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Mémoire-de-la-Littérature
19 octobre 2011

Week-end barthésien à Cabourg-Balbec

le Grand Hôtel   Le Grand-Hôtel de Cabourg. Proustien, la moquette vétuste,  cher! Pratiqué une fois, il y a de cela une quinzaine d’années, pèlerinage oblige …

Je me suis trouvé passer le week-end dernier - laissons de côté les motifs - à  Cabourg avec dans mes bagages, Fragments d’un discours amoureux, de Roland Barthes.

Jamais lu.

Jadis, me semble-t-il, velléitairement feuilleté.

Dans la foulée d’un (petit) travail parallèle sur Racine, je me suis senti motivé.

Je résidais à L’Argentine, charme garanti et budget exceptionnellement raisonnable ….

 l'Argentine

…. et  à la terrasse du café Le Hasting’s – oui, c’est un des rares établissements commerciaux de Cabourg dont la raison sociale ne soit pas typiquement proustienne – j’ai lu et un peu annoté l’exemplaire que j’avais emporté, retrouvé sans le chercher sur un obscur rayon de la bibliothèque.

Collection « Tel Quel » aux éditions de Seuil (1977) avec en couverture un tout petit morceau de Tobias et l’Ange (Atelier, nous dit-on, de Verrocchio) : deux bras vêtus façon XV° siècle , entrecroisés.

Andrea_del_Verrocchio_003[1]   Orfèvre, sculpteur et peintre (1435-1488), Verrocchio doit moins sa notoriété à sa production picturale (en majeure partie non autographe) qu’aux autres facettes (la sculpture surtout) de son talent. Le Robert le donne pour « le plus grand sculpteur florentin de la Renaissance, après Donatello ».

L’histoire de Tobias (ou Tobie) se lit dans le Livre de Tobit, l’un des ‘‘deutérocanoniques’’ de l’Ancien Testament. Cette appellation désigne des livres bibliques qui ne font pas partie de la bible hébraïque mais que la tradition catholique a imposés et dont le concile de Trente, en 1546, a reconnu la canonicité.

Le cadre historique de l’affaire se situe au VIII° siècle (avant J.C.), en Assyrie (région nord  de la Mésopotamie, entre le Tigre et l’Euphrate) autour de Ninive (soit à peu près l’actuelle ville de Mossoul (Irak)). L’Assyrie est en pleine expansion sous le règne dynamique de Teglath-Phalasar III .  Ce souverain organise ses conquêtes militaires en un vaste empire qui couvrira lors de sa plus grande extension tout ou partie de l’Irak, la Syrie, le Liban, la Turquie et l’Iran actuels. Pour casser les révoltes et aussi pour mettre en valeur des territoires dépeuplés, Teglath-Phalasar organise de vastes déportations. Les habitants du nord-est de la Galilée sont concernés vers 740.  La population israélite déplacée se voit affecter comme nouveau lieu de  résidence  la région de Ninive. Parmi les déportés, Tobit, israélite scrupuleux, et sa famille, dont un jeune fils , Tobie (ou Tobias).

Mais Tobit est accablé de tous les maux, il perd la vue (une histoire  peu vraisemblable de fiente d’oiseau dans les yeux …) et tombe dans la misère. Il envoie son fils Tobie en quête d’une lointaine créance et le munit, pour sa sûreté, d’un guide  et  accompagnateur dont il ne sait pas qu’il n’est que la forme humaine de l’Ange Raphaël que Dieu, touché par ses malheurs, a délégué. Raphaël fera des merveilles, permettant à Tobie de recouvrer la créance paternelle et de trouver épouse en la personne de Sara, fille du débiteur de Tobit et victime d’un démon, Asmodée, qu’il éloigne et qui faisait périr les fiancés successifs que la beauté de Sara  lui attirait. En outre, de retour au pays, une ultime conséquence des bons offices de  Raphaël rendra la vue à Tobit.

Les bras croisés d’Andrea Verrocchio sont  ceux de Tobie et de Raphaël, cheminant de conserve en tenue Renaissance. Faut-il interpréter le tableau comme ‘‘signifiant’’ par rapport au projet de Barthes dans ses Fragments d’un discours amoureux ?

Curieux livre, dans lequel je suis entré à reculons pour finir, malgré tout, par être intéressé.

Dans une pédante (par son intitulé) Tabula gratulatoria qui déroule sur deux pages, au titre de Remerciements, les noms des inspirateurs morts ou vifs de la pensée barthésienne quand elle est amoureuse,  Roland Barthes déploie le ‘‘background’’ culturel de sa réflexion, le ‘‘terreau’’ dans lequel il a, se laissant porter par son mal-être, car il s’agit ici d’un livre  du mal-être, enraciné son gémissement.

