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Mémoire-de-la-Littérature
3 mai 2010

Sur deux articles d'Antoine Compagnon

Dans le numéro de Mars de la revue des Anciens élèves de l’Ecole Polytechnique (il est de la promotion 1970), La Jaune et la Rouge, Antoine Compagnon signe une réflexion intitulée Lire mieux, mais autrement.

Le titre n’est peut-être pas de lui. On aurait attendu pour la forme : Lire autrement, mais mieux, et pour le fond, je ne suis pas certain que le contenu de l’article valide outre mesure le « mieux ».

Ledit article ouvre un dossier sur « Le livre et Internet » et Compagnon y témoigne des transformations que l’émergence du Net a fait subir à sa pratique personnelle

- de lecteur :

« La semaine dernière, je me suis surpris à commencer de lire un article du New York Times ramassé sur mon paillasson, puis, comme l’article m’intéressait et que j’ai voulu le lire attentivement, à aller à mon ordinateur pour en poursuivre la lecture à l’écran. C’était une première je crois, comme si je me sentais désormais mieux pour lire le journal dans sa version électronique que dans sa version papier »

- de professeur :

« Je me rappelle le premier séminaire pour lequel j’ai indiqué en bibliographie des ouvrages disponibles exclusivement sur Internet. Il y a dix ans, ce séminaire portait sur les ‘‘Anti-modernes’’, sur lesquels j’ai écrit un livre depuis. Plusieurs textes essentiels étaient totalement indisponibles en librairie, comme ‘‘Les soirées de Saint-Pétersbourg’’ de Joseph de Maistre, ou les écrits politiques de Chateaubriand, textes réimprimés depuis. À cette occasion, j’ai découvert qu’Internet me permettait de faire des cours que je ne pouvais pas envisager auparavant ».

Des cours différents, donc. Meilleurs ? Enrichis ? Il ne le dit pas. Il y aurait pourtant à dire. Différents, voilà. Le reste lui semble peut-être évident. L’est, peut-être.

Il revient dans son texte sur une idée dont il attribue la paternité à d’autres et qui verrait « dans la lecture sur Internet [comme] une résurrection de la lecture pré-moderne, celle qui a précédé Gutenberg et l’ère du livre (…) [celle d’] avant que le livre n’encourageât à la solitude, à l’individualisme et à l’imagination ». Et se déplaçant lui-même d’un bon siècle il ennoblit l’affaire en comparant – cette fois à propos de l’écriture –la technique des Essais digressifs de Montaigne à « l’effet de l’Internet, qui permet toutes les excroissances [et] gonfle le texte de bulles numériques ». Mais il confirme en même temps qu’il vit la période actuelle comme « de transition », la bascule du livre imprimé au livre numérique étant potentiellement porteuse de transformations la hissant en importance au niveau de la bascule « de la culture rhétorique à la culture typographique » dont Montaigne a été le grand contemporain.

Avec Compagnon, il n’est pas toujours aisé de faire la distinction entre ce qu’il se contente de rapporter et ce qu’il pense réellement. C’est un penseur précautionneux. L’une de ses affirmations me semble réductrice et discutable : « Il m’est arrivé de dire que le temps de la lecture était le temps de l’ennui, celui des grandes vacances passées à lire de gros romans russes ». Pauvre Tolstoï et pauvre Dostoïevski, vous voilà promus bouche-trous de professeurs en disponibilité … C’est une remarque – mais sans la connotation péjorative – déjà faite, lors d’un cours du Collège de France, « l’été, en général,  je relis un gros roman russe », pour souligner que l’été précédent, il s’était imposé Irène Némirovsky (Suite française) et … s’était un peu ennuyé ( !). Si le remède contre l’ennui ennuie, que va-t-il nous rester ?

Cette analyse fort pascalienne de la lecture comme divertissement me dérange … et m’étonne.

Antoine Compagnon évoque un peu plus loin – sans qu’on sache exactement jusqu’où il la déplore, et il ne peut pourtant que la déplorer – « la fin de l’imagination ». Il écrit : « Il y a un certain temps déjà, j’ai suggéré que l’on disposerait bientôt d’éditions de Proust où on cliquerait sur la sonate de Vinteuil pour entendre du Franck ou du Fauré, sur Le port de Carquethuit d’Elstir pour voir des Boudin ou des Monet (…) Une des facultés les plus sollicitées  par la lecture traditionnelle se trouvera dès lors sans emploi : l’imagination, grâce à laquelle nous donnions de la réalité à la fiction, grâce à laquelle nous nous représentions Manon quand l’abbé Prévost se contentait d’écrire qu’elle avait ‘‘l’air de l’Amour même’’ »

