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Mémoire-de-la-Littérature
7 avril 2013

Le nez, le nom, la rougeur, la gêne … et la présence de l’absence !

Quel programme ! Leçons (I et II) du 26/3/2013.

 

Suite au faux bond de Marc Fumaroli, la leçon du jour est bissée, malgré la légère indisposition d’Antoine Compagnon qui s’annonce un peu enrhumé (cela ne s’entend pas).

On va tourner, longuement, autour bien entendu de différentes versions du texte de la Recherche, préparatoires et définitive, mais qui toutes vont successivement se rapporter au nez de Swann, puis d’autres, nez toujours busqué, mais tantôt - sous ce vocable - crochu, et dès lors péjorativement juif, ou aquilin, et alors laudativement aristocratique. Suivra brièvement le nom, le monosyllabe Swann, connoté d’autres monosyllabes juifs ou renvoyé à des marques commerciales « d’époque », de lampes, de stylos, ce qui n’est pas incompatible.

Le fredonnement « Tilalam, talam, talim » resurgit, s’explore et s’explique, avant qu’on ne bascule vers d’autres préoccupations, cette fois relatives au héros raconté par le narrateur, à son innocence amorale et perverse, à ses faux pas, puis à ses rougeurs, puis aux rougeurs d’autres personnages, puis enfin, comme pour mettre dans une perspective longue des scènes d’observation  de sa propre absence sociale dans le miroir sans tain d’un témoin, la copieuse reprise de l’épisode homérique des larmes d’Ulysse chez Alcinoos.

Cahier 9, à propos de Swann : « … on distinguait mal son curieux visage en bec d’aigle sous un haut front entouré de soyeux cheveux blonds, presque roux », notations qui donneront finalement, dans la version définitive : « … on distinguait mal son visage au nez busqué, aux yeux verts, sous un haut front entouré de cheveux blonds presque roux, coiffés à la Bressant ». Brève digression étymologique d’AC sur « busqué », apparenté à busc (cf. Wikipedia) : «Dans les corsets du XVIe au XVIII° siècle,  le busc était une lame épaisse de bois, de métal ou d’ivoire, arrondie aux deux extrémités, de quelques centimètres de large et de la hauteur du corset, destinée à ce que le devant soit bien droit et à aider à faire pigeonner la poitrine. Etc. »).

Busc    Une digression suivie d’un renvoi à deux ou trois citations complémentaires :

- « Swann généreux et courtois qui [m’avait fait une gentillesse] , ou [ l’avait faite à mes parents] , sans avoir plus l'air de s'apercevoir de sa valeur que ne fait dans la fresque de Luini [Bernardino ; 1481-1532 ; élève de Léonard de Vinci ( ?)], le charmant roi mage, au nez busqué, aux cheveux blonds, et avec lequel on lui avait trouvé autrefois – paraît-il – une grande ressemblance. » [in A l’ombre des..]

- « Il était extrêmement Guermantes par la blondeur des cheveux, le profil busqué, les points où la peau de la joue s'altère, tout ce qui se voit déjà dans les portraits de cette famille que nous ont laissés le XVIe et le XVIIe siècle. (…). Je lisais le crochet que faisait le nez du duc de Châtellerault comme la signature d'un peintre que j'aurais longtemps étudié, mais qui ne m'intéressait plus du tout. » (in Le côté de Guermantes)

- « … la duchesse n'avait dans les cheveux qu'une simple aigrette qui dominant son nez busqué et ses yeux à fleur de tête avait l'air de l'aigrette d'un oiseau. » (ibid)

Antoine Compagnon souligne que le ‘‘nez busqué’’ est un euphémisme stéréotypé du nez juif dans la littérature contemporaine (de la Recherche), et il fournit à l’appui une citation d’Anatole Leroy-Beaulieu dans un texte relatif au centenaire de 1789 dont l’extrait cité se désigne comme ‘‘le discours de l’israélite’’ : « Je demande la parole, s’écria au milieu du bruit un petit homme au nez busqué. On ne savait trop à quelle nation il appartenait, ni à quel titre il assistait au banquet. Je suis juif, commença-t-il, et quand tous les peuples maudiraient la Révolution française, nous, juifs, nous lui dirions ‘‘Hosannah !’’. C’est elle qui nous a tirés de la servitude, elle qui nous a rendu une patrie. Aussi, tant qu’Israël durera, le nom de la France sera béni. Du vermisseau de Jacob, foulé aux pieds par les nations , elle a refait un homme. »

