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Mémoire-de-la-Littérature
10 avril 2009

Séminaire n°13 et dernier

Mardi 31/03/2009

Thématique du témoin.

A. Compagnon – J.L Jeannelle – F. Lestringant – J. Rouaud

L’idée était apparemment d’organiser une table ronde avec les (ou une partie des) 12 séminaristes de l’année, soit par ordre d’apparition :

Frank Lestringant (Témoin & Martyr)

Bernard Sève (Montaigne)

Mariella di Maïo (Stendhal)

Jean-Louis Jeannelle (Le témoin et Le mémorialiste)

Tzvetan Todorov (Sur Germaine Tillion)

Henri Raczymow (Les noms, l’effacement, Proust, la Shoah …)

Jean Clair (Culture artistique et Foutoir)

Annie Ernaux (Les Années : ‘‘Moi, qui ne suis pas Annie Ernaux…’’)

Jacques Rancière (Spécificité de la parole du témoin)

Jean Rouaud (Corps souffrant, du Christ à l’humble)

Claude Lanzmann {& Eric Marty} (Shoah)

Il en est venu trois. Ce qui a bien fait, avec Compagnon, quatre mousquetaires.

Antoine Compagnon, qui n’en est pas à une mauvaise idée près, a ouvert la séance en amorçant l’esquisse d’une synthèse systématique, séminaire par séminaire, des onze prestations de l’année. Ce qu’il y a d’irritant avec lui, c’est qu’on ne s’aperçoit qu’après, à la relecture des notes prises dans la somnolence sirupeuse qu’il installe, qu’il a dit aussi des choses intéressantes. Quoi qu’il en soit, l’entreprise était vouée à l’échec (pédagogique) et il l’a abandonnée au terme d’un quart d’heure qui aurait pu être plus collégialement employé.

Je retiendrai quand même de son introduction qu’il a rappelé l’importance du martyr comme témoin et de la martyrologie dans l’histoire de l’Église (réf : F. Lestringant), qu’il a regretté que l’on n’ait à propos de Montaigne pas assez eu l’occasion d’insister sur le témoignage comme preuve judiciaire (réf. B. Sève), qu’il a évoqué l’occultation de l’horreur quand elle atteint son pire chez Stendhal (Campagne de Russie ; réf : M.di Maïo), qu’il a pointé le distinguo ‘‘témoignage historique / témoignage du survivant’’, avec  aujourd’hui primat du second, parlant d’authenticité éthique et d’exemplarité plus forte (réf. J.L Jeannelle, mais aussi J.Rancière et C.Lanzmann), qu’il a dit Todorov mettant en lumière le refus de l’expérience individuelle et, soudain, son invasion dans la démarche scientifique à propos des réflexions de Germaine Tillion en épistémologie des Sciences humaines, et puis aussi H.Raczymow pour qui la littérature doit sauver les noms de morts, pour finir en rassemblant J.Rancière, J.Rouaud, A.Ernaux peut-être, et C.Lanzmann autour de la nécessité d’incarner les témoignages, de lire le corps du témoin, de reconnaître l’autorité du témoin muet dans le vrai de son aphasie, pour rejoindre in fine l’idée que c’est à la littérature de prendre en charge ce qui est ignoré par l’Histoire.   

Après quoi, Antoine Compagnon s’est attaché à installer un échange avec les présents, louable et comme toujours difficile effort, chacun ayant tendance à reproduire, sans guère s’en écarter, l’idée centrale qui avait présidé à l’élaboration de ‘‘son’’ séminaire. Et il y a eu quelques moments intéressants.

Frank Lestringant ouvre le bal. Le problème – immédiatement perceptible - est que les trois intervenants n’ont en fait pas assisté aux prestations que Compagnon – et, en ce sens, il était dans une logique défendable d’information préalable … de ses invités – vient de chercher puis de renoncer à toutes résumer. Et donc, F.Lestringant, quand on lui donne la parole, se réinstalle … dans son propre sujet, quand l’intérêt serait qu’il rebondisse sur un autre, redisant immédiatement que c’est la cause qui fait le martyr, pas la souffrance, la cause, dont le sens doit ainsi s’incarner. Redisant aussi que c’est en tant que témoin devant la justice que le martyr s’institue, au point (il renvoie à Agrippa d’Aubigné) qu’obscur dans la masse confuse des victimes de la Saint Barthélémy, l’anonyme égorgé ne saurait y prétendre ( !) … jusqu’à ce que l’évolution des points de vue ( et l’usage des tueries ?) ait fait accéder simultanément à la mort et au statut de martyr les humbles suppliciés des exécutions de masse.

