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Mémoire-de-la-Littérature
15 novembre 2011

Un dîner chez les fous.

Lors d’une leçon d’Antoine Compagnon, il me semble me souvenir qu’avait été évoqué un certain dîner chez le docteur Esprit Blanche (1796-1852), dîner quoi qu’il en soit  ‘‘présent’’ dans une communication du colloque sur Edgar Poe organisé à Nice en janvier 2009 et dont avait en son temps rendu compte sur son blog Mme de Vehesse (billet du 12/3/2009).

Spécialisé dans les maladies mentales , ayant compté au nombre de ses patients dans sa maison de santé des hauteurs de Montmartre  (ou plus tard de Passy où elle fut transférée), Maupassant, Nerval et Gounod, le docteur Blanche  eut pour  fils, Emile Blanche qui reprit après son père les rênes de la maison de Passy et y  éleva Jacques-Emile Blanche (1861-1942)  portraitiste talentueux de la fin du XIX° siècle (début du XX°), de notoire proximité proustienne. Son célèbre portrait de Marcel Proust qui date de 1892 est au Musée d’Orsay.

L’Abeille de la Nouvelle-Orléans, journal littéraire créole (louisianais)  créé en 1827, a cessé de paraître en 1925. Mais une recherche sur le net  m’avait fait retrouver , en 2009, la trace d’un numéro de L’Abeille de la Nouvelle-Orléans, daté du Dimanche 14 juin 1903, relatant ce dîner  par lequel j’ai commencé. Le fac-similé reproduit est difficile à lire et je m’étais promis de le retranscrire plus efficacement. Puis le temps a filé …

Enfin, tout vient à point … et sans savoir vraiment pourquoi aujourd’hui et pas hier, voici cet article, intitulé « Un dîner chez les fous » ; je n’ai pas l’impression qu’il  ait été signé ( ?).

********    ‘‘….

On joue en ce moment au Grand-Guignol, un acte curieux qui passionne les uns, épouvante les autres ; « Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume ». C’est un petit drame saisissant, habilement extrait d’une nouvelle d’Edgar Poe, un des écrivains qui sait le mieux manier la terreur. Là, pendant les premières scènes, des gens doués de raison discutent et conversent avec un fou, sans avoir sensation de sa folie. Est-ce donc possible, cela ? – ai-je entendu dire. Est-ce que la folie n’a pas toujours quelque manifestation extérieure perceptible qui la dénonce ? – Peut-on vivre à côté d’un fou, fût-ce seulement pendant quelques heures  sans s’apercevoir de sa folie ?

« Cela est parfaitement possible ! -  affirmait le célèbre docteur Blanche  qui, de son prénom, s’appelait Esprit, ce qui, sans doute, le prédisposa à l’étude des maladies mentales. Il faut même dans certains cas une grande expérience, une singulière perspicacité scientifique, pour discerner le fou d’avec l’homme raisonnable, ou d’avec le demi-fou, c’est-à-dire ces exaltés, candidats à la folie, comme nous en rencontrons parfois dans la vie, car tous les fous ne sont pas enfermés – ajoutait-il en riant – s’il y a des pensionnaires, il y a aussi des externes ! » 

Tel était son avis ; tel n’était pas celui de son contemporain et ami le docteur Mirande, qui affirmait, lui, qu’il n’était pas possible de s’y tromper, qu’on devait discerner aisément le fou d’avec  l’homme sensé et qu’il n’était pas permis à un praticien si peu expérimenté fût-il, de faire confusion.

« Vous vous y tromperiez aisément vous-même – lui dit le docteur Blanche - et l’écart est parfois moindre que vous ne le supposez ….

- Je parie que non ! riposta Mirande piqué au jeu

- Voulez-vous parier ?

- Certes !

- Parions donc cinquante louis, et d’avance je m’engage à les employer, si je les gagne, au soulagement de quelque malade indigent.

- Si c’est moi le vainqueur, répliqua Mirande, il est entendu que l’emploi sera le même. Mais je ne vois pas comment se peuvent régler les conditions d’un tel pari ?

- Rien de plus simple, mon cher ami, voici quel sera le programme du cartel : Vous me ferez l’honneur … l’honneur et le plaisir, comme on chante dans le « Pré aux Clercs » - le docteur Blanche était un fidèle habitué de l’Opéra Comique – d’accepter une invitation à dîner chez moi, dans ma maison de santé de Passy … Ne craignez rien,  vous ferez bonne chère, j’ai un cuisinier excellent, et je vous traiterai de mon mieux.

- Je ne vois pas bien ?

