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Mémoire-de-la-Littérature
28 mars 2012

Baudelaire et la Ville etc. (II)

Bilan des leçons des 14/2, 28/2, 6/3, 13/3 (2012) - ETAPE II

Le Gaz  

Gaz, gazette, gazetier, dit Antoine Compagnon, nous sommes dans les inventions modernes. A cette occasion, je remarque soudain à quel point la gestuelle joue un rôle important dans sa façon d’exposer et contribue - sans doute puissamment - à donner de l’importance à ce qu’il énonce. Il parle avec les mains, non sans élégance, se pince fréquemment le nez, non sans distinction, et goûte les mots qu’il répète volontiers comme s’il en appréciait la saveur intime. Amusant.

Il lit : Un gazetier philanthrope me dit que la solitude est mauvaise pour l’homme (Spleen de Paris - La solitude). Gaz, dit-il, est un néologisme créé au XVII° siècle par un médecin, Jean-Baptiste Van Helmont (1577-1644), à partir du terme latin chaos, directement dérivé du grec caos. Van Helmont, flamingant, prononçait plus ou moins « gauz » ou « gôz » d’où, in fine, notre « gaz ».

Il y a une correspondance profonde entre le gaz et la ville. Le gaz est un chaos à la fois domestiqué et explosif. Baudelaire est contemporain de l’installation du gaz, de l’éclairage de la ville au gaz dans les années 1840, sur les boulevards, avec des becs de gaz dans les nouveaux quartiers, alors que les becs à huile subsistaient dans la ville ancienne. Tous les écrivains contemporains ont parlé en abondance du gaz. Par exemple Henry Murger (1822-1861; on peut voir son buste statufié au Jardin du Luxembourg), dans ses Scènes de la vie de jeunesse, qui affirme qu’il existe à Paris plus de poètes que de becs de gaz (il y avait à l’époque 15 000 becs de gaz!). On les rencontre, ces becs de gaz, aussi bien dans L’éducation sentimentale que dans Les chants de Maldoror. Un chapitre des Misérables porte pour titre: Qui serait impossible avec l’éclairage au gaz , épisode où Jean Valjean et Cosette échappent à une patrouille menée par Javert.

Compagnon lit: Le regard désespéré de Jean Valjean rencontra la potence du réverbère du cul-de-sac Genrot. A cette époque il n’y avait point de becs de gaz dans les rues de Paris. A la nuit tombante on y allumait des réverbères placés de distance en distance, lesquels montaient et descendaient au moyen d’une corde qui traversait la rue de part en part et qui s’ajustait dans la rainure d’une potence. Le tourniquet où se dévidait cette corde était scellé au-dessous de la lanterne dans une petite armoire de fer dont l’allumeur avait la clef, et la corde elle-même était protégée jusqu’à une certaine hauteur par un étui de métal. On devine que les fuyards vont s’en sortir …

Le vin des chiffonniers (Fleurs du mal) dit Compagnon, montre la ville avant le gaz. Il lit les quatre premiers vers:

Souvent, à la clarté rouge d’un réverbère

Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre,

Au cœur d’un vieux faubourg, labyrinthe fangeux

Où l’humanité grouille en ferments orageux (…)

Avec reprise de l’image dans Le crépuscule du soir (Fleurs du mal). Il lit: A travers les lueurs que tourmente le vent / La prostitution s’allume dans les rues. Comme dans Le vin des chiffonniers, ce tourment du vent, cette flamme tourmentée, c’est le soulignement de la fragilité de la nuit que l’éclairage au gaz abolira. Et il redit ces lignes où Julien Lemer (introduit en Etape I), dans Paris au gaz,  souligne que depuis que le gaz a pénétré dans les ruelles les plus étroites de la ville, il n’y a véritablement plus de nuit à Paris. Il dit aussi que brume, brumeux reviennent dans les Fleurs du mal, témoins de la triste réalité du Paris obscur d’avant le gaz. Et puis, voici la prosopopée du gaz où se risque Maxime Du Camp dans ses Chants Modernes (il lit):

Ecoutez c’est le gaz agile

Qui dit sur sa tige de fer:

Gardez vos mèches et votre huile

Je sais brûler tout seul dans l’air!

Au lieu d’éclater dans les mines

En mortelles brutalités,

Je sors brillant de mes usines

Pour vous inonder de clarté!