On rencontre là la thèse déjà évoquée du franco-judaïsme, dit AC avant de passer à un autre littérateur, Romain Rolland, dans ‘‘Jean-Christophe’’, où le ‘‘nez busqué’’, souligne-t-il, sert de marqueur euphémistique dans un climat d’antisémitisme discret , après quoi il revient à Proust : « Un dimanche, pendant ma lecture au jardin, je fus dérangé par Swann qui venait voir mes parents. – Qu'est-ce que vous lisez, on peut regarder ? Tiens, du Bergotte ? Qui donc vous a indiqué ses ouvrages ? - Je lui dis que c'était Bloch. – Ah ! oui, ce garçon que j'ai vu une fois ici, qui ressemble tellement au portrait de Mahomet II par Bellini. Oh ! c'est frappant, il a les mêmes sourcils circonflexes, le même nez recourbé, les mêmes pommettes saillantes. Quand il aura une barbiche ce sera la même personne. » (in Du côté de chez Swann)

Bellini-Mahomet II         Ce nez ici ‘‘recourbé’’ de Bloch sera plus loin qualifié de ‘‘busqué’’ et même de ‘‘très busqué’’  quand Albertine dira trouver Bloch beau, compliment assorti de plus que des réserves : « – Je reconnais qu'il est assez joli garçon, me dit Albertine, mais ce qu'il me dégoûte ! - Je n'avais jamais songé que Bloch pût être joli garçon ; il l'était, en effet. Avec une tête un peu proéminente, un nez très busqué, un air d'extrême finesse et d'être persuadé de sa finesse, il avait un visage agréable. », avec plus loin ce cri du cœur: « Je l'aurais parié que c'était un youpin. C'est bien leur genre de faire les punaises. » (in A l’ombre des …)

Après le nez, le nom. Un nom, celui de Swann, porteur d’ambiguïté. Car il est dit d’origine anglaise lorsque Gilberte le prononce ‘‘Svann’’ : « C'est que Gilberte était devenue très snob. C'est ainsi qu'une jeune fille ayant un jour, soit méchamment, soit maladroitement, demandé quel était le nom de son père, non pas adoptif mais véritable, dans son trouble et pour dénaturer un peu ce qu'elle avait à dire, elle avait prononcé au lieu de Souann, Svann, changement qu'elle s'aperçut un peu après être péjoratif, puisque cela faisait de ce nom d'origine anglaise un nom allemand» (in Albertine disparue), quand nombre d’interlocuteurs de Swann le comprennent de travers parce que par proximité phonétique, ils l’intègrent à une famille de patronymes juifs monosyllabiques : Scharf, Schatz, Schœn, Schorr, Schwab, Schwartz. On pourra noter au passage que par exemple tel site qui fournit les  noms de famille juifs  précédents, ne signale pas  ‘‘Swann’’.

Quoi qu’il en soit, dans Sodome et Gomorrhe, Swann sollicité par Bloch au moment de l’affaire Dreyfus se récuse, refusant de signer une pétition en faveur du colonel Picquart – celle-là même que Proust portera à Anatole France - son nom lui paraissant trop « hébraïque ».

Voici le long passage, qui éclaire d’ailleurs la complexité de sa position : « Swann trouvait maintenant indistinctement intelligents ceux qui étaient de son opinion, son vieil ami le prince de Guermantes, et mon camarade Bloch qu'il avait tenu à l'écart jusque-là, et qu'il invita à déjeuner. Swann intéressa beaucoup Bloch en lui disant que le prince de Guermantes était dreyfusard. « Il faudrait lui demander de signer nos listes pour Picquart ; avec un nom comme le sien, cela ferait un effet formidable. » Mais Swann, mêlant à son ardente conviction d'Israélite la modération diplomatique du mondain, dont il avait trop pris les habitudes pour pouvoir si tardivement s'en défaire, refusa d'autoriser Bloch à envoyer au Prince, même comme spontanément, une circulaire à signer. « Il ne peut pas faire cela, il ne faut pas demander l'impossible, répétait Swann. Voilà un homme charmant qui a fait des milliers de lieues pour venir jusqu'à nous. Il peut nous être très utile. S'il signait votre liste, il se compromettrait simplement auprès des siens, serait châtié à cause de nous, peut-être se repentirait-il de ses confidences et n'en ferait-il plus. » Bien plus, Swann refusa son propre nom. Il le trouvait trop hébraïque pour ne pas faire mauvais effet. Et puis, s'il approuvait tout ce qui touchait à la révision, il ne voulait être mêlé en rien à la campagne antimilitariste. Il portait, ce qu'il n'avait jamais fait jusque-là, la décoration qu'il avait gagnée comme tout jeune mobile, en 70, et ajouta à son testament un codicille pour demander que, contrairement à ses dispositions précédentes, des honneurs militaires fussent rendus à son grade de chevalier de la Légion d'honneur. Ce qui assembla, autour de l'église de Combray tout un escadron de ces cavaliers sur l'avenir desquels pleurait autrefois Françoise, quand elle envisageait la perspective d'une guerre. Bref Swann refusa de signer la circulaire de Bloch, de sorte que, s'il passait pour un dreyfusard enragé aux yeux de beaucoup, mon camarade le trouva tiède, infecté de nationalisme, et cocardier. »