- Attendez … Le repas sera de six couverts, vous, moi et mon interne, le jeune docteur Robert Dehelley, le lieutenant dont je ne me sépare jamais. En dehors de nous trois, il y aura trois invités, deux hommes du monde, du monde le plus distingué, et un fou de la maison, un pensionnaire choisi par moi. Tout naturellement, il n’y aura pas de présentation, rien que le vague salut de politesse. Rien ne désignera le fou que j’habillerai comme bon me semblera. A six heures et demie, c’est l’heure mondaine, on se mettra à table. On dînera  gaiement, on causera de tout, théâtre, musique, philosophie, esthétique, littérature, vous conduirez vous-même la conversation sur le terrain qui pourra vous plaire, et vous trouverez à qui parler. Deux sujets sont toutefois réservés : la médecine, surtout  l’allusion directe ou indirecte à la mentalité et à ses affections, et la politique qui rend fous les gens qui jouissent de leur bon sens. Sauf sur ces deux points, liberté absolue. Après le dîner, d’une sobriété délicate et raffinée, café, liqueurs, conversation prolongée, vous y prendrez plaisir, mais jusqu’à dix heures seulement, pas une minute plus tard …. J’ai des raisons sérieuses. A dix heures, on se séparera sans échanger de noms. Tous les invités se retireront. Vous seul resterez avec moi, et me désignerez celui de mes trois invités qui est le fou. Voilà le programme, vous convient-il et l’acceptez-vous ?

- Parfaitement !

- A dimanche prochain et préparez vos cinquante louis.

La table fut servie avec une élégante simplicité : une superbe corbeille de fruits faisait ‘‘surtout’’, garnie de poires d’un vert bronzé, de pommes cannelées sous leur peau d’un jaune lisse, et de raisins de serre bien dorés, comme s’ils avaient reçu les … politesses d’un renard. Le couvert très bien dressé s’éclairait de deux candélabres d’argent  chargés de bougies.

Les convives furent exacts et tels que l’avait annoncé le docteur Blanche : le docteur Mirande, le docteur Robert Dehelley et lui-même, plus les trois invités inommés. Le premier était un monsieur d’aspect respectable, très correct, discret, avec des cheveux gris, des yeux songeurs et très doux. En entrant, il serra affectueusement la main du docteur Blanche, et salua silencieusement, comme il était convenu au programme, qui fut d’ailleurs exécuté avec  scrupule dans tous ses détails. Le second était un gros homme, à l’encolure puissante, aux yeux mobiles, d’un regard  perçant et singulier, dont le large front se couronnait d’une crinière abondante. Il avait la voix forte, un peu rouillée, le geste ample. Il secoua vigoureusement la main du docteur. Ce second convive n’avait pas d’âge, il pouvait avoir ‘‘plus’’ ou ‘‘moins’’. Ses grosses moustaches, sa barbiche et ses tempes se striaient de blanc , alors que les rides  de la bouche disaient les fatigues d’une vie agitée et douloureuse. Le troisième était un homme d’aspect très distingué, pouvant avoir de quarante-cinq à cinquante ans, maigre et déjà courbé. Son visage était glabre, tout rasé ; sa bouche très fine, et ses yeux réfléchis. Ses cheveux assez longs se roulaient en boucles naturelles sur le col de velours de son habit, dont la boutonnière se rougissait de la rosette de la Légion d’honneur.

Il était un peu plus de six heures et demie quand le maître d’hôtel ouvrit à deux battants la porte du salon pour dire : « Ces messieurs sont servis ». Le docteur indiqua les places de la main, et les convives s’attablèrent devant la « soupe grasse, au pain », odorante et fumante, suivie de bœuf bouilli aux racines qui, sous Louis-Philippe, était la préface de tout repas. La mode en venait des Tuileries où le roi eût fort mal dîné s’il n’avait pas eu son « pot au feu ».

Le dîner fut agréable et gai. La conversation un peu languissante au début, comme toujours avant la satisfaction du premier appétit, devint bientôt vive et animée. Le gros monsieur « en prit le dé » - comme on disait alors, je ne sais trop pourquoi – avec une verve intarissable, un entrain endiablé. Le paradoxe gambadait entre ses lèvres et les fusées jaillissaient en étincelles.

Le docteur Mirande, que son ami le docteur Blanche avait placé, avec intention, vis à vis des trois convives mystérieux, les observait d’un œil curieux, d’une oreille attentive, épiant leur moindres paroles, leurs gestes, mettant son esprit à la torture pour deviner, prenant part lui-même  de loin en loin au dialogue, s’efforçant de lancer quelque phrase provocatrice, alors qu’un coup d’œil narquois du docteur Blanche le rappelait à l’observation stricte du cartel.