Fort désolantes prévisions, évidemment. D’autant que de fil en aiguille, on finira sur ce chemin par ne plus se préoccuper que d’images. On est en route, d’ailleurs, il suffit de regarder vivre ses propres petits-enfants. L’école pourrait-elle redresser la barre ? Faudrait-il prévoir des plages de lecture obligatoire in situ, dans les établissements, dans le temps scolaire, avec contrôle ensuite des acquisitions ? Le goût de lire s’acquiert en lisant et cette acquisition  passe sans doute par une première et nécessaire contrainte. On ne peut pas limiter les apprentissages aux étiquettes informatives des grandes surfaces …

Dans le numéro d’Avril du Magazine littéraire, un dossier Proust, copieux . Seize contributeurs  et en ouverture, Antoine Compagnon : ‘‘La Recherche à hauteur d’homme’’. L’article m’a semblé plutôt inattendu, avec une assez étonnante volonté d’être incisif et motivant. Avec aussi, ai-je cru le comprendre, le souci de produire un discours simple, sans les scories du langage savant, voire avec quelques petits relâchements de style- ça en lieu et place de cela, par exemple ; ou : le narrateur trouve le truc ; ou : bref, il faut lire Proust, ça paie … même si, ailleurs, peccamineux ne fait pas franchement ‘‘prolo’’ et cum grano salis se rencontre peu dans les brèves de comptoir - comme pour se mettre ‘‘à la portée’’ du lecteur lambda, celui qui rode aux environs de la Recherche, l’oreille basse, l’air craintif, la peur au ventre, suis-je au niveau ?

Et bien oui! dit d’entrée Compagnon : « Proust fait peur. C’est pourquoi la plupart des gens, alors que ça leur ferait du bien, n’ont pas lu À la recherche du temps perdu. Ils y songent parfois (…) Or cette œuvre n’est pas difficile …». Le ton est donné.

Autre surprise, sur le fond cette fois, l’insistance péjorative – encore un moyen supposé rassurer -  avec laquelle on revient sur certains traits de la rédaction .

Honnêtement, j’ai été … agacé : « [Le livre] a été pour ainsi dire bâclé. » ou « on s’apercevra que [la] syntaxe est parfois bancale, que Proust lui-même se perdait dans ses rallonges, entre les participes présents en porte-à-faux et les parenthèses non refermées. »  Trop appuyé, excessif m’a-t-il semblé, même si, comme l’a dit Victor Hugo : Il n’y a pas de montagne sans vallée.

Que retient-on sinon comme idées fortes dans cet article ?

- Je viens d’y faire allusion, la conception de l’œuvre « dans la hâte, entre 1909 et 1912 pour la première version à peu près au point à la veille de la Grande Guerre, entre 1915 et 1916 pour la seconde version introduisant Albertine, c’est-à-dire en très peu de temps. Au-delà, Proust relit, révise, remembre, raccorde indéfiniment. Montaigne (…) a mis vingt ans à écrire les Essais, de 1572 à sa mort en 1592, soit moins de soixante pages par an. Proust, lui, fonçait. »

- Un « caractère exceptionnel, pour une œuvre moderne : son dénouement est heureux. L’un des traits les plus constants des œuvres modernes, depuis Madame Bovary et Les Fleurs du mal, jusqu’à Kafka ou Beckett, c’est que ça finit mal, ou plus mal que ça commence. » Avec  ce relâchement choisi, déjà signalé, négligeant le « que ça ne commence » attendu. M’a dérangé.

Dès lors, dit Compagnon, le narrateur « déambulant  parmi les débris d’un autre âge qui peuplent le salon de la princesse de Guermantes, l’ancienne Mme Verdurin, [prend] conscience que lui seul a l’avenir devant lui. [En ce sens,] À la recherche du temps perdu est une œuvre moderne positive, peut-être la seule. C’est la raison pour laquelle Sartre la jugeait aliénante et exigeait qu’on s’en débarrassât. »

- Il y a dans le roman , insiste Compagnon, une morale nietzschéennne, une morale du « Deviens qui tu es », une « morale de la Vita nova que Roland Barthes avait excellemment perçue » . Et ayant dit cela, il se porte en défense contre les accusations de méchanceté, ou d’immoralité, ou d’amoralité  dont Proust a été l’objet dans les années 1930, se réclamant à nouveau de Barthes, « Mais Barthes avançait qu’il n’est pas de grand roman sans amour, sans générosité absolue. Un grand roman embrasse, accueille le monde dans sa totalité (…) Le roman à l’apparence la plus impitoyable, Voyage au bout de la nuit ou même Les particules élémentaires ne nous serait pas offert sans une élémentaire étincelle de confiance dans le monde, ne serait-ce que dans cette chose du monde qu’est la langue. » Le développement me surprend, ou plutôt l’intrusion des Particules élémentaires dans le champ du raisonnement. Autant la référence à Céline me semble évidente, autant l’apparition de Houellebecq me fait sursauter. Dans un cas un chef d’œuvre résolu sinon absolu, décisif, et dans l’autre une météorite aussi vite oubliée qu’apparue et vouée au trou noir où s’engouffrent les soubresauts médiatiques. Curieux.