Autre notation à propos de la relation de Swann à son propre nom, ceci, dans le cahier 8 cette fois, donc  en ‘‘avant-texte’’ : « [Swann] était un ami intime du comte de Chambord pour qui celui-ci, si Swann ne s’y était pas absolument opposé, voulant garder le nom de ses parents tel qu’il était, aurait relevé un grand titre français éteint », complété ailleurs par cette remarque : « Il était porteur d’un nom en soi-même obscur, en tout cas, non représentatif d’une race, comme eût été Rotschild ».

Antoine Compagnon estime tout cela assez contradictoire, ou incohérent, et du nom anglais au nom juif, à rassembler les indices égrenés, il estime bien difficile de construire un tout logique. Et il rajoute une réflexion  de Mme Cottard qui se greffe sur un échange avec le baron de Charlus :  « Mme Cottard, au bout d'un instant, prit un sujet qu'elle trouvait plus personnel au baron. « Je ne sais pas si vous êtes de mon avis, Monsieur, lui dit-elle (…), mais je suis très large d'idées et, selon moi, pourvu qu'on les pratique sincèrement, toutes les religions sont bonnes(…) – On m'a appris que la mienne était la vraie, répondit M. de Charlus. - C'est un fanatique, pensa Mme Cottard ; Swann, sauf sur la fin [elle pense à l’affaire Dreyfus], était plus tolérant, il est vrai qu'il était converti. » 

Continuant sa navigation qui est elle-même fort éloignée de la ligne droite, AC évoque une remarque troublante de la mère du narrateur, dans Albertine disparue, au sujet du mariage de Robert de Saint-Loup et de Gilberte : « Et pourtant, crois-tu tout de même, me dit ma mère, si le père Swann – que tu n'as pas connu, il est vrai – avait pu penser qu'il aurait un jour un arrière-petit-fils ou une arrière-petite-fille où couleraient confondus le sang de la mère Moser qui disait : « Ponchour Mezieurs » et le sang du duc de Guise ! ». Une réflexion teintée d’antisémitisme qui marque bien, dit AC, que l’assimilation ne s’est pas faite vite. Cette mère Moser d’ailleurs est en quelque sorte un hapax en termes de personnage, elle ne réinterviendra pas, on ne sait rien d’elle ; Moser comme Moïse ? Il y a, dit AC, plusieurs Moïse dans la famille de Jeanne Weil. Quant à la réflexion elle-même, elle ‘‘colore’’, dit AC, la rencontre du narrateur et de Mlle de Saint-Loup, fille de Gilberte et de Robert, chez la princesse de Guermantes (Le temps retrouvé), comme la réunion incarnée des deux ‘‘Côtés’’ :  « Comme la plupart des êtres, d'ailleurs, n'était-elle pas [Mlle de Saint-Loup] comme sont dans les forêts les « étoiles » des carrefours où viennent converger des routes venues, pour notre vie aussi, des points les plus différents. Elles étaient nombreuses pour moi, celles qui aboutissaient à Mlle de Saint-Loup et qui rayonnaient autour d'elle. Et avant tout venaient aboutir à elle les deux grands «côtés» où j'avais fait tant de promenades et de rêves – par son père Robert de Saint-Loup le côté de Guermantes, par Gilberte sa mère le côté de Méséglise qui était le côté de chez Swann. »