Jean Rouaud intervient. Dans le cadre de ce dernier séminaire, Rouaud, dont j’avais pensé quasiment pis que pendre lors de sa première intervention, le 17/03, m’a fait meilleure impression, avec le sentiment qu’il cherchait sincèrement à dégager des idées autour du croisement du témoignage et de la littérature, se situant ainsi beaucoup plus près de ce que j’avais en vain attendu alors de lui.

Il veut distinguer le témoignage historique (il évoque Lanzmann ; il n’est pas certain que ce soit à bon escient) et le témoignage transfigurant l’humble, soulignant que c’est dans ce dernier esprit qu’il a voulu écrire une Vie de son père comme il y a des Vies des hommes illustres, pour le mettre par l’écriture, en lumière (il renvoie à l’étymologie d’illustre). Il parle du pouvoir illusionniste de la force poétique (sans préciser s’il est vraiment dans la dénonciation, ce disant) et évoque Germaine Tillion, retour de Ravensbruck, qui veut refuser le témoignage personnel quand Primo Levi, ou Evguenia Guinzburg ou Varlam Chalamov pour le Goulag, produisent à partir de leur corps souffrant une œuvre poétique et s’approchent par là du ressenti le plus exact. Levi est chimiste, dit-il, il se vit en cobaye et quand il écrit La Trève (en incidente, Rouaud affirme : il faut lire ce livre magnifique), il est enivré de pouvoir poétique, et il fait de la littérature en décrivant ce qu’un russe fou lui a raconté de son exploit : la prise de possession, seul, d’un  nid de mitrailleuse. Il transcende constamment son expérience de témoin, en écrivain, par la littérature.

Et puis il renvoie à Chateaubriand. Il a été frappé par ce passage des Mémoires d’outre-tombe sur la Campagne de Russie [il l’évoque mais ne l’a pas cité]:

« Au sein de la destruction immobile on apercevait une chose en mouvement : un soldat français privé des deux jambes se frayait un passage dans des cimetières qui semblaient avoir rejeté leurs entrailles au dehors. Le corps d’un cheval effondré par son obus avait servi de guérite à ce soldat : il y vécut en rongeant sa loge de chair ; les viandes putréfiées des morts à la portée de ses mains lui tenaient lieu de charpie pour panser ses plaies et d’amadou pour emmailloter ses os. L’effrayant remords de la gloire se traînait vers Napoléon : Napoléon ne l’attendit pas. »

Il parle aussi de l’évident mensonge de Chateaubriand à propos de Washington, qu’il aurait – et pour Rouaud assurément pas – rencontré, quand Chateaubriand écrit : « (…) le général entra : d’une grande taille, d’un air calme et froid plutôt que noble, il est ressemblant dans ses gravures » [Rouaud qui cite probablement de mémoire et disons, pour lui faire plaisir, « à la Proust », prononce seulement : il est ‘‘très ressemblant à son portrait’’].

Antoine Compagnon émet une protestation molle sur la non-certitude de la non-rencontre… Jean Rouaud prend la posture de l’écrivain : « non-certitude ? Peut-être… Mais pour un écrivain, le mensonge avec ce ‘‘il est très ressemblant à son portrait’’ (qu’il redit, donc) est signé. » Compagnon n’insiste pas et glisse une remarque : « Primo Levi, Robert Antelme, ont été noyés dans la foule des témoignages quand ils ont publié. Leur qualité proprement littéraire a mis dix ans à émerger du lot … »

Jean Rouaud rebondit de là au témoignage qu’il a lu ‘‘d’un grand professeur de médecine’’, survivant des camps, qui dans ses mémoires s’étend complaisamment sur la progression de sa carrière professionnelle et dit très peu sur Auschwitz : cas type d’une inaptitude à transformer son expérience en témoignage d’une horreur qu’on a pourtant vécue. 

