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Mémoire-de-la-Littérature
6 mai 2010

De Robbe-Grillet à Renaud Camus …

C’est un billet du blog de Mme de Véhesse  (VS) en date du 3/2/2010 qui a attiré mon attention sur "La Jalousie" , d’Alain Robbe-Grillet.

Le billet, en lui-même, m’avait paru curieux, assez incompréhensible pour tout dire. Il renvoyait du roman, dont l’incipit était cité, à des écrits de Renaud Camus où il apparaissait allusivement et aussi, en termes de reprise partiellement retravaillée dudit incipit, explicitement. Je n’avais pas lu La jalousie. Je ne connais pas – à deux micromiettes non significatives près – le travail de Renaud Camus.

Pour installer le débat ( ?) et ouvrir l’appétit ( ??), voici l’incipit original de Robbe-Grillet et – de seconde main, puisque importées du billet de Mme de Véhesse – les variantes de Renaud Camus proposées.

Robbe-Grillet :

Maintenant l’ombre du pilier – le pilier qui soutient l’angle sud-ouest du toit – divise en deux parties égales l’angle correspondant de la terrasse. Cette terrasse est une large galerie couverte, entourant la maison sur trois de ses côtés. Comme sa largeur est la même dans la portion médiane et dans les branches latérales, le trait d’ombre projeté par le pilier arrive exactement au coin de la maison ; mais il s’arrête là, car seules les dalles de la terrasse sont atteintes par le soleil, qui se trouve encore trop haut dans le ciel. Les murs, en bois, de la maison – c’est-à-dire la façade et le pignon ouest – sont encore protégés du soleil par le toit (toit commun à la maison proprement dite et à la terrasse). Ainsi, à cet instant, l’ombre de l’extrême bord du toit coïncide exactement avec la ligne, en angle droit, que forment entre elles la terrasse et les deux faces verticales du coin de la maison.

C’est donc ce début parfaitement décourageant qui a retenu l’attention de Renaud Camus et donné lieu à quelques variantes:

Renaud Camus :

[1] La galerie
Maintenant l'ombre du pilier — le principal pilier qui soutient l'angle sud-ouest du toit — divise en deux parties égales l'angle correspondant de la terrasse, ou plutôt de la large galerie couverte qui entoure la maison sur trois de ses côtés, et dont la largeur est la même dans la portion médiane et dans les branches latérales, de sorte que le trait d'ombre projeté par le principal pilier, malgré son tassement, arrive exactement au coin de la maison mais s'arrête là, précipité par le manque de mémoire, car seules les dalles de la terrasse sont atteintes par le soleil d'automne, le seul dont personne ne songe à se protéger dans l'air déjà frais qui suit le lever du jour, où le chant des oiseaux remplace celui des criquets nocturnes, et lui ressemble, quoique plus inégal, quoique plus inégal, restant à couvert avec le manque de mémoire, quoique plus inégal, sous les panaches de larges feuilles vertes autour de la maison.
J.R.G. le Camus & Antoine du Parc, L'Amour l'Automne, p.323 (P.O.L. 2007)

[2].La mémoire
Maintenant l'ombre du principal pilier — le pilier qui soutient l'angle sud-ouest du toit — divise en deux parties égales l'angle correspondant de la large galerie couverte qui entoure la maison sur trois de ses côtés, et dont le silence est le même dans la portion médiane et dans les branches latérales, de sorte que de sorte que le tassement du principal pilier, précipité avec le manque de mémoire sur les dalles de la terrasse atteintes par le soleil du matin (le seul dont personne ne songe à se protéger dans l'air déjà frais qui suit le lever du jour), remplace celui des criquets nocturnes, et lui ressemble, quoique plus inégal, irradiant un sacre, restant à couvert avec le manque de mémoire sous les panaches touffus de larges feuilles vertes qui entourent la maison sur trois de ses côtés, où le désordre, mal tu par l'encre même, a maintenant pris le dessus, car les parcelles sont situées plus en amont.
Ibid., p.343

[Le sacre]

Maintenant le silence du principal pilier — le pilier qui soutient l'angle sud-ouest du toit — divise en deux parties égales l'angle correspondant de la large galerie couverte qui entoure la maison sur trois de ses côtés, et dont la largeur est la même dans la portion médiane et dans les branches latérales, de sorte que le tassement déjà funèbre d'une moire, irradiant un sacre, précipité avec le principal pilier sur les parcelles les plus anciennes qui sont situées plus en amont, remplace déjà, dans l'air presque frais qui suit le lever du jour, le chant des oiseaux nocturnes, et lui ressemble, irradiant un sacre, mal tu par l'encre même, quoique plus inégal, restant à couvert plus en amont, avec le manque de mémoire, sous les panaches mal tus de larges feuilles vertes, qui entourent la maison sur trois de ses côtés, où le désordre déjà funèbre, quoique plus inégal, irradiant un, a maintenant pris le dessus.
Ibid., p.350

Une citation sans son contexte ne dit pas grand-chose et j’ignore les motivations et les objectifs de Renaud Camus. Mais enfin tout cela, où l’on est prié (VS) de noter un glissement de style, partant de Robbe-Grillet pour se rapprocher de Stéphane Mallarmé, me laisse proprement pantois. Comment s’émerveiller de ces contorsions incompréhensibles ?