Roland Barthes est amoureux et Roland Barthes le vit mal, voilà me semble-t-il le fond de l’affaire. L’aimé, qui tout du long justifie ses douleurs, est désigné par ‘‘X …’’, nomination que j’ai d’abord cru générique mais qui, finalement, semble bien parfaitement particularisée, distincte d’amours précédentes, dont ‘‘Y …’’, semble avoir été le dernier avatar. 

De ces amours multiples et de cet amour ‘‘en cours’’, Barthes voudrait tirer  une leçon lui permettant d’universaliser ses affres, tout en s’aidant, à la fois pour en faciliter l’explicitation  et pour en construire la validation culturelle, de ses lectures (Werther, jusqu’à plus soif, Freud, Nietzsche, Bettelheim, Proust, Stendhal, etc. Et quand je dis ‘‘etc.’’, cela fait quand même deux pages (voir ci-dessus)).

En marge du texte, lorsque sa pensée s’ancre dans l’une de ces références, ou, très souvent, dans une conversation, un échange de lettres, qu’il a eus avec un proche,  un nom complet ou ,plutôt dans le second cas, des initiales signalent le point de départ.

Publié aujourd’hui, où  la série semble faire florès, le livre de Barthes s’intitulerait « Dictionnaire amoureux du mal d’amour », puisque de  A (S’abîmer) à V (Vouloir-saisir), il articule par ordre alphabétique les courts chapitres de son itératif désarroi.

Aux antipodes de tout donjuanisme triomphant, Roland Barthes geint  sa difficulté amoureuse, se peignant en posture d’éternelle attente, de définitive incertitude, d’hypersensibilité jalouse, caniche éperdu attendant la caresse, dans l’espérance désespérée du moindre signe donnant sens à ce vide intérieur que crée la projection hors de soi de l’aimé …

Roland Barthes est un amoureux pathétique, avec tout ce que cela renferme de dérisoire. Et il le sait.

Est-on touché ? Le suis-je ? Il faudrait sans doute, pour adhérer au livre, vivre à l’instant de la lecture l’état même dans lequel il a été écrit. Le comportement amoureux est un comportement nécessairement ridicule, sauf de l’intérieur.

Par  ailleurs, et j’en suis profondément dérangé, le filigrane du texte est homosexuel. Roland Barthes universalise, ou le souhaite, mais on  (je devrais dire : je) ne parvient pas à  lire Tristan et Iseult, quand on sait ce qu’on croit savoir, quand les références à Platon sont Alcibiade amoureux de Socrate, Alcibiade désirant Agathon et quand il avoue lui-même Achille et Patrocle : « Cependant, le couple parfait, c’est Achille et Patrocle : non selon un parti pris homosexuel, mais parce qu’à l’intérieur d’un même sexe, la différence reste inscrite : l’un (Patrocle) était l’amant, l’autre (Achille) était l’aimé » (page 269). Etrange critère, assorti d’une dénégation bien peu convaincante ; on est en 1977 ; on dit toujours non, dans un tel cas.

Et du coup, le Tobie de Verrochio, cheminant au bras de l’Ange Raphaël dans une complicité tendre, c’était ma question liminaire, ne serait-il pas lui-même une métaphore des attentes énamourées de Barthes et posé en couverture comme pour annoncer, « Voilà ce que je voudrais… » , le contenu du livre psalmodiant «  … et que je n’ai pas ».

Comment ne pas s’interroger sur le cas Barthes en regard du cas Proust.

Prégnance extrême de la mère et homosexualité… La mère est l’amour absolu – et la dévastation de Barthes dans son Journal de Deuil, récemment édité,  le souligne assez, qui n’a rien à voir avec les flottements psychologiques consécutifs au désamour de ‘‘X …’’, supposé, ou réel ou attendu comme une fatalité. 

 Le passage à l’âge adulte et la perte connexe de la chaleur maternelle dans ce qu’elle a de plus physique  semblent avoir créé un formidable manque, jusqu’au retournement : « Je connaissais tout, immédiatement, des désirs de Y … : il m’apparaissait alors ‘‘cousu de fil blanc’’, et  j’étais enclin à l’aimer non plus avec terreur, mais avec indulgence, comme une mère aime son enfant » (page 161)

Ou :

« X … souhaite que je sois là , à ses côtés, tout en le laissant un peu libre (…) il faut que je sois la Mère suffisamment bonne (protectrice et libérale), autour de laquelle joue l’enfant, pendant qu’elle coud paisiblement » (page  164).

Du narrateur proustien, il dit : « … il n’est que jaloux (…) sinon lorsqu’il aime amoureusement la Mère (la grand-mère) » (page 171).

Plus loin :

« Celui [l’amoureux] qui accepterait les ‘‘injustices’’ de la communication, celui qui continuerait de parler légèrement, tendrement, sans qu’on lui réponde, celui-là acquerrait une grande maîtrise : celle de la Mère » (page 189)

Dans des moments où l’aimé ne répond pas, quelle image s’impose ? « … la Mère muette  ne me dit pas ce que je suis : je ne suis plus fondé, je flotte doucement et sans existence » (page 200).