Et tout de suite après réapparaît … le nez : « Cependant Mlle de Saint-Loup était devant moi. Elle avait les yeux profonds, nets, forés et perçants. Je fus frappé que son nez, fait comme sur le patron de celui de sa mère et de sa grand'mère, s'arrêtât juste par cette ligne tout à fait horizontale sous le nez, sublime quoique pas assez courte. Un trait aussi particulier eût fait reconnaître une statue entre des milliers, n'eût-on vu que ce trait-là, et j'admirais que la nature fût revenue à point nommé pour la petite fille, comme pour la mère, comme pour la grand'mère, donner, en grand et original sculpteur, ce puissant et décisif coup de ciseau. Ce nez charmant, légèrement avancé en forme de bec, avait la courbe, non point de celui de Swann mais de celui de Saint-Loup. »

Antoine Compagnon juge la description équivoque, se demande ‘‘quoi est à qui’’ dans ce physique et de quelle grand-mère il peut s’agir : Odette ? Mme de Marsantes ? … outre la réserve du ‘‘pas assez courte’’. J’y ajouterai – simple détail de forme – ce que je perçois comme une répétition maladroite de ‘‘nez’’ : « … son nez, fait comme sur le patron de celui de sa mère et de sa grand'mère, s'arrêtât juste par cette ligne tout à fait horizontale sous le nez … ». Le Temps Retrouvé n’a pas été relu, retravaillé comme Combray. Il y reste des scories, comme celle-ci.

Bifurcation       Mais Antoine Compagnon a déjà bifurqué. Son changement de pied se fait sans transition, sans lien réel avec ce  nez qui vient de resurgir, sinon peut-être le souci de terminer le balayage des allusions relevant du dossier juif ? Car on se retrouve avec la scène du baiser du soir à Combray et une remarque sur les codes de Françoise, issue du glissement d’un passage plus long du Cahier 9 incluant quelques allusions bibliques, passage auquel il me semble qu’il s’est déjà reporté précédemment ( ?). Un peu curieux, tout ça.

AC lit : « Elle possédait à l'égard des choses qui peuvent ou ne peuvent pas se faire un code impérieux, abondant, subtil et intransigeant sur des distinctions insaisissables ou oiseuses (ce qui lui donnait l'apparence de ces lois antiques qui, à côté de prescriptions féroces comme de massacrer les enfants à la mamelle, défendent avec une délicatesse exagérée de faire bouillir le chevreau dans le lait de sa mère, ou de manger dans un animal le nerf de la cuisse). »

Voilà pour le texte définitif.

Et il paraît intéressant à AC de remonter à la source, au Cahier 9 donc, biffures comprises :  « … cette singularité de Françoise, dialectique, sophistique et oiseuse de ces codes antiques qui disent tu peux tuer de la vieille loi juive telle que l’édicte la Bible ou Dieu qui montrent à côté de prescriptions inouïes des délicatesses excessives comme de préconiser de massacrer des enfants à la mamelle et les femmes enceintes mais interdit pour la préparation culinaire du chevreau de le faire cuire dans le lait de sa mère  en considération de Jacob de ne jamais manger dans un animal le nerf de la cuisse… », occasion de prendre acte de la connaissance, par Proust, du texte de la Genèse  avec, finalement, cette reprise ‘‘au propre’’ un peu plus loin : « … apparence singulière , sophistique et oiseuse de la vieille loi juive, par exemple, qui à côté de prescriptions féroces comme de massacrer les enfants à la mamelle et les femmes enceintes, fait voir des scrupules d’une délicatesse exagérée quand elle défend, pour la préparation culinaire du chevreau, de le faire bouillir dans le lait de sa mère,  ou entièrement stupides quand elle recommande, pour honorer la mémoire de Jacob, de ne jamais manger dans un animal le nerf de la cuisse. » Cette version sera entièrement réécrite dans les placards etc. La version ‘Combray’’ définitive étant celle qu’on a lue plus haut. Le gain stylistique est évident, mais nous, qu’y avons nous gagné ? De le constater ?

Fredonnement      Bah ! Fredonnons … car on revient aux fredonnements du grand-père, à ce « Tilalam, talam, talim » cité huit jours avant. Il est en fait apparu, beaucoup plus longuement, dans le Cahier 8, sous la forme : «  Tam talam talam talam talam talim talilalam timtalam ». Cette psalmodie a beaucoup intrigué AC. Il a cberché et, pense-t-il, trouvé. Il y aurait là des références hébraïques, des renvois précis à des psaumes. Le psaume 10-1 : « Pourquoi, Yahvé, te tiens-tu éloigné ? Pourquoi te caches-tu au temps de la détresse ? ». Or « talim » voudrait dire « se cacher, être caché, se dérober ». Il y a aussi les Lamentations (3-56) : « Tu as entendu ma voix. Ne ferme point / Ne cache point ton oreille à mes soupirs, à mes cris », où « talem » interviendrait comme impératif. Ou encore le psaume 55-2 : « Ô Dieu, prête l’oreille à ma prière, ne te dérobe pas à mes supplications », ou Esaie (58-7) : «Veille, si tu vois un homme nu à le couvrir, à ne pas te détourner de ta propre chair », toujours avec du « talam », du « talim » possible …