Peut-être gagnerais-je à lire l’intégralité de L’Amour l’Automne pour l’entrevoir ? Ou davantage encore?

Je vais en rester à Robbe-Grillet.

Et donc j’ai lu La Jalousie.

On trouve aisément sur le Net des extraits de la critique de l’époque (1957). L’enthousiasme semble mesuré, mais enfin, pour ce que j’ai pu voir (et qu’on lit ci-après) on décerne souvent , fussent-ils mesurés, des éloges. Il me semble que l’on sent néanmoins que le critique, avant tout, craint de passer à côté de quelque chose, qu’il ne comprend néanmoins pas :

Gaétan Picon (Mercure de France, 1957)
« La perspective du livre est celle d'un Cogito ouvert sur la totalité d'un monde qui est, ici et maintenant, tout ce qu'il est. L'auteur parvient à lui donner forme et intensité, sans rien reprendre des techniques en désuétude. Nous vivons peut-être le moment d'un préclassicisme. »

Philippe Sénart (Arts, 1957)
« L'auteur de La Jalousie, dans cette relation rigoureuse d'une passion ramenée à un processus objectif, est à la fois psychanalyste, physicien, biologiste, géomètre. Son écriture est directement accordée à ses préoccupations : c'est l'écriture “ impersonnelle ” prônée par les disciples de Flaubert. »

Émile Henriot (Le Monde, 1957)
« Comme dans Le Voyeur, les choses, les objets sont décrits d'une manière photographique, en eux-mêmes et dans leurs rapports, avec une minutie extraordinaire.»

André Rousseaux (Le Figaro Littéraire, 1957)
« Dans le temps disloqué, tel détail d'abord insignifiant revient avec une valeur lancinante. Et cela est assez bien fait pour que notre imagination se laisse faire prisonnière de cette toile d'araignée où les spirales de l'intemporel tissent une sorte de logique à rebours. »

Claude Mauriac (Le Figaro, 1957)
« Rarement le caractère démentiel de la jalousie a été rendu sensible avec cette acuité. L'héroïne elle-même, bien qu'elle ne soit décrite avec aucun des mots habituels, est étonnamment séduisante. Pour la première fois de façon si convaincante, Alain Robbe-Grillet nous donne un beau et véritable roman. »

Claude Roy (Libération, 1957)
« La nouveauté introduite par Robbe-Grillet, c'est que le mari jaloux n'existe pas dans le récit. Il ne dit jamais “ je ” : d'ailleurs, il ne dit mot. Il n'est qu'un regard obstiné, fasciné, une absence méticuleuse, un vide attentif. »

Luc Estang (Pensée Française-Fédération, 1957)
« Le jaloux, ici, n'est pas un “ caractère ” donné d'avance. Il est un état provoqué par un certain spectacle. C'est la manière dont l'œil vigilant enregistre ce spectacle qui nous rend sensible la jalousie. La réussite est incontestable. »

Robert Kemp (Les Nouvelles Littéraires, 1957)
« Ennuyeux ? Certainement non. L'expérience est amusante. Tout à fait claire... Nous avons tous, pour le talent de M. Robbe-Grillet, une prédilection animée de curiosité. »

Philippe Jaccottet (La Gazette de Lausanne, 1957)
« Il y a une obsession du présent, une présence des choses visibles au regard du jaloux qui, dans sa précision, rejoint le cauchemar. La création méticuleuse de cet univers de géométrie plane relève d'un art très sûr et très puissant que, pour ma part, j'admire beaucoup. Je goûte ici une saveur vraiment neuve. »

En fait, et en toute honnêteté, j’ai trouvé le bouquin parfaitement emmerdant.

Ce qu’il raconte ?

Une maison coloniale, une colonie, ce n’est pas l’Afrique, une plantation de bananes, la Martinique alors peut-être, on est loin de la ville. ‘‘A.’’ et – on le devine, suppose, comprend progressivement - son mari-narrateur vivent là. La plantation voisine est tenue par Franck. Franck a une épouse et un enfant, tous deux de santé fragile. On ne les voit pas. Ils restent  sur leur plantation. Franck, lui, a pris ses habitudes chez A. Il y passe régulièrement, quotidiennement voire bi-quotidiennement sans doute. Il y  a sa chaise sur la terrasse et son couvert, à table. A. et lui ont peut-être une liaison. Pendant 217 pages, le mari-narrateur rapporte, avec un luxe maladif de détails et sans aucune implication psychologique, tout ce qui entre dans son champ de vision et qui peut concerner les déplacements de A. dans la maison, les temps de la présence de Franck, les bribes de dialogue qu’il lui est accordé d’entendre. On pourrait le croire impotent. Il ne semble pas se déplacer. Il enregistre. La course du soleil, les ombres portées, le passage des boys, les mouvements de quelques ouvriers réparant un pont de fortune, l’arrivée et le départ de la voiture de Franck, le son d’un camion au loin, sur la piste, et puis A., ce que fait A., du moins ce qu’il en voit, et A. et Franck, ce qu’ils se disent, du moins  en sa présence, et ce qu’il en entend, le tintement de la bouteille dans le seau à glace, le mille-pattes sur le mur, et Franck qui va l’écraser, et encore A., et encore la trace du mille-pattes écrasé sur le mur, et encore Franck qui se lève pour l’écraser, car la chronologie se déchire dans des redites maniaques…