Jean-Louis Jeannelle s’insère dans l ‘échange. Il évoque le présent blog – ce dont l’auteur, ma foi, lui sait gré parce que porteur, fût-il ici inabouti, de dialogue –, mais pour souligner qu’allant y lire le compte rendu de son séminaire, il a compris combien, au moins auprès de cet auditeur-là, ce qu’il voulait dire ‘‘n’était pas passé’’. Il estime que le fait qu’aujourd’hui le concept de témoignage se définisse en fonction seulement de la Shoah doit être remis en question. Il y a sur l’enchaînement des conflits de l’Indochine, de l’Algérie, sur les troubles de l’OAS, de nombreux témoignages, avec  en outre ceci que les deux camps de la fin des événements (les deux idéologies : OAS / FLN) se sont exprimés, ‘‘à égalité’’, dit-il. Or, il le déplore visiblement, ce corpus n’est pas pris en compte lorsqu’on parle de témoins et de témoignages. La question est pour lui: ‘‘Quels types de récits disent vraiment ce qu’est l’Histoire ?’’ La délimitation chronologique lui paraît essentielle pour savoir ce qui ‘‘fait Histoire’’. C’est une notion à laquelle il semble tenir, qu’il m’a je crois reproché explicitement de ne pas avoir vue la première fois dans son discours et que je crains de ne pas mieux voir la seconde. Veut-il parler de recul, comme il est (était) un délai de viduité ? D’autre chose ? Et pourtant quoi d’autre que du « temps » derrière « chronologique » ? Non, les raisons sont autres, de l’émergence de certains corpus (14-18 ; la Shoah) et de l’oubli, de l’effacement des autres, émergence et effacement qu’il souligne. Je n’ai toujours pas décrypté son propos.

C’est Antoine Compagnon qui questionne : « Mais ces textes sur l’Indochine, sur l’Algérie, s’appellent-ils des témoignages ? »

Non, non, répond J-L Jeannelle, les généraux qui souvent les ont commis disent écrire des «Mémoires» et se prennent pour Monluc [ Note : Blaise de Lasseran Massencome, seigneur de ; v.1500-1577 ; maréchal de France sous quatre rois ; grand chroniqueur, il rédige (à partir de 1570), inspiré par Jules César, sept livres de Commentaires (publiés en 1592) sur les événements civils et militaires qu’il a vécus] et non pour des témoins.

Antoine Compagnon y revient : « Mais y a-t-il, quand on parle de l’Indochine, de l’Algérie, le même corpus immense que pour 14-18 ? »

C’est Jean Rouaud qui veut répondre. Il y a au fond, dit-il, assez peu de choses, se plaçant clairement du point de vue de la littérature et ne cherchant, donc, que des écrivains : Jules Roy pour l’Indochine (La Bataille de Dien Bien Phu), Pierre Guyotat pour l’Algérie (Tombeau pour 500 000 soldats ; confirmant sa tendance à l’approximation – mais ai-je bien entendu ? – je crois que Rouaud en a oublié 200 000 …). Et puis ce sont des guerres lointaines [ veut-il  dire : dans l’espace ? Le temps n’est pas si loin… ni l’espace si grand d’ailleurs, pour l’Algérie…] et  les témoins ne veulent pas se souvenir ( ?).

Mais c’est autre chose qu’il veut souligner, Jean Rouaud, et qui a trait au rapport de l’esthétique au témoignage. Il a visité, aux Etats-Unis, un musée consacré aux tableaux peignant la fin de la civilisation indienne. Et il a été frappé par le travail de ces peintres saisis par l’urgence  de témoigner dans de grands tableaux aux couleurs vives, scrupuleusement figuratifs, totalement à l’écart des mouvements qui vont aboutir au siècle suivant à la dématérialisation du sujet et à l’abstraction et se coupant sciemment de la modernité en marche, seconde par rapport à l’absolue nécessité d’une lutte contre l’oubli qu’ils savent aussi contre la montre, et qui partent, à cheval, enregistrer la fin d’un monde qui disparaît. Il cite quelques noms, dont ces deux : Frédéric Remington (mort en 1908) et Henry Farny (né en 1847), parmi d’autres Peintres de l’Ouest (On peut voir plusieurs tableaux représentatifs de cette école sur ce site)

Du coup, Frank Lestringant évoque les peintres français au Brésil [le plus connu semble être Jean-Baptiste Debret, qui y séjourna de 1816 à 1831. On trouve aussi le nom de François-Auguste Biard, pour un séjour plus bref (1858-1860). Il y en a d’autres …], peintres rejoints ensuite par des  ethnologues volontiers photographes, tous témoins d’une société morte, et il évoque Levi-Strauss ….