Cela reste hypothétique. Proust, dit AC, n’est pas un familier de la liturgie juive ; un vernis sans doute, lors de la mort des grands-parents, la grand-mère en 1890, le grand-oncle puis le grand-père en 1896, côté Weil. Il a dû entendre réciter le Kaddish. Il a écrit à Laure Hayman, proche amie de son grand-oncle à cette occasion (accessoirement : à l’origine de la ‘‘dame en rose’’) : « … dans sa religion, il n’y a pas de service ». C’est la période où Philip Kolb pense pouvoir situer une lettre à Montesquiou déjà citée : «  Si je suis catholique comme mon père et mon frère, par contre, ma mère est juive ». Dans ses dernières années, Proust a écrit à un correspondant non identifié : « Il n’y a plus personne, pas même moi, puisque je ne puis plus me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand-père, suivant le rite qu’il n’avait jamais compris, allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents ». C’est Georges Cattaui  qui cite ce courrier dans un article ancien, de 1928, ‘‘Proust et les juifs’’. Le cimetière évoqué est une parcelle du Père Lachaise mise en 1910 à la disposition du Consistoire juif (institution créée par Napoléon 1er pour administrer le culte israélite en France) et où l’un des premiers enterrés est la femme de Baruch Weil, l’arrière-grand-père maternel de Proust, qui sera suivie d’autres, dont la seconde femme dudit Baruch et arrière-grand-mère de Marcel. A noter que l’incompréhension ‘‘rituelle’’ du grand-père est d’autant plus étonnante que l’explication est simple : la coutume juive interdisant les fleurs sur les tombes (ainsi d’ailleurs que les visites trop fréquentes !), il est d’usage de déposer un petit caillou sur la stèle ou la dalle pour marquer son passage.

Sur quoi AC décide que l’on peut clore le dossier juif. Et passer à autre chose. Bien.  A ceci, par exemple : l’absence d’innocence du héros, présenté et premièrement perçu sans tache et puis, à la relecture … pervers polymorphe ? Non, là, je galèje. AC n’a pas dit ça. Mais quand même, pervers, un peu, et même d’une perversité où pourraient se lire les prolégomènes de sa vocation d’écrivain. Diable !

On va laisser de côté Montjouvain, la scène de voyeurisme trop rebattue, archi-commentée et prendre deux perversions mineures (enfin, pas tant que cela) et néanmoins (‘‘nez en moins’’, puisqu’on a laissé le thème ? Je manque de sérieux !) significatives.

Betty Boop      L’épisode de la dame en rose. On le connaît. L’oncle Adolphe introduit à contrecœur son petit visiteur inattendu auprès de la belle de passage  et : « Éperdu d'amour pour la dame en rose, je couvris de baisers fous les joues pleines de tabac de mon vieil oncle, et tandis qu'avec assez d'embarras il me laissait entendre sans oser me le dire ouvertement qu'il aimerait autant que je ne parlasse pas de cette visite à mes parents, je lui disais, les larmes aux yeux, que le souvenir de sa bonté était en moi si fort que je trouverais bien un jour le moyen de lui témoigner ma reconnaissance. Il était si fort en effet que deux heures plus tard, après quelques phrases mystérieuses et qui ne me parurent pas donner à mes parents une idée assez nette de la nouvelle importance dont j'étais doué, je trouvai plus explicite de leur raconter dans les moindres détails la visite que je venais de faire. Je ne croyais pas ainsi causer d'ennuis à mon oncle. Comment l'aurais-je cru, puisque je ne le désirais pas. Et je ne pouvais supposer que mes parents trouveraient du mal dans une visite où je n'en trouvais pas. N'arrive-t-il pas tous les jours qu'un ami nous demande de ne pas manquer de l'excuser auprès d'une femme à qui il a été empêché d'écrire, et que nous négligions de le faire, jugeant que cette personne ne peut pas attacher d'importance à un silence qui n'en a pas pour nous. Je m'imaginais, comme tout le monde, que le cerveau des autres était un réceptacle inerte et docile, sans pouvoir de réaction spécifique sur ce qu'on y introduisait ; et je ne doutais pas qu'en déposant dans celui de mes parents la nouvelle de la connaissance que mon oncle m'avait fait faire, je ne leur transmisse en même temps comme je le souhaitais le jugement bienveillant que je portais sur cette présentation. Mes parents malheureusement s'en remirent à des principes entièrement différents de ceux que je leur suggérais d'adopter, quand ils voulurent apprécier l'action de mon oncle. Mon père et mon grand-père eurent avec lui des explications violentes ; j'en fus indirectement informé. Quelques jours après, croisant dehors mon oncle qui passait en voiture découverte, je ressentis la douleur, la reconnaissance, le remords que j'aurais voulu lui exprimer. À côté de leur immensité, je trouvai qu'un coup de chapeau serait mesquin et pourrait faire supposer à mon oncle que je ne me croyais pas tenu envers lui à plus qu'à une banale politesse. Je résolus de m'abstenir de ce geste insuffisant et je détournai la tête. Mon oncle pensa que je suivais en cela des ordres de mes parents, il ne le leur pardonna pas, et il est mort bien des années après sans qu'aucun de nous l'ait jamais revu. »