Je transforme vos nuits brumeuses

En un jour élégant et vif;

Rien n’éteint mes flammes joyeuses,

Je suis un feu follet captif;

Mes regards ne sont jamais ternes,

Je suis jeune, blond et vermeil

Et je parais dans mes lanternes

Beau comme rayon du soleil.

On retrouve là, dit-il, ce culte du soleil déjà rencontré à propos de la photographie, comme une nouvelle religion païenne. Elle est chez Banville, chez Gautier comme chez Du Camp, cette lumière du gaz, blonde et mieux encore vermeil. Mais le cliché ‘‘gaz=progrès’’ provoque la rage de Baudelaire, sa haine, même. Et Compagnon lit (dans L’exposition universelle de1855): Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans un estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens; tant il s’est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l’ordre matériel et de l’ordre spirituel s’y sont si bizarrement confondues! 

Cette citation clôt le premier cours du 14/2 sur la Ville. Mais le gaz, lui, continue son chemin et va se retrouver au cœur de l’exposé dès l’ouverture du cours suivant, le 28/2, après une pause vacancière le 21/2. Enfin, pas vraiment dès l’ouverture car le début du début de la reprise, c’est un de ces retours en arrière qu’affectionne  - ou que subit comme une addiction? - Compagnon, un retour ici justifié par la visiblement à ses yeux fascinante question du croisement dans la dédicace à Houssaye.

Nooon !!! Ben, si!

Il relit encore une fois: C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant. Il a reçu plusieurs messages, avoue-t-il, suite à la perplexité interprétative qu’il a exprimée . Son anxiété a dû en gagner d’autres. On conteste ses conclusions. Il a encore un peu poussé les investigations ; ce croisement semble un hapax, l’unique profération en ce sens d’un poète croisant des rapports humains, il a pris conseil du dictionnaire de l’Académie Française et du Littré et finalement …. on en restera là. Et moi j’en reste, osons le mot, sur le cul !

Retour au thème : la ville et le gaz, donc ; le gaz et le progrès ; et Baudelaire outré. A moins que … Reprenons, reprenons.

Longue citation du Journal des Goncourt en date du 30 août 1860 (en dépit de cette précision de date, je n’ai pas retrouvé le texte dans les éditions du Net où n’apparaît pas de billet du 30/8/1860): Un homme de progrès – Il y a un imbécile, un caricaturiste manqué et inconnu du nom de Lorentz, un homme dont Gavarni fait on ne sait pourquoi un grand cas, celui-ci est un imbécile à idées, tranchant, coupant la parole à tous, ayant en un mot toutes les immodesties et toutes les suffisances insupportables qu’ignore d’ordinaire l’homme qui a fait la preuve de sa valeur. Une grosse gaieté lourde de commis voyageur et par là-dessus des théories, des principes, des utopies qui ne sont même pas à lui, un ramas des idées des autres prises au tas par un homme sans éducation qui veut faire l’homme du monde et par un homme sans études qui veut faire des citations. En politique c’est la démocratie avec un autocrate, puis la supériorité du Français sur toutes les autres nations et la vieille rengaine de la perfide Albion ; en littérature, ce n’est pas Béranger mais c’est Molière, là est la nuance du caractère, et Molière arrivant au bout des phrases à toute sauce.

Antoine Compagnon évoque là la rage anti-Molière de Baudelaire, renvoyant à Mon cœur mis à nu : Les religions modernes ridicules, Molière, Béranger, Garibaldi ; ou encore dans  le  Canevas des  ‘‘Lettres d’un atrabilaire’’ (Compagnon a improprement annoncé ‘‘dans la  Lettre d’un atrabilaire’’, et je n’ai pas immédiatement repéré le texte placé dans les ‘‘Extraits du Carnet’’ par Claude Pichois (Pléiade page 1309) ): Les auteurs favoris du Siècle. Molière, Béranger, etc. Le Siècle, ici, c’est le journal

On revient aux Goncourt: Voit-il des becs de gaz? Voilà, dit-il, le vrai progrès; et puis, c’est la photographie: Admirable! Que c’est intéressant! Voilà la vraie modernité! Oui, ça réunira tous les peuples! Quand les mahométans verront tous les autres se faire photographier, ils enverront promener leur religion pour faire comme tout le monde ; on ne voit pas ça, mais vous le verrez. Il est fier de son siècle, il explique tout, même la pluie, on ne pense pas à ça, type du réactionnaire progressiste, les nuages deviendront des arrosoirs, il le prédit aux fermiers.