La dernière partie de l’article s’efforce de persuader que lire n’est pas perdre son temps. Compagnon plaide, imaginant son lecteur magistrat ou ingénieur (ah ! pour le coup, les maçons n’ont plus droit à Proust, c’était bien la peine de les appâter de quelques tournures familières !), en faveur d’une lecture proustienne intéressée, s’en remettant de l’argumentation à Proust lui-même, qui écrivait : « Les hommes occupés manquent de réflexion. Car la culture désintéressée, qui leur paraît  comique passe-temps d’oisifs quand ils la surprennent au moment qu’on la pratique, ils devraient songer que c’est la même qui, dans leur propre métier, met hors de pair des hommes qui ne sont peut-être pas meilleurs magistrats ou administrateurs qu’eux, mais devant l’avancement rapide desquels ils s’inclinent en disant ‘‘Il paraît que c’est un grand lettré, un individu tout à fait  distingué’’ », et commentant : « Proust savait que l’administrateur et  le magistrat, s’ils sont cultivés, réussissent mieux dans leur carrière, gagnent mieux leur vie, reçoivent des promotions, des bonus, des primes.  Il est bon de lire Proust (…) Le magistrat lettré, l’ingénieur qui prend le temps de lire, seront moins dupes de la vie plus dégagés de leur propre histoire, plus joueurs, mieux capables d’entrer dans les beaux rôles que la vie fera passer devant eux. Bref, il faut lire Proust (…) parce que, après tout, ça paie. »

On a perdu les balayeurs en route, et on a malgré tout une assez désagréable impression de ‘‘sous-pari de Pascal’’ . Entre les lignes :   « Vous allez peut-être un peu vous emmerder, mais pensez que ça peut faire du bien à la feuille de paie, par la suite …. »  Ce qu’on appelle une morale de boutiquier ?

Bon, je caricature, et puis les intentions de départ de l’article étaient assurément plus nobles, et il y a dans le corps de la présentation de plus enthousiasmantes ouvertures, mais enfin, la faille est quand même un peu là. Excusable, le cas échéant, voire justifiable ( ?)  surtout si subliminalement, Compagnon fait fond – matois -  sur le « Faites semblant de croire et bientôt vous croirez » du grand Blaise. Article altruiste alors, tant, quelles qu’en soient les voies d’accès, s’immerger dans Proust, c’est s’offrir et si on parvient à nous y conduire, réfractaires au départ, nous offrir, des enchantements.

Incidemment, un commentaire posté sur AutreMonde me conseillait l’exposition  ‘‘Proust, du temps perdu au temps retrouvé’’ qui se tient depuis le 15 Avril et jusqu’au 29 Août au discret et petit (et tout récemment ouvert) Musée des Lettres et manuscrits, 222 Bvd Saint-Germain, Paris 7ième arrdt. J’y suis allé hier. Il (ne) m’en a coûté (que) 5 €. Et cela m’a semblé excellent. Il faut entre une heure et une heure trente pour parcourir les quelque 160 documents exposés qui proviennent essentiellement des collections d’André Maurois et de Mme Suzy Mante-Proust. C’est clairement présenté, didactique mais pas pédant pour deux sous, les manuscrits, tous difficiles à lire sinon illisibles, sont ‘‘dactylographiquement’’ transcrits, les principaux ou nombre des principaux personnages de la Recherche sont réorganisés en fonction de leurs relations  sur un panneau explicatif … Les spécialistes n’apprendront rien, pinailleront peut-être, mais les amateurs amoureux passeront un agréable moment à feuilleter des souvenirs. Nous étions peu nombreux. Une piquante (néo ?)quinquagénaire m’a demandé l’heure, façon de retrouver la trace, qu’elle avait perdue, du Temps.

Et puis, sur un mur retraçant  les étapes de la vie de Proust, à l’année 1895, cette énormité orthographique: « (..) En juin, Proust est reçu au concours d’attaché non rémunéré à la Bibliothèque Mazarine. Il prend aussitôt un congé et le fait régulièrement renouvelé jusqu’au 1er  Mars 1900, date à laquelle l’administration le déclare démissionnaire (…) ».

Ah, ce douloureux renouvelé ! Je l’ai signalé.

Monsieur, vous êtes le premier …. J’en doute !

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Commentaires
O
Votre recension de cet article est bien distrayante ! On dirait que Monsieur Proust, parfois, se venge de ses plus doctes lecteurs en leur dictant de petites bêtises...
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A
J'ai lu cet article du Magazine littéraire, je partage tout à fait votre avis.<br /> Proust: je fais partie des "amateurs amoureux"... <br /> Et l'horrible faute d'orthographe m'avait échappée. Je crois que tout à fait inconsciemment, le cerveau corrige de lui-même.
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