Antoine Compagnon a fractionné le texte pour y intercaler des commentaires rapides sur l’attitude embarrassée de l’oncle, la gratitude excessive et superficielle du héros, son recours à la vieille casuistique de l’intention / action qui lui permet de s’absoudre à bon compte, sa longue ‘‘excusatio’’ (AC dit : excusatio non petita, accusatio manifesta, locution latine d’origine médiévale qui au fond et en gros signifie ‘‘Qui trop s’excuse, s’accuse’’), son incapacité à se mettre ‘‘à la place de l’autre’’. On est dans le jeu même de la dénégation, du refus de responsabilité . Le bilan ‘‘humain’’ est au fond catastrophique, qui découle de ce « je détournai la tête » , de ce reniement que le narrateur ne commente pas vraiment et qui fait dire à Antoine Compagnon que ‘‘comme le dit de Bloch la grand-tante, le héros est à claquer’’…. expression que je ne suis pas parvenu à repérer dans le texte. Dans les brouillons?

L’épisode, précise AC, est assez tardif, absent du manuscrit, il constitue un ajout sur la dactylographie de 1911, avec une première ébauche en 1910, dans le Cahier 13, et rien ne nous permet d’y penser que la dame en rose est Odette. Il tient à lire cette version préparatoire : « La joie de connaître la dame en rose avait eu un premier effet qui avait été d’embrasser mon oncle presque les larmes aux yeux en lui disant que je ne savais comment je pourrais, jusqu’à ma mort, lui prouver ma reconnaissance. Elle en eut deux heures après un second qui fut qu’après beaucoup de paroles mystérieuses et de sous-entendus, je racontais à mes parents la connaissance que je venais de faire , lequel récit eut à son tour un troisième effet qui fut qu’on ne me ramena jamais chez mon oncle et que la scène que lui fit mon père ayant amené des propos qu’à son tour mon père n’oublia pas, mon grand-oncle est mort bien des années après sans que jamais aucun de nous l’ait revu. » Pas de casuistique à ce niveau de l’ébauche, relève AC. Mais le passage est réécrit et la casuistique introduite un peu plus loin dans le même Cahier 13: « Eperdu d’amour pour la dame en rose, je couvris de baisers fous et de caresses passionnées les joues couvertes de tabac de mon vieil oncle tandis qu’il me laissait entendre avec assez de gêne, sans oser me le dire ouvertement, qu’il aimerait autant que je ne parle pas chez moi de cette visite. Je lui dis les larmes aux yeux que le souvenir que je gardais de sa bonté était si fort que je trouverais bien d’une manière ou l’autre de le reconnaître [sic ?]. Il était si fort en effet que moins de deux heures plus tard, après quelques paroles mystérieuses auxquelles mes parents ne me semblaient pas prêter assez d’attention et [qui ?] ne suffisaient pas à leur donner l’idée de l’importance nouvelle dont j’étais doué, je ne pus résister à leur raconter dans tous ses détails ma visite à mon oncle. Je ne croyais pas causer d’ennuis à mon oncle, ce qu’il avait fait n’excitait nullement ma colère, mais comment aurais-je cru que cela pouvait exciter celle de mes parents ? » On retrouve là cette psychologie dénégative à laquelle va s’adosser désormais le texte. Il existe encore une autre version, d’un copiste, dont AC , l’ayant signalée, veut bien nous dispenser.

