Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Mémoire-de-la-Littérature
1 octobre 2012

Les vertèbres de tante Léonie.

On s’étonne, à la relecture, dans les débuts pourtant si travaillés de la Recherche, au milieu de tant de morceaux d’anthologie, de trébucher sur ce qui peut se percevoir comme des maladresses, traduction probable d’une réticence, hésitation d’une expression qui veut suggérer mais qui n’ose pas dire et qui rate les buts qu’elle voulait se fixer en trahissant même au passage la simple logique.

Trois exemples à suivre, fort différents. 

cassis-dans-l-arbuste

Le petit cabinet sentant l’iris :  « … au haut de notre maison de Combray, dans le petit cabinet sentant l’iris, (…) avec les hésitations héroïques du voyageur qui entreprend une exploration ou du désespéré qui se suicide, défaillant, je me frayais en moi-même une route inconnue et que je croyais mortelle, jusqu’au moment où une trace naturelle comme celle d’un colimaçon s’ajoutait aux feuilles du cassis sauvage qui se penchaient jusqu’à moi ».

L’indiscutable élégance du style pour cette célèbre scène d’onanisme enfantin laisse néanmoins songeur pour ce qui concerne son effectuation. On doute que le cabinet sentant l’iris ait bénéficié de la présence surabondante d’un cassis sauvage qui outre qu’il se serait penché sur le narrateur, donc serait parvenu là « d’en haut » (par des interstices du toit ? par la fenêtre ? L’arbuste n’est pas censé dépasser les 2 mètres …), aurait recouvert le sol, prêt à recueillir les premiers épanchements d’une volupté juvénile et solitaire. L’hypothèse d’une activité répréhensible pratiquée par la fenêtre entr’ouverte, si elle rend plausible l’écoulement coupable sur les feuilles d’un cassis jouxtant le mur extérieur du petit cabinet est athlétiquement peu crédible et terriblement exposée.  Bref, une impression curieuse …

aubepines_automne

Le raidillon aux aubépines :  « …elle laissa ses regards filer de toute leur longueur dans ma direction  (…) et sa main esquissait en même temps un geste indécent, auquel, quand il était adressé en public à une personne qu’on ne connaissait pas, le petit dictionnaire de civilité que je portais en moi ne donnait qu’un seul sens, celui d’une intention insolente ».

Il semble naturel de vouloir visualiser le geste de Gilberte. On apprendra plus tard (in Le temps retrouvé) qu’il faut y voir – c’est Gilberte elle-même qui l’affirmera - une invite sexuelle : « J’avais l’habitude (…) d’aller jouer avec de petits amis, dans les ruines du donjon de Roussainville (…)  il y avait là-dedans des filles et des garçons de tout genre, qui profitaient de l’obscurité. L’enfant de chœur de l’église de Combray, Théodore (…)  s’y amusait avec toutes les petites paysannes du voisinage (…) j’aurais voulu vous y voir venir; je me rappelle très bien que, n’ayant qu’une minute pour vous [le] faire comprendre (…) je vous l’ai indiqué d’une façon tellement crue que j’en ai honte maintenant ». Soit. Mais cela ne suffit pas. D’autant que ce geste semble changer de sens selon qu’il s’adresse à une personne que l’on connaît ou pas, et qu’insolent dans le second cas, il ne le serait donc pas dans le premier. Les usages des cours d’école d’aujourd’hui pourraient, pour l’intention insolente, faire penser à un ‘‘bras’’ ou à un ‘‘doigt’’, identiquement  ‘‘d’honneur’’, mais le sens n’est alors guère modifié par le statut du destinataire. Jacques Darriulat dans les notes de cours qu’il publie sur son blog depuis sa retraite de professeur de philosophie, euphémise totalement l’affaire : « Inutile d’imaginer un geste obscène : Gilberte fait simplement signe au narrateur pour qu’il vienne auprès d'elle ». Certes, ce n’est plus insolent lorsqu’on connaît la personne et cela peut le devenir quand il s’agit d’un affrontement de petits coqs, le « Viens ici si t’es un homme » des empoignades à distance … Cela semble malgré tout  nier l’évidence du texte et du contexte. Le mystère est peut-être volontaire ici, et Proust aura préféré ne pas expliciter ; il n’en demeure pas moins qu’il est probable qu’il a lui-même plaqué une image précise sur son évocation, et qu’un geste de la main indécent, cru, d’intention insolente, ne peut avoir été qu’à forte connotation sexuelle, désignant une partie du corps ou mimant une pratique. Demeure la frustration de l’incertitude. Reste aussi le problème logique. Tout indique que dans le raidillon aux aubépines, le narrateur et Gilberte se voient pour la première fois. Le ‘‘flash’’ sexuel de la fillette pour ce joli inconnu, accompagné d’une projection immédiate vers de possibles rendez-vous interdits dans les ruines du donjon de Roussainville, avec brutale invite sexuelle codée à la clef, est une séquence tout à fait incompréhensible quand on la ramasse sur la poignée de secondes qui lui est octroyée.