Au courant de la conversation qui cheminait à bâtons rompus, je ne sais comment fut prononcé le nom de Napoléon.

- Quel génie ! dit le monsieur décoré.

- Quel géant ! fit le vieux monsieur correct.

Le gros homme bondit et sa crinière se hérissa de colère.

- Quel empirique ! – s’écria-t-il de sa voix rouillée – un géant, lui ! un géant ! sans doute parce qu’il s’est couché à travers du dix-neuvième siècle, qu’il encombre, dont il a absorbé l’attention stupide. Cet homme me fait l’effet d’une tache sur le Soleil. Il l’empêche d’éclairer le monde. Il a fait si bien que les autres génies n’ont plus de lumière, tout le rayonnement est pour lui, nous n’avons plus rien pour nous. Oui, il nous plonge dans l’obscurité ; il a tout pris, ce misérable tueur d’hommes !!!

Et, tout écumant, il tendait le poing sans doute vers une silhouette qui traversait l’horizon de sa pensée.

- Eh ! eh ! – fit à part Mirande – voilà qui ressemble singulièrement à de la mégalomanie …

Le gros homme, haletant, reprit après s’être épongé les tempes :

- D’abord, il ne croyait à rien, l’Ogre de Corse, à rien qu’à lui-même : il s’est imaginé fonder l’empire indestructible et n’a laissé derrière lui qu’une France affaiblie et démembrée … il n’y a d’ailleurs qu’une base solide, c’est l’idée religieuse … et il ne croyait pas … ainsi le concordat …

Le vieux monsieur intervint et d’une voix grave :

- Messieurs, nous nous risquons sur un terrain prohibé, ceci est de la politique, et il est convenu qu’on ne parlera pas politique …

- C’est juste ! – fit le gros homme – parlons d’autre chose …

Et comme on était au dessert, il prit à même la corbeille une superbe poire, insinua la pointe de son couteau, à lame d’argent, entre la pulpe et la pelure du fruit, et, d’un mouvement rapide, détacha celle-ci en un seul ruban, qu’il rejeta sur son assiette. En trois bouchées gloutonnes, il dévora la poire, renouvela l’expérience sur une seconde, puis sur une troisième, après quoi il s’en prit à une pomme de Calville.

- Vous aimez toujours les fruits ? – fit le docteur Blanche, qui le regardait faire avec une bonhomie admirative.

- Je les adore, c’est le fond de mon alimentation ; il y a des jours où je ne déjeune qu’avec des fruits, et ceux-ci sont délicieux.

- Vous êtes végétarien ? – fit le monsieur décoré.

- Pas précisément, mais je mange de la viande le moins souvent possible ; j’en ai presque le dégoût.

- Moi, l’horreur – dit le le vieux monsieur, dont les yeux prirent une expression singulière, parce que dans la viande, il y a le sang ! le sang !! le sang !!!

- Eh ! eh ! fit Mirande, est-ce que par hasard …

Il regarda le vieux monsieur qui, redevenu calme, reprit de sa vois douce :

- Je préfère de beaucoup la volaille, c’est d’un goût bien plus fin et d’une digestion facile …

Ces gens-là se moquent de moi, pensa Mirande, et mon ami Blanche me mystifie, tout simplement.

Le dîner achevé, la table fut rapidement desservie et sur le napperon tout blanc, le maître d’hôtel plaça le plateau d’argent sur lequel s’alignaient la cafetière, le sucrier, la théorie des tasses blanches en porcelaine de Sèvres, et la cave à liqueurs, en bois des Îles incrusté de cuivre, avec les quatre flacons carrés rituels contenant le rhum de la Jamaïque, le cognac vieux, et, pour les estomacs fatigués, le « doux » représenté par l’anisette et le brou de noix.

Les cigares s’allumèrent et la conversation reprit de plus belle.

On causa théâtre.

- C’est un art bien secondaire que l’art du théâtre – dit le gros homme avec une certaine amertume – et il me paraît que l’auteur dramatique est bien inférieur au romancier. Avec du papier, de l’encre et une plume, le romancier crée et fait vivre un monde, à lui tout seul et par la seule force de son imagination tandis que l’auteur dramatique appelle à son aide des collaborateurs sans lesquels son œuvre n’existerait guère. Que serait-il celui-là, sans les comédiens ? Rien, absolument rien.