Il est brièvement coupé par Jean Rouaud qui veut préciser que Levi-Strauss projetait un Roman qui, l’Ère du soupçon et Nathalie Sarraute étant passées par là, ne pouvait plus se concrétiser qu’en Essai …

… et parenthèse fermée, il revient (F. Lestringant) à l’Histoire d’un voyage fait en terre du Brésil (1578) de Jean de Léry, qu’il souhaite avoir le temps et la place d’affirmer palimpseste de Tristes tropiques (1955). Là aussi dit-il, on voit le corps souffrant  et c’est la mort du pasteur qui resurgit à travers le témoignage …. [chacun suit son idée et gratte dans ses acquis]

Antoine Compagnon interpelle Jean Rouaud : « Dans ce concept de littérature-monde [sous entendu : que vous défendez ? que vous connaissez ? que vous représentez (peu probable (?) ?…], peut-on donner le sens de ‘‘monde’’ à la volonté de porter témoignage ? … [ils croisent des lambeaux de phrases :] les écrivains africains, oui, personne ne témoignera s’ils ne le font pas / ils ont eu, souvent, des parents analphabètes, il faut voir d’où ils viennent/ du coup les querelles formelles, de forme, formalistes, ne les concernent pas/ …

Le vrai témoignage, reprend Jean Rouaud, est littéraire. Mais il doit s’appuyer sur un événement dramatique

Antoine Compagnon rappelle qu’on a évoqué [en particulier  lors du séminaire Lanzmann] le témoignage comme incarnation, on peut dire aussi avec cette forme d’incarnation alors qu’est la littérature …

Le témoignage continue la présence après la mort, dit Frank Lestringant qui ne veut pas quitter ses Tragiques (1616). Il y a là un témoignage personnel (d’Aubigné) dont la forme va traverser les générations même s’il a dû attendre les romantiques pour prendre toute sa force…

Jean-Louis Jeannelle, peut-être sur cette idée d’attente, énonce que des textes bruts pourraient à terme resurgir après un relatif écart, comme littérature …

Oui, dit Antoine Compagnon, mais ici [à qui, à quoi disait-il ‘‘Oui’’ ? et j’imagine, la suite le confirme, que le ‘‘ici’’ s’adresse à J-L Jeannelle], on témoigne par le film : Indochine, Vietnam, Algérie …

Mais des films (La 317° section (1965 – Pierre Schoendoerffer), La bataille d’Alger (1966 – Gillo Pontecorvo), dit Jean-Louis Jeannelle, qui n’ont pas toujours rencontré la reconnaissance méritée, alors qu’il y a eu plus de grands films que de grands textes ….

Ce qui semble constituer, d’après mes notes, le mot de la fin.

Un peu abrupt, non ?

Allons, pour quel ‘‘Bilan’’ , tout ça ?

D’abord, ponctuellement, ce n’était pas si mal, aujourd’hui, tant j’avais craint le pire.

On pouvait regretter je crois l’absence d’Annie Ernaux. Pour Claude Lanzmann, je doute, car il est tant centré sur sa propre production que je ne le vois pas participant vraiment à l’élargissement du débat. Les autres, non, ils ont probablement bien fait de s’excuser.

Sève nous aurait dit : Montaigne, Mariella di Maïo : Stendhal, Todorov aurait dit : Tillion et Raczymow aurait dit : Moi. Jean Clair n’aurait guère gêné, puisqu’il n’aurait rien dit cherchant ce qu’il pourrait bien dire et Rancière, ah ! Rancière, sans doute aurait-il épaissi le mystère en prétendant l’élucider.

En sait-on plus sur le Témoin ?

Ma foi, un peu sans doute, malgré tout. Mais seulement un peu. Car au fond, sous le vernis culturel apporté – très agréable, assurément, mais bien friable, tant tous nous oublierons – le concept n’était guère obscur et il ne faudrait pas essayer de nous faire croire que depuis la nuit des temps, dans la monotonie de son quotidien las comme dans l’éclair brutal et provisoire de quelque circonstance exceptionnelle, l’homo sapiens sapiens faisait, comme Monsieur Jourdain de la prose, du témoignage sans le savoir. Il le savait. Et l’héroïque et anonyme victime de la chambre à gaz qui s’adressait à Filip Müller n’avait pas eu besoin de longues études pour dire l’essentiel, dans l’horreur du moment et un espoir jamais éteint en l’homme : Vis, toi, pour témoigner !

Deux choses peut-être surnagent, là. À travers ce qu’a dit Jean Rouaud, cette idée que le vrai témoignage est artistique (il a dit littéraire, on doit pouvoir étendre), mais qu’il doit s’appuyer sur un ressort dramatique (et même le banal, parfois, l’est … ou devra l’être rendu, justement pour être objet de témoignage). À travers cette autre approche de Lanzmann, où le visage, le corps, le regard, et puis soudain, l’absence et le silence, l’aphasie, témoignent. Dans les deux cas, ce qui témoigne, et quoi d’autre ?, c’est l’émotion.

 

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