Puis les Goncourt s’en prennent à la nouvelle mode des cafés: La démocratie, c’est le café, vecteur de la moralisation des masses, dominées par le Café; ce n’est plus le cabaret, on ne se saoule pas au café; voyez le grand café parisien, il y a tous les mondes de Paris, des circuleurs, des putains, des ouvriers, des employés, des femmes du monde, eh bien, tous ces gens-là apprennent à se connaître, voilà la véritable  fraternisation, et toujours plus ils se saoulent de la tendresse et de phrases qui coulent sur les masses. Le voilà, le philanthrope haï par Baudelaire, représentant l’idéologie et du siècle et du Siècle (le quotidien). Ce Lorentz cité par les Goncourt se prénomme Alcide Joseph (1813-1891). Il caricature ci-dessous George Sand ...

alcide-joseph-lorentz-caricature-of-george-sand-circa-1848 On ne le trouve pas dans les index de Baudelaire, mais c’est un compagnon avéré de Gavarni, de Daumier et d’autres dont il est question dans Quelques caricaturistes français. Il ne manquait pas d’idées Alcide Joseph, s’amuse à préciser Compagnon, ayant proposé par exemple de placer des marmites en haut des becs de gaz  afin de réchauffer du bouillon pour le peuple … De quoi achever de mettre Baudelaire en rage contre le gaz, signe de progrès. Et il cite derechef, dans l’Exposition universelle de 1855: Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans un estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz etc.

La thèse, dit-il, est énoncée de façon plus lapidaire (a-t-il voulu dire : explicite ? Elle paraît plus développée que lapidaire)  encore dans Mon cœur mis à nu, fragment XXXII, Théorie de la vraie civilisation. Il lit le paragraphe entier : Elle [la vraie civilisation] n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, elle est dans la diminution des traces du péché originel. Peuples nomades, pasteurs, chasseurs, agricoles, et même anthropophages, tous peuvent être supérieurs, par l’énergie, par la dignité personnelle, à nos races d’Occident. Celles-ci peut-être seront détruites. Théocratie et communisme. Contribution prémonitoire, sourit Compagnon, aux débats sur la ‘‘valeur des civilisations’’ …

La vie, la ville moderne, c’est bien le gaz, redit-il avant de reprendre l’incipit de Mlle Bistouri : Comme j’arrivais à l’extrémité du faubourg, sous les éclairs du gaz, je sentis un bras qui se coulait doucement sous le mien, et j’entendis une voix qui me disait à l’oreille : ‘‘Vous êtes médecin, Monsieur ?’’. Dans ‘‘Edgar Poe, sa vie et ses œuvres’’, en préface à sa traduction des Histoires extraordinaires, Baudelaire écrivait : De tous les documents que j’ai lus est résultée pour moi la conviction que les États-Unis ne furent pour Poe qu’une vaste prison qu’il parcourait avec l’agitation fiévreuse d’un être fait pour respirer dans un monde plus aromal, – qu’une grande barbarie éclairée au gaz, – et que sa vie intérieure, spirituelle, de poète ou même d’ivrogne, n’était qu’un effort perpétuel pour échapper à l’influence de cette atmosphère antipathique.

Voilà pour le volet haineux de l’affaire, dit Compagnon. Car il y a aussi - ambivalence, quand tu nous tiens! – une jubilation du gaz chez Baudelaire, due à son pouvoir explosif. Quand il écrit à Poulet-Malassis le 29/4/1859 (la lettre, trouvée sur le Net, y est datée du 1er Mai (?)) pour lui donner diverses informations, il lui annonce aussi: Nouvelles Fleurs du Mal faites. A tout casser, comme une explosion de gaz chez un vitrier. Trois poèmes sont ici concernés, tous trois dédiés à Victor Hugo: Le Cygne (Andromaque, je pense à vous!...) , Les sept veillards ( Fourmillante cité, cité pleine de rêves …) et Les petites vieilles ( Dans les plis sinueux des vieilles capitales / Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements …). A Jean Morel, sur le même sujet, il dira : … et je crains bien d’avoir simplement réussi à dépasser les limites assignées à la Poésie. Jean Morel est le directeur de la Revue Française  à qui s’adressent les lettres qui constituent le Salon de 1859 (Mon cher M****, quand vous m’avez fait l’honneur de me demander l’analyse du Salon, etc.). Antoine Compagnon voit une identité entre le ‘‘dépassement’’-Morel et le “à tout casser comme”-Poulet-Malassis. Baudelaire d’ailleurs aime à se présenter comme un ‘‘casseur de vitres’’ dans le ‘‘palais de cristal de la littérature’’.

