au fond, des deux côtés, sur chacune des collines, deux têtes monstrueuses de diables, moitié vivants, moitié montagne. Au bas, à droite, Saint Antoine entre deux femmes, et détournant la tête pour éviter leurs caresses ; elles sont nues, blanches, elles sourient et vont l'envelopper de leurs bras. En face du spectateur, tout à fait au bas du tableau, la Gourmandise, nue jusqu'à la ceinture, maigre, la tête ornée d'ornements rouges et verts, figure triste, cou démesurément long et tendue comme celui d'une grue, faisant une courbe vers la nuque, clavicules saillantes, lui présente un plat chargé de mets colorés.

Homme à cheval, dans un tonneau ; têtes sortant du ventre des animaux ; grenouilles à bras et sautant sur les terrains ; homme à nez rouge sur un cheval difforme, entouré de diables ; dragon ailé qui plane, tout semble sur le même plan. Ensemble fourmillant, grouillant et ricanant d'une façon grotesque et emportée, sous la bonhomie de chaque détail. Ce tableau paraît d'abord confus, puis il devient étrange pour la plupart, drôle pour quelques-uns, quelque chose de plus pour d'autres ; il a effacé pour moi toute la galerie où il est, je ne me souviens déjà plus du reste. »

[2] En 1848, Flaubert entreprend une première rédaction qui s’étale sur plus d’un an. Il veut bâtir une œuvre qui résume la diablerie romantique, ses monstres, ses obsessions, ses ténèbres. "Oeuvre de toute ma vie", dira-t-il plus tard (elle ne sera éditée qu’en 1874, après une deuxième version de 1856 (quelques fragments publiés), puis une troisième de 1872). Elle est aussi, selon Baudelaire, "le cabinet secret de son esprit" qui voulait "surtout attirer l'attention du lecteur sur cette faculté souffrante, souterraine et révoltée, qui traverse toute son oeuvre, un filon ténébreux qui illumine (et qui sert de guide à travers) le carphanaüm pandémoniaque de la solitude".

En septembre 1849, après dix-huit mois d’efforts, Flaubert convoque (à Croisset) Maxime du Camp et Louis Bouilhet.

Jean Rouaud raconte : « Il a écrit une histoire de l’esprit, dans le désert de la Thébaïde [Note : partie méridionale de la Haute Égypte, autour de la ville de Thèbes, où se sont réfugiés en 250, pour y mener une vie ascétique, de nombreux chrétiens fuyant les persécutions de l’empereur romain Dèce], une histoire de l’esprit visité par le démon ; un long chant sur les 3ème et 4ème siècles qui est, il en est sûr, un chef d’œuvre et qu’il veut montrer (et faire admirer) à ses amis. La lecture va durer trois jours. Le grand Flaubert (1,82m et, tient à préciser Rouaud, c’est grand pour l’époque ! Rouaud dont on jurerait à l’entendre qu’il y était !) lit avec des Oh ! et des Ah !; de temps en temps, sa mère s’inquiète, vient voir. Quand tout est lu, Du Camp et Bouilhet se taisent, écrasés. Et puis Bouilhet rompt le silence : « … Nous pensons qu’il faut jeter tout ça au feu et n’en plus reparler ». Flaubert encaisse. C’est une vraie amitié. Robuste. On discute, toute la nuit, toute une nuit constituant « La nuit de Croisset » et Bouilhet, de nouveau lui, suggère à Flaubert un changement total de pied, un roman « terre à terre », un roman « à la Balzac ». Le genre réaliste pointe. Le Christ en croix, c’est dépassé, il faut aller au fait divers ! C’est la figure imposée. Il y en a un, là, récent, vieux tout au plus d’un an, une dame Delamare, Delphine, épouse d’un médecin de Ry (76116 – Seine-Maritime), à 20 km à l’est de Rouen, qui s’est suicidée ; un drame de l’adultère . Etc.… »

Madame Bovary est en marche. En vérité, je vous le dis, il était à Croisset, Rouaud, cette nuit-là, enveloppé dans les tentures!