Le camion de Franck a souvent des pannes. Pas sa conduite intérieure bleue, sauf le jour où il a accompagné A. en ville, ce qui les a obligés, A. et lui, à rester une nuit à l’hôtel. Pas de pannes sauf ce jour-là. On a compris que le mari est jaloux. Cette narration répétitive, cette rumination d’incidents incertains qui nourrissent sans fin son angoisse froide, c’est un T.O.C. (trouble obsessionnel compulsif) que Robbe-Grillet est parvenu à faire éditer sous le nom de roman.

On attend que ça passe. Et ça finit par passer. Au terme de trois ou quatre petites heures d’un effort laborieux entrecoupé de quelques somnolences, on s’aperçoit que la page suivante est la table des matières. C’est bien.

L’intérêt d’un tel exercice ?

Voici la présentation de Jean-Jacques Brochier dans son  ‘‘Dictionnaire des œuvres’’ paru chez Laffont, Coll. « Bouquins », en 1994 :

[La jalousie, c’]est en quelque sorte l'œuvre emblématique du Nouveau Roman, et la critique, qui avait lu dans L’Express quelques-uns des textes théoriques que Robbe-Grillet avait publiés, y vit simplement un exercice de style désagréable. Il s’agit en fait de tout autre chose. D’une œuvre autobiographique, d’abord, puisque l’auteur y décrit la maison où lui-même vécut en Martinique et, sans doute, une aventure sentimentale où il jouait le rôle de Franck. Il y est longuement question d’une plantation de bananiers ; on sait que Robbe-Grillet, ingénieur-agronome, est spécialiste des maladies de cet arbre. Le contraire, donc, d’une littérature désincarnée, desséchée, mathématique.
Pourtant le roman déconcerte, par la minutie schizophrénique des descriptions de l’espace (les fenêtres, la terrasse, les quinconces de la plantation, la trace du mille-pattes écrasé sur la cloison), les reprises de chaque épisode, de chaque observation, le remplacement de toutes les notions temporelles par des notions spatiales, ou, mieux, le traitement des unes selon le mode des autres. On ne remarqua pas que, tout comme dans Le Voyeur, l’énigme, ici plus clairement, tourne autour d’un instant « volé », comme la lettre d’Edgar Poe : la nuit de Franck et de A.
Le livre donne lui-même sa clé : « Ces répétitions, ces infimes variantes, ces coupures, ces retours en arrière peuvent donner lieu à des modifications - bien qu’à peine sensibles – entraînant à la longue fort loin du point de départ. » Autre facteur d’étrangeté : comme Godard, Robbe-Grillet se soucie fort peu de la «vraisemblance» du montage, et atteint, du coup, une étonnante efficacité dans le suspense, l’agressivité d’un drame toujours repoussé dans les marges
. »

Ça n’est me semble-t-il pas trop mal vu, à ceci près que Brochier positive. Il y fait allusion sur la fin. Il a raison. C’est chiant comme un mauvais Godard.

J’écrivais plus haut : ‘‘Il me semble que l’on sent néanmoins que le critique, avant tout, craint de passer à côté de quelque chose, qu’il ne comprend néanmoins pas ‘’. Voilà ce qu’il en est des modes. Il n’y avait pas grand-chose à comprendre, mais, à craindre de passer pour un sot, on se retrouve à encenser des boursouflures théorisantes.

Au même moment que La jalousie, ou peu s’en faut, et aux mêmes Éditions de minuit, paraissait La modification de Michel Butor. J’ai dû le lire au tout début des années soixante. Cela m’avait plu. Tout ne serait-il qu’affaire de contexte, et d’âge ? Aurais-je aimé La jalousie à 20 ans ?

Je vais peut-être essayer de relire La modification. Qui sait ? Ce pourrait être instructif sur les ravages du temps … pour l’ouvrage ? pour sa lecture? Curiosité …

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Commentaires
L
Dans ce registre, je trouve Nathalie Sarraute beaucoup plus... facile à aimer, lire, comprendre ect...
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S
Réflexion prévue via un post ... si j'y arrive!<br /> Comme dit tout homme politique qui se respecte: "C'est une très bonne question et je vous remercie de me l'avoir posée" (!!!)
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V
Une question, naïve, enfantine, permanente, sur laquelle je me penche tous les jours (pour mon propre cas) et que je vous propose comme sujet d'éternelle méditation:<br /> <br /> pourquoi lisez-vous? Pourquoi lire?
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