- J’ai beaucoup aimé le théâtre, mais je n’y vais plus guère parce qu’il me fatigue – répliqua le vieux monsieur – je n’y ai plus été depuis 1843, mon dernier spectacle fut le bénéfice de Louis Monrose qui, ayant perdu la mémoire et la raison, joua quand même, grâce à notre cher docteur, le rôle de Figaro sans oubli, sans défaillance, sans …

Le docteur Blanche eut un regard sévère et frappa avec sa cuillère la soucoupe de sa tasse, quelques petits coups secs et nerveux. Le vieux monsieur s’arrêta net.

- Moi, je ne vais jamais au théâtre – reprit le monsieur décoré – mais c’est pour une raison particulière. Je considère que l’air qu’on y respire est dangereux. Un soir, j’ai pris de l’air dans une salle pleine. Je l’ai analysé, et j’y ai trouvé des choses si singulières, mélangées au gaz constitutif, que j’ai été saisi de peur. Eh ! quoi, me disais-je, nous respirons cela ! Il y avait des ferments animés, des toxines génératrices des maladies de l’espèce humaine, car vous verrez qu’on découvrira un jour ou l’autre …

- Voilà encore qu’on pénètre sur le terrain défendu – reprit le vieux monsieur, logicien intangible – vous allez fatalement parler de pathologie !

- C’est juste – dit le monsieur décoré qui se tut aussitôt.

Mirande considéra cet homme qui « cueillait » de l’air avec une si grande facilité , et pensa vaguement au docteur Miracle.

Dix heures sonnèrent, l’interne dit quelques mots à l’oreille du docteur Blanche, se leva, salua et sortit.

- Messieurs, il est dix heures – dit Blanche – c’est le moment de nous quitter car, vous le savez, je ne m’appartiens guère et me lève de grand matin.

Les convives firent un signe d’acquiescience ; seul le docteur Mirande resta, comme il avait été convenu.

- Eh bien ! mon cher ami, fit Blanche, quel est le fou ?

- Aucun ! dit Mirande

- Vous êtes dans l’erreur, il y en a un, choisissez.

- Alors, sans hésiter, c’est ce gros monsieur, dont Napoléon obscurcit le Soleil et qui se plaint de la place que tient l’Empereur, qui le gêne ; en tout cas, il a beaucoup d’esprit, votre fou !

- Eh bien ! ça n’est pas précisément ça : le gros homme avec qui vous avez dîné, c’est le romancier fameux, Honoré de Balzac !

- Ah ! par exemple ! … Alors, ce serait donc ce monsieur que vous avez décoré, comme c’était votre droit, et qui cueille l’air dans une salle de spectacle, comme on cueille des fleurs dans un jardin.

- Celui-là, c’est le grand chimiste Jean-Baptiste Dumas.

- Vous me voyez pétrifié d’étonnement … alors le fou, ce serait donc ce monsieur correct, calme, ce philosophe d’une logique parfaite, ce sage impeccable ; allons, c’est impossible !

- Ecoutez !

On entendit alors des bruits bizarres, quelque chose comme les trépidations d’une lutte ponctuée de cris de fureur.

- Ecoutez, vous dis-je. Voilà le philosophe qui a sa crise de fureur aiguë, qui revient périodiquement, chaque soir, de dix heures à dix heures et demie, on lui fait prendre un narcotique pour le calmer et on lui passe la camisole de force.

- C’est effroyable ! Comment, je me serais trouvé vis-à-vis de trois hommes, un fou et deux très raisonnables, et il m’a paru que seul le fou avait sa raison, alors que les deux autres, des hommes de génie …

- Mon cher, c’est peut-être que le génie est une des formes de la folie humaine, c’est en tout cas la plus belle et la plus enviable de toutes ! répliqua le docteur Blanche en éclatant de rire.

…...’’    ******

Quelle est la fiabilité de ce compte rendu « comme si on y était », cinquante ans après des faits dont le journaliste – qui plus est anonyme – n’a pas été témoin ? Peu importe peut-être, l’important c’est de s’en amuser.

Il y a bien sûr quelques invraisemblances, mais éventuellement pas d’époque. Nous sommes aujourd’hui habitués (photo-journalisme, télévision) à associer la célébrité à des images, et il nous paraît étonnant qu’un romancier célèbre puisse dîner en ville incognito. Mais dans les années 1840, on pouvait assurément connaître par sa signature un feuilletonniste célèbre sans savoir à quoi il ressemblait.

Quant à la conclusion de l’article, elle est pour partie d’évidence et pour partie fort contestable. Le génie est certainement une des formes de la folie. Mais affirmer qu’elle est la plus belle et la plus enviable… c’est une tout autre affaire. La collectivité peut en bénéficier, plus rarement l’individu concerné. Être exceptionnel m’a toujours semblé relever de la malédiction. Proust, Baudelaire, Céline, …  destins enviables ? J’en doute !

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