De fait, dit Compagnon, on a coutume d’associer plutôt la  poétique de la génération suivante, celle de Mallarmé, contemporaine des anarchistes, à une poétique de l’explosion, une poésie qui brise les vitres, les verrières et les vitraux, au point que Mallarmé devra s’en défendre, après l’attentat d’Auguste Vaillant contre la Chambre des députés le 9 décembre 1893, lequel Vaillant a lancé  une bombe chargée de clous, de morceaux de zinc et de plomb sur les élus (et les spectateurs assistant aux délibérations) qui fera une cinquantaine de blessés, dont lui-même.  Mallarmé écrit (dans Divagations) : L'injure bégaie, en des journaux, faute de hardiesse : un soupçon prêt à poindre, pourquoi la réticence? Les engins, dont le bris illumine les parlements d'une lueur sommaire, mais estropie à faire grand'pitié, des badauds, je m'y intéresserais, en raison de la lueur — sans la brièveté de son enseignement qui permet au législateur d'alléguer une définitive incompréhension ; je récuse l'adjonction de balles à tir et de clous. Cela ne me semble pas absolument limpide comme argumentaire, mais enfin, on voit l’intention …Compagnon se contente de dire que sans balles et sans clous, il ne reste qu’un feu d’artifice. Mallarmé continuait : … incriminer de tout dommage ceci uniquement qu'il y ait des écrivains à l'écart tenant, ou pas, pour le vers libre, captive, surtout par de l'ingéniosité. Il me semble que la défense est un peu plus claire avec cet ajout, qui n’a pas été cité.

220px-Atentado_de_Vaillant Illustration de l'époque.

Dans le fantasme de l’explosion de gaz chez le vitrier, reprend Compagnon, il y a une jouissance proche de celle du narrateur dans Le mauvais vitrier (Spleen de Paris) où les méfaits, tant celui dudit narrateur que des deux exemples amis qui précèdent ont un caractère explosif. Il y revient brièvement : Un de mes amis, le plus inoffensif rêveur qui ait existé, a mis une fois le feu à une forêt pour voir, disait-il, si le feu prenait avec autant de facilité qu’on l’affirme généralement. Dix fois de suite, l’expérience manqua ; mais à la onzième, elle réussit beaucoup trop bien. Un autre allumera un cigare à côté d’un tonneau de poudre, pour voir, pour savoir, pour tenter la destinée, pour se contraindre lui-même à faire preuve d’énergie, pour faire le joueur, pour connaître les plaisirs de l’anxiété, pour rien, par caprice, par désoeuvrement.

Baudelaire lui-même est perçu comme un être explosif, par exemple par Edmond Texier, chroniqueur au Siècle, lorsqu’il passe en revue les candidatures de 1859 à l’Académie Française. Baudelaire est du nombre. Texier évoque un poète audacieux, traducteur d’Edgar Poe et qui est lui-même l’Edgar Poe du vieux monde, estimant que le jour où M. Baudelaire fera son entrée solennelle sous la Coupole, si toutes les vitres de ce vénérable Palais Mazarin n’éclatent pas en mille morceaux, il faudra croire que le Dieu de la tradition classique est décidément mort et enterré. On retrouve là l’image finale du Mauvais Vitrier (Spleen de Paris) : … le bruit éclatant d’un palais de cristal crevé par la foudre .  