Note : Sur l’affaire Delamare, Flaubert niera, soucieux de dégager  son roman du démarquage. Et puis le veuf et ci-devant cocu est un ancien élève du père de Flaubert … Mais enfin Charles Bovary, comme Eugène Delamare, était médecin et  Yonville ressemble vraiment beaucoup à Ry, dans des croquis de travail laissés par Flaubert

Et cette marche d’Emma, Flaubert va l’accomplir, reprend Rouaud, mais pour échapper à la tentation de la Tentation de Saint-Antoine, il lui faut s’opérer du chant, de la poésie, de sa tumeur de lyrisme et cela durera ses cinquante-six mois de gestation, de la mi-septembre 1851 au point final d’Avril 1856, s’arsenicant ( ?? on ne le retient plus, ce Rouaud-là) en même temps qu’Emma va à la mort, des mois d’une écriture difficile, laborieuse, dont il se plaint dans ses lettres à Louise Collet ; et puis à la fin, le livre.

Il l’a commencé avec un « nous » qui intègre celui qui « chante » : ‘‘ Nous étions à l’Etude, quand le proviseur entra suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. (…)’’

… et puis le nous va s’effacer et, témoin neutre, disparaître, romancier  invisible et partout, comme Dieu chez Pascal…

Après Flaubert, le corps souffrant continue son cheminement, le réalisme va laisser la place au naturalisme, à Zola qui proclame, oxymore, souligne Rouaud,  le roman expérimental ! Zola qui, dans Thérèse Raquin, va peindre ses personnages comme des bêtes, s’éloignant d’un Flaubert qui avait, dans la bouche, le goût de ce même arsenic dont était en train de mourir Emma, pour s’assimiler bien plutôt à un Claude Bernard en pleine dissection de grenouilles, s’engageant sans hésitation sur le chemin qui va conduire à Charcot et à Freud. Un Zola qui propose la mort de l’imagination, remplacée par la prise de notes, l’enquête, être au plus près le témoin du corps souffrant, descendre dans la mine de Germinal, approcher l’oppression … dans des pratiques que pousseront jusqu’au bout Albert Londres, ou Georges Orwell, clochard  parisien pour plusieurs mois, côtoyant les mineurs de fond … Précision : Orwell n’a pu descendre en fait, poitrinaire, que deux fois dans la mine (et comme observateur) ; s’il a partagé un peu de la vie des mineurs, c’est davantage en surface, dans une approche strictement journalistique.

Mais – Rouaud voit l’heure qui tourne, l’allure s’accélère – voici la première guerre mondiale. Le corps souffrant, celui des poilus de 14-18, n’a plus besoin, dit-il, de grand témoin à la Zola, à la Orwell, il va témoigner de lui-même. Et la grande littérature de 1914, ce n’est plus celle que feraient des généraux, c’est celle des témoins du terrain : Genevoix, Barbusse, Céline …. Dorénavant, c’est celui qui souffre qui témoigne.

Remarque : Rouaud, là, est en porte-à-faux par rapport à des précisions glanées dans le cadre du premier séminaire, assuré par Antoine Compagnon himself, à propos du travail de Jean-Norton Cru, combattant de première ligne entre 1914 et 1917, qui dans son Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928 a remis sérieusement en cause la caractère véridique et réaliste des romans de Barbusse ou de Dorgelès … Compagnon ne relèvera pas

Et, poursuit Rouaud, en 39-45, la grande littérature, ce sera celle des camps, des camps allemands, des camps soviétiques, portée par des témoins directs comme Primo Levi … C’est le corps souffrant lui-même qui va à l’écriture. Et la grande question après Auschwitz, après Hiroshima, c’est moins : Peut-on encore faire des romans ? que : Avec  quoi peut-on écrire s’il n’y a plus de corps pour témoigner, si le corps a été escamoté ?…Et L’Ere du soupçon (Nathalie Sarraute) s’ouvre quand on ne croit plus à la fiction parce  qu’il n’y a plus de corps souffrant….

Remarque : Sur ce dernier paragraphe, sur cette affaire de disparition du corps souffrant liée aux théories de Nathalie Sarraute sur l’effacement du personnage, je ne me sens guère porté à l’adhésion et c’est une impression d’à-peu-près, sinon de contresens, qui domine …un très net déficit d’explicitation, en tout cas.