Cuisse légère     Cuisse légère (cf. Grand-tante (ci-après) !)

La même situation va se reproduire un peu plus loin dans Combray, cette fois avec Bloch. Voici, en prolongement d’une première invitation où l’ami au parler ‘‘homérique’’ avait fait fort mauvaise impression aussi bien au père qu’à la grand-mère du narrateur  : « Mais j'aimais Bloch, mes parents voulaient me faire plaisir (…) on l'aurait encore reçu à Combray si, après ce dîner, comme il venait de m'apprendre – nouvelle qui plus tard eut beaucoup d'influence sur ma vie, et la rendit plus heureuse, puis plus malheureuse – que toutes les femmes ne pensaient qu'à l'amour et qu'il n'y en a pas dont on ne pût vaincre les résistances, il ne m'avait assuré avoir entendu dire de la façon la plus certaine que ma grand'tante avait eu une jeunesse orageuse et avait été publiquement entretenue. Je ne pus me tenir de répéter ces propos à mes parents, on le mit à la porte quand il revint, et quand je l'abordai ensuite dans la rue, il fut extrêmement froid pour moi ». AC ne disserte pas, la similitude est claire. Il commente plutôt le personnage et son introduction dans le roman. Bloch est lui aussi arrivé assez tardivement dans le texte, par interpolation, déplaçant l’intérêt du récit vers le héros. Sa première occurrence est ténue : c’est un ami de Montargis, personnage qui deviendra plus tard Robert de Saint-Loup ; il est présenté comme « un fils de coulissier avec qui ma grand-mère me prie de ne pas me lier . ‘‘[Tu es] ami de Montargis, dis-lui donc de ne pas fréquenter Bloch, [ce] que je n’approuve pas’’». Coulissier, dit AC, est ici négatif, péjoratif, désignant un négociant en valeurs mobilières non cotées en bourse. Le père de Swann était coulissier, également. Retour à Bloch : « .. sa sympathie [la sympathie de Montargis] empressée pour Bloch dont elle avait eu tant de peine à me détacher fut pour elle [la grand-mère] une consternation. Le mot que Montargis disait de lui d’un air fin, ‘‘Ah ! Il a une veulerie très intéressante !’’, la désolait ». C’est seulement plus tard que Bloch deviendra un condisciple du lycée (dans le Cahier 14), et cette fois, la désapprobation viendra du grand-père, tandis qu’apparaîtra Bergotte : « Parmi les camarades israélites  dont mon grand-père déplorait l’intimité avec moi, un jeune Bloch, de quelques années plus âgé, le fils d’un caissier d’un ami de mon père, était certainement le plus intelligent. Il m’avait donné une fois un ouvrage d’un auteur peu connu qui s’appelait Bergotte ». Dans le même Cahier 14, autre version, se met en place ce qui deviendra l’après-midi du dimanche à Combray : « C’est l’après-midi de lecture, mais à ce livre [que lit le héros] s’en était cette année-là ajouté un autre, prêté par le plus intelligent de ces camarades que mon grand-père n’aimait pas, un jeune Bloch, de quelques années plus âgé que moi et que l’on ne me laissait pas voir en dehors du collège, à cause de certains renseignements défavorables que ma mère avait reçus d’une de ses amies sans jamais avoir voulu me les communiquer , se contentant de me dire ‘‘Sois très poli avec lui au collège puisqu’il est aimable avec toi, mais je ne veux pas que tu le voies en dehors’’ ». Un Bloch suspect, donc, dit AC. C’est dans le Cahier 28 que Bloch se comporte mal et est jugé « à claquer » (et j’ai donc la réponse à ma vaine recherche évoquée ci-dessus). Se met là en ordre le scénario qui deviendra définitif des vraies raisons de l’hostilité des parents. Et AC insiste sur ce que dans ces ébauches, c’est la mère même du narrateur qui se montre, cas exceptionnel, cruelle  et qui chasse Bloch quand il se représente. Ainsi :  « … quelques jours après avoir insinué que la grand-tante avait eu la cuisse légère et que le grand-père avait fait des affaires fort louches (…) et que beaucoup de gens le blâmaient [lui, Bloch] d’être venu chez nous  (…) il venait de Paris faire une visite à mes parents, apportant une splendide gerbe de roses, ma mère, à ma grande épouvante, me dit : ‘‘Reste là, je vais le recevoir’’. Elle revint au bout d’un moment, elle lui avait dit que j’étais très fatigué, que le médecin voulait que je me repose et recommandait surtout que je ne visse plus d’amis au-dessus de mon âge. Quand, l’année suivante, je retrouvais Bloch et que je lui dis bonjour, il eut à peine l’air de me reconnaître et me dit d’un ton fort digne : ‘‘Bonjour Monsieur’’. Je devins extrêmement rouge et je sentis l’impossibilité de lui parler de Théophile Gautier ».