Antoine Compagnon avoue qu’il n’avait jamais remarqué à quel point il y avait d’explosions dans le Spleen de Paris. Le mot est partout. Tantôt fête-joie, tantôt fête-macabre, rire jaune, malin, ivresse, fureur, excès. Dans Un plaisant : C’était l’explosion du nouvel an, etc. ; dans Le Vieux Saltimbanque : … C’était un mélange de cris, de détonations de cuivre et d’explosions de fusées (…). Partout la joie, le gain, la débauche ; partout la certitude du pain pour le lendemain ; partout l’explosion frénétique de la vitalité etc. L’explosion, dit Compagnon, va de pair avec l’usage fréquent de la phrase nominale, qui crée un effet-choc. Ainsi de la dernière phrase citée. De même, style explosif et quasi nominal dans Le crépuscule du soir (Spleen de Paris): Dans la solitude des plaines, dans les labyrinthes pierreux d’une capitale, scintillement des étoiles, explosion des lanternes, vous êtes le feu d’artifice de la déesse Liberté. Dans Une mort héroïque (Spleen de Paris): … les explosions de la joie et de l’admiration ébranlèrent à plusieurs reprises les voûtes de l’édifice avec l’énergie d’un tonnerre continu. Dans Le Thyrse : Ne dirait-on pas que la ligne courbe et la spirale font leur cour à la ligne droite et dansent autour dans une muette adoration ? Ne dirait-on pas que toutes ces corolles délicates, tous ces calices, explosions de senteurs et de couleurs, exécutent un mystique fandango autour du bâton hiératique ? Antoine Compagnon veut voir dans cette explosion de senteurs et de couleurs un rapprochement possible avec le / une allusion cryptée au / kaléidoscope que Baudelaire valorisait par rapport à la photographie. Peut-être ajoute-t-il sans insister, ce  goût des explosions pourrait-il se rattacher aux textes sur l’essence du rire et sur le comique absolu … ?

Encore quelques exemples. Dans Le désir de peindre (Spleen de Paris): Elle est belle, et plus que belle ; elle est surprenante . En elle le noir abonde : et tout ce qu’elle inspire est nocturne et profond. Ses yeux sont deux antres où scintille vaguement le mystère, et son regard illumine comme l’éclair : c’est une explosion dans les ténèbres. Je la comparerais à un soleil noir , si l’on pouvait concevoir un astre noir versant la lumière et le bonheur.

Dans Le tir et le cimetière (Spleen de Paris) : En effet, la lumière et la chaleur y faisaient rage, et l’on eut dit que le soleil ivre se vautrait de tout son long sur le tapis de fleurs magnifiques engraissées par la destruction. Un immense bruissement de vie remplissait l’air, - la vie des infiniments petits, - coupé à intervalles réguliers par la crépitation des coups de feu d’un tir voisin, qui éclataient comme l’explosion des bouchons de champagne dans le bourdonnement d’une symphonie en sourdine.

Dans Anywhere out of the world (Spleen de Paris) : Enfin, mon âme fait explosion , et sagement elle me crie : ‘‘N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde !’’.

Eclairage au gaz, explosion du gaz, chaos dominé, retour au chaos, hic et nunc, dit Compagnon. Mais, ajoute-t-il, il y a encore un troisième volet. Il se dessine dans L’Amour du mensonge (Fleurs du mal – Tableaux parisiens - 1860) : Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore, / Ton front pâle, embelli par un morbide attrait, / Où les torches du soir allument une aurore, / Et tes yeux attirants comme ceux d’un portrait, / Je me dis : Qu’elle est belle ! et bizarrement fraîche !  … ; dans une lettre aussi adressée à Poulet-Malassis, où il est question de la douceur du gaz, de l’effet de sa lumière sur la beauté des femmes, avec référence à Racine (Athalie) - pour réparer des ans l’irréparable outrage. Entre le tout blanc et le tout noir, il y a donc des nuances, un possible attendrissement. Dans Le jeu (Fleurs du mal – Tableaux parisiens), Compagnon veut lire l’affirmation qu’il y a une beauté du gaz ( ?): Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres / Et d’énormes quinquets projetant leurs lueurs / Sur des fronts ténébreux de poètes illustres / Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs …  

Et que penser de l’étrange hymne à la nuit, poursuit-il, à la fin du Crépuscule du soir (Spleen de Paris), ce rajout après-coup de 1862, ces paragraphes qui ont suscité des interrogations de la part des commentateurs, étonnés de la rupture de ton induite ;  il cite Suzanne Bernard, critique canadienne auteur dans les années 1950 d’une thèse : ‘‘Le poème en prose de Baudelaire à nos jours’’ (mais elle datait faussement la réécriture de 1864 et l’attribuait à un Baudelaire diminué par la maladie) ; il cite aussi Gérald Antoine et Georges Blin , élogieux et réservés à la fois. Il lit, in extenso, répétant au passage une lecture déjà faite :

Ô nuit ! ô rafraîchissantes ténèbres ! vous êtes pour moi le signal d’une fête intérieure, vous êtes la délivrance d’une angoisse ! Dans la solitude des plaines, dans les labyrinthes pierreux d’une capitale, scintillement des étoiles, explosion des lanternes, vous êtes le feu d’artifice de la déesse Liberté.