Jean Rouaud, qui s’interrompt, tient encore à dire que pour lui, en 1963, et au départ de tout son travail, il y a le corps souffrant de son père, mort brutalement dans sa salle de bains.

Un instant d’émotion, forcément.

Échange – Débat avec Antoine Compagnon

[Je suis très réservé face à la prestation de Jean Rouaud. Le sentiment que tout ça est brassé dans un vrac un peu approximatif, comme une compilation de notes de l’étudiant en maîtrise de lettres qu’il a été, reprenant d’anciens éléments de cours et bricolant en un survol à la fois simpliste et trop ambitieux la théorie de deux millénaires sur le fil rouge d’un « Corps souffrant » qu’on peut prétendre voir partout et nulle part en littérature … Je me suis senti mal à l’aise avec le contenu de l’exposé, de l’anecdote à l’assertion non étayée … Désagréable.]

Et Compagnon ? Je suis persuadé – tout à fait subjectif, bien sûr – qu’il était comme moi négatif, mais qu’il a eu la main forcée par la chaleur des applaudissements qui ont salué la fin de l’exposé de Rouaud, dont il n’a pas voulu se démarquer. Il s’est donc rabattu sur quelques points de convergence (l’alphabétisation de Jules Ferry et ses conséquences : les poilus de 14-18 savent écrire, donc témoigner, etc.)

A.C. : Vous avez bien traité le sujet comme je l’espérais ( ???), en parlant des écrits de la première guerre mondiale, avec l’influence de l’école laïque de Jules Ferry sur la transformation de la littérature. Et puis il faut aussi tenir compte de la longueur du conflit qui a impliqué le rappel d’hommes plus âgés, ayant une expérience de la vie avant le combat. En notant que la seconde guerre mondiale s’est moins intéressée à l’équivalent des poilus … [En fait, clairement, Compagnon ne sait que dire de constructif et de précis sur l’exposé (qui je le redis, à mon avis, a dû le navrer) et il « pédale un peu dans la choucroute » ; qu’est-ce que c’est que cette histoire absurde d’évocation d’un équivalent des poilus dans la débâcle  de 1940 ? ] 

J.R. : La seconde guerre mondiale est submergée par les images. La première a donné lieu à des films « bidons ». J’ai participé à une émission avec Stéphane Audoin-Rouzeau, on voyait des poilus montant à l’assaut, sortant des tranchées ; c’était filmé en plongée et il était évident que le cameraman aurait été directement sous le feu de l’ennemi, c’était un montage …

A.C. [après un blanc fort long … Je l’entends penser : Merde, qu’est-ce que je vais dire ??] Et aujourd’hui ?

J.R. : [très décousu …] Si le réel c’est le pouvoir, ce qui s’est passé à Gaza, le Hamas qui sort des bunkers … 1200 morts palestiniens, 30 morts israéliens… On a gagné, dit le Hamas ; car le corps souffrant est la mesure du conflit … Littérature de la désolation, de la mort …  Au début du XX° siècle, il y a un mort qui offre un autre spectre de lecture : Bergotte. Quand Proust le met en scène, quand il succombe devant la beauté du petit pan de mur jaune, terrassé par la beauté, il y a la question de la survie : Proust parle de la nécessité que la beauté préexiste au monde « de sorte que l’idée que Bergotte n’était pas mort à jamais est sans invraisemblance » … Ce n’est pas le mal qui triomphe … On a oublié la beauté, la bonté … Il est peut-être temps de s’occuper du reste ( ?). [Le propos est très confus à mes yeux]

Compagnon se tait .. Et puis : « Bon… ».

On se lève.

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Commentaires
S
Je vois que vous faites partie des (nombreuses dans l'amphi) victimes du charisme roualdien. Ma foi...<br /> Merci pour vos précisions.
Répondre
A
Il s'agit bien de la Guerre de succession d'Espagne où Philippe V petit-fils de Louis XIV participait à la bataille livrée en 1702 près de Crémone contre le Prince Eugène de Savoie qui défendait les intérêts des Habsbourg.<br /> Petite erreur de date donc: 1702 et non 1705 mais qui ne change rien au propos lumineux de Jean Rouaud ...
Répondre
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