S’imaginant mort, serait-il regretté ? « Seule la Mère peut regretter (…) mais les autres ne sont pas la Mère »  (page 231).

Et quand il cite le Tao (page 252), c’est aussi pour y lire : « Moi seul diffère des autres hommes / Parce que je tiens à têter ma Mère » (page 252).

Sinon ?

Amusement quand Antoine Compagnon intervient, jeune homme alors, et du premier cercle, analysant en sage dans une lettre la plainte amoureuse « Je veux comprendre (ce qui m’arrive) ! » et donnant l’interprétation : « Ce n’est pas là  ce que veut dire votre cri. Ce cri, au vrai, est encore un cri d’amour : ‘‘Je veux me comprendre, me faire comprendre, me faire connaître, me faire embrasser, je veux que quelqu’un me prenne avec lui’’. Voilà ce que votre cri signifie » (page 72).

On le retrouve deux fois, ensuite, inspirant des réflexions à propos de l’exil (page 125, avec cet incipit de Barthes : « Décidant de renoncer à l’état amoureux, le sujet se voit avec tristesse exilé de son Imaginaire ») et  de  la lettre d’amour, dont Barthes a d’abord évoqué « la dialectique particulière, à la fois vide (codée) et expressive (chargée de l’envie de signifier le désir) » (page 188)

Ici ou là :

Un chapitre assez vrai sur la profération du  ‘‘Je t’aime’’ avec cette remarque intéressante qu’il faut l’entendre « à la hongroise, qui [le] dit d’un seul mot ‘‘szeretleck’’, comme si le français, reniant sa belle vertu analytique, était une langue ‘‘agglutinante’’ »

Quelques termes à vérifier, confirmer : « forclusion, mérycisme, stichomythie, coalescent, mantique » ; et  puis réviser qui est Eris

Forclusion : perte de la faculté de faire valoir un droit par l’expiration d’un délai

Mérycisme : comportement pathologique de rumination d’aliments d’abord déglutis, puis régurgités et mastiqués sans arrêt

Stichomythie : s’oppose à la tirade ; c’est un dialogue de théâtre où s’échangent des répliques courtes (au plus un vers entier), produisant une impression de rapidité.

Coalescent, e : qui est soudé, réuni à un élément proche mais distinct

Mantique : art, pratique de la divination

(Source : Larousse)

Eris : Déesse de la discorde. Généralement considérée comme sœur d’Arès, dieu de la Guerre, et sa compagne. C’est elle qui a lancé la pomme, lors des noces de Thétis et Pelée, dont il s’est dès lors  agi de l’attribuer à la plus belle des trois déesses Héra, Athéna et Aphrodite. Sommé de procéder au choix, Paris sera séduit par la promesse d’Aphrodite, qu’il désignera, de le faire aimer d’Hélène, réputée la plus belle des femmes. C’est le point de départ de la Guerre de Troie.

(Source : Dictionnaire mythologique de Pierre Grimal)

Encore une remarque sur le goût – que je ne partage pas - pour  les références à la sagesse orientale ou à ses poésies (Haikus …). Je lis là davantage un snobisme d’occidental que l’adhésion à une pensée dont la profondeur me fuit.

« Non-Être et Être  sortant d’un fond unique ne se différencient que par leurs noms. Ce fond unique s’appelle obscurité. Obscurcir cette obscurité, voilà la porte de toute merveille » (Tao Tö  King)  C’est en note de bas de page et en page  204. De qui se moque-t-on ?

Autre profondeur insondable dont se régale Barthes, décidément bien déprimé, cette anecdote (page 273) : « [A] un moine [qui] lui demandait ‘‘Toutes choses dit-on, sont réductibles à l’Un ; mais à quoi l’Un est-il réductible ?’’, Tchao-Tcheou répondit : ‘‘Quand j’étais dans le district de Tching, je me suis fait faire une robe qui pesait sept kin’’ »

Barthes en conclut : « La vérité, c’est ce qui est ‘‘à côté’’ ».

Voilà une façon bien paradoxalement compliquée de  refuser de reconnaître tout bêtement dans la réponse de Tchao-Tcheou la version asiatique d’une  réplique de Marc Lièvremont, qui a fait le tour des radios il y a une dizaine de jours. L’ entraîneur du XV de France, interrogé maladroitement (selon lui) par la presse en Nouvelle-Zélande dans le cadre de la coupe du Monde de Rugby, a lapidairement répondu : « Tu m’emmerdes avec ta question ! ».

Qu’a dit d’autre Tchao-Tcheou ?

Il a fait beau tout le week-end, à  Cabourg. Mais dans l’eau, il n’y a eu, en tout et pour tout, qu’un courageux. Ce ne fut pas moi.

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Commentaires
A
... Tchao-Tcheou a trop lu Pascal Quignard, ma parole !
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