Crépuscule, comme vous êtes doux et tendre ! Les lueurs roses qui traînent encore à l’horizon comme l’agonie du jour sous l’oppression victorieuse de la nuit, les feux des candélabres qui font des taches d’un rouge opaque sur les dernières gloires du couchant, les lourdes draperies qu’une main invisible attire des profondeurs de l’Orient, imitent tous les sentiments compliqués qui luttent dans le cœur de l’homme aux heures solennelles de la vie.

On dirait encore une de ces robes étranges de danseuses, où une gaze transparente et sombre laisse entrevoir les splendeurs amorties d’une jupe éclatante, comme sous le noir présent transperce le délicieux passé ; et les étoiles vacillantes d’or et d’argent, dont elle est semée, représentent ces feux de la fantaisie qui ne s’allument bien que sous le deuil profond de la nuit.

Et Compagnon veut comparer le paragraphe  ‘‘Ô nuit ! ô rafraîchissantes ténèbres ! …. la déesse Liberté’‘ au premier paragraphe de la version initiale du petit poème en prose qu’il projette à l’écran : La tombée de la nuit a toujours été pour moi le signal d’une fête intérieure et comme la délivrance d’une angoisse – Dans les bois comme dans les rues d’une grande ville, l’assombrissement du jour et le pointillement des étoiles ou des lanternes éclairent mon esprit. Il souligne que selon lui, la seconde et définitive version exhibe les deux qualités du gaz, lumière et éruption ; et c’est , dit-il, comme si on avait changé d’époque, les rues d’une grande ville devenues les labyrinthes pierreux d’une capitale, avec l’allégorie superbe du feu d’artifice au moment où la ville s’illumine.

Compagnon note également, dans le projet d’épilogue aux Fleurs du mal que Baudelaire avait prévu pour l’édition de 1861, ces expressions : … et des feux d’artifice (il s’agit d’une apostrophe à la ville) , éruptions de joie, qui font rire le ciel, muet et ténébreux. A des fins de rapprochement, il affiche alors à l’écran la chute d’Anywhere out of the world … qu’il relit (dont la redite finale): Là, le soleil ne frise qu’obliquement la terre, et les lentes alternatives de la lumière et de la nuit suppriment la variété et augmentent la monotonie, cette moitié du néant. Là, nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres, cependant que, pour nous divertir, les aurores boréales nous enverront de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d’un feu d’artifice d’Enfer. Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie : ‘‘N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde !’’.

Il fournit des précisions additionnelles : le verbe ‘‘exploser’’, bien qu’introduit en 1801, n’est pas usité au XIX° siècle. Littré ne le connaît pas. C’est ‘‘explosionner’’, au sens de ‘‘faire explosion’’ qui a cours, et ‘‘exploser’’ ne s’imposera qu’après 1880 … avec les attentats anarchistes et – en quelque sorte – la poésie de Mallarmé (cf. supra).

Il revient aux deux derniers paragraphes du Crépuscule du soir - Crépuscule, comme vous êtes doux et tendre ! … / On dirait encore une de ces robes étranges … - et (re)digresse quelques instants : ‘‘gaz-chaos’’ et ‘‘gaze – emprunt au persan, à l’arabe’’.

Le gaz, dit-il, est à ce point ‘‘attaché’’ à Baudelaire que Mallarmé l’intègrera dans le ‘‘tombeau’’ qu’il lui consacre. Il projette à l’écran et lit :

Le temple enseveli divulgue par la bouche

Sépulcrale d’égout bavant bave et rubis

Abominablement quelque idole Anubis

Tout le museau flambé comme un aboi farouche

Ou que le gaz récent torde la mèche louche

Essuyeuse on le sait des opprobres subis

Il rallume hagard un immortel pubis

Dont le vol selon le réverbère accouche.

Ces vers difficiles, commente-t-il, font allusions à quelques grands thèmes baudelairiens comme la mort et la prostitution, avec des références urbaines (bouches d’égout). Le second quatrain d’ailleurs se réfère aux vers du Crépuscule du soir, version Fleurs du mal : A travers les lueurs que tourmente le vent / La prostitution s’allume dans les rues .

Et Compagnon en termine avec le gaz sur cette image mallarméenne où celui-ci rallume hagard un immortel pubis, métaphore d’une ville baudelairienne illuminée comme une vieille catin.

A SUIVRE pour , annonce Compagnon, une entrée en ville par la grande porte, celle des foules …

 

 

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