On est là proche du texte définitif, dit AC … via une nouvelle version dans le Cahier 68 ! Il lit : « Il serait malgré tout revenu à Combray s’il ne m’avait assuré après le dîner avoir entendu dire de la façon la plus certaine que ma grand-tante avait eu une jeunesse orageuse et avait été notoirement entretenue. Je ne pus me tenir de le répéter à mes parents. On le mit à la porte quand il revint, etc. »

Il y a à travers ces deux épisodes (Dame en rose ; Bloch et grand-tante) une constance de la « scène de mépris », qu’elle soit le fait du héros, fût-ce par le biais d’une hésitation, d’un  malentendu potentiel, comme dans le ‘‘non-salut’’ à l’oncle Adolphe (post dame en rose), ou le fait de ‘‘l’autre’’, comme la ‘‘non-reconnaissance’’ de Bloch. Une autre grande scène d’ailleurs, dit AC, reprend ce schéma, lorsque le héros est ignoré par Saint-Loup, à Doncières: « Le lendemain matin, je me mis en retard, je ne trouvai pas Saint-Loup déjà parti pour déjeuner dans ce château voisin. Vers une heure et demie, je me préparais à aller à tout hasard au quartier pour y être dès son arrivée, quand, en traversant une des avenues qui y conduisait, je vis, dans la direction même où j'allais, un tilbury qui, en passant près de moi, m'obligea à me garer ; un sous-officier le conduisait le monocle à l'œil, c'était Saint-Loup. À côté de lui était l'ami chez qui il avait déjeuné et que j'avais déjà rencontré une fois à l'hôtel où Robert dînait. Je n'osais pas appeler Robert comme il n'était pas seul, mais voulant qu'il s'arrêtât pour me prendre avec lui, j'attirai son attention par un grand salut qui était censé motivé par la présence d'un inconnu. Je savais Robert myope, j'aurais pourtant cru que, si seulement il me voyait, il ne manquerait pas de me reconnaître ; or, il vit bien le salut et le rendit, mais sans s'arrêter ; et, s'éloignant à toute vitesse, sans un sourire, sans qu'un muscle de sa physionomie bougeât, il se contenta de tenir pendant deux minutes sa main levée au bord de son képi, comme il eût répondu à un soldat qu'il n'eût pas connu. »

Rouge de honte       Mais AC veut revenir à une notation de la citation antérieure, à ce « je devins extrêmement rouge » qui se situe dans une version de la rencontre avec Bloch. Cette rougeur … Confrontation avec une image dégradée de soi-même, indice usuel d’une situation vécue désagréable, manifestation d’un  ‘‘pris-en-faute’’,… AC veut dire deux mots de ces nombreux ‘‘impairs’’ qui se rencontrent dans la Recherche, renvoyant à ce concept de paradigme indiciaire introduit par Carlo Ginzburg , ce signifié vers lequel convergent de petits indices, des signes parfois infimes et qu’il faut déchiffrer. Françoise n’est pas dépourvue de talent dans l’exercice. Le narrateur veut faire parvenir une lettre à sa mère par son canal (scène du baiser) : « {… pour mettre une chance de mon côté, je n'hésitai pas à mentir et à lui [Françoise] dire que ce n'était pas du tout moi qui avais voulu écrire à maman, mais que c'était maman qui, en me quittant, m'avait recommandé de ne pas oublier de lui envoyer une réponse relativement à un objet qu'elle m'avait prié de chercher ; et elle serait certainement très fâchée si on ne lui remettait pas ce mot.} Je pense que Françoise ne me crut pas, car, comme les hommes primitifs dont les sens étaient plus puissants que les nôtres, elle discernait immédiatement, à des signes insaisissables pour nous, toute vérité que nous voulions lui cacher (…) ». Françoise, dit AC a le 6ième sens (curieusement, il a dit: le 5ième)  ‘‘indiciaire’’, un talent  ‘‘freudien’’.

AC met  ‘‘dans le même panier’’ - car il y a « rougeur » - l’anecdote de la tante Léonie, qui refuse qu’il puisse être dit qu’elle dormait. J’aime beaucoup ce trait de caractère car j’avais un oncle, et qui m’