Montjouvain

Le talus de Montjouvain : cette ‘‘scandaleuse’’ scène , enfin, ne laisse pas et plus encore de surprendre. Lorsqu’elle se produit, le narrateur ne sait pratiquement rien de Mlle Vinteuil, hors des rumeurs: «  C’est du côté de Méséglise, à Montjouvain, maison située  au bord d’une grande mare et adossée  à un talus buissonneux, que demeurait M. Vinteuil. Aussi croisait-on souvent sur la route sa fille, conduisant un buggy à toute allure. A partir d’une certaine année on ne la rencontra plus seule, mais avec une amie plus âgée, qui avait mauvaise réputation dans le pays et qui un jour s’installa définitivement à Montjouvain. On disait : ‘‘Faut-il que ce pauvre M. Vinteuil soit aveuglé par la tendresse …’’ ». Quand la scène du talus se met en place, le narrateur précise : « … je vis Mlle Vinteuil (autant que je pus la reconnaître , car je ne l’avais pas vue souvent à Combray, et seulement quand elle était encore une enfant, tandis qu’elle commençait d’être une jeune fille) … ».

Or, pendant les quelques pages qui suivent et nous décrivent la profanation lesbienne du souvenir de Vinteuil récemment mort, profanation et lesbianisme d’ailleurs terriblement anodins à l’aune des textes d’aujourd’hui qui du coup ‘‘datent’’ fortement celui-ci, le narrateur accumule les notations sur le caractère de Mlle Vinteuil, sa sensibilité, ses réticences psychologiques, nous faisant voir ‘‘les choses qui sont derrière les choses’’, analysant ses réserves, déchiffrant le vrai sous le faux de ses réactions, et comme on dirait aujourd’hui, parfaitement informé sur son ‘‘ressenti’’ .

« Mais aussitôt elle sentit …./ Elle pensa que … / par une générosité instinctive et une politesse involontaire, elle taisait les mots prémédités qu’elle avait jugés indispensables … / Et à tout moment, au fond d’elle-même, une vierge timide et suppliante implorait et faisait reculer un soudard fruste et vainqueur … Elle cherchait le plus loin qu’elle pouvait de sa vraie nature morale … / Son cœur scrupuleux et sensible  ignorait … / … ses habitudes de timidité paralysaient ses velléités d’audace … / … et puis cette modération (…) paraissait peut-être à sa nature franche et bonne … »

Rien ne nous indique qu’il s’agisse d’une interprétation des faits constatés, tout est rédigé comme par un fin connaisseur et de longue date de la ‘‘vraie nature’’ de Mlle Vinteuil. L’effet est extrêmement étonnant.

Outre, je l’ai évoqué, le caractère mièvre des insultes (« le vilain singe » ou « la vieille horreur »), l’audace de cour de récréation du geste («  Oh ! tu n’oserais pas. – Je n’oserais pas cracher dessus ? ») quand le contexte attendrait des obscénités comportementales. Il est vrai que le petit Marcel n’est pas porté aux débordements langagiers et le fameux « Zut, zut, zut, zut » du texte, comme expression de l’enthousiasme vitaliste qui suit la fin de l’averse et précède de quelques pages l’épisode du talus, nous paraît quand même aujourd’hui singulièrement décalé.

Mais restons-en à la logique du récit. Elle me semble, dans cette inexplicable empathie au bénéfice de Mlle Vinteuil, curieusement mise en question. L’omniscience du narrateur ne s’inscrit pas dans le fil de ce qui précède et le lecteur en est déstabilisé.

Simples remarques. Et puis, rouvrons le volume ….

Publicité
Publicité
Commentaires
Mémoire-de-la-Littérature
Publicité
Derniers commentaires
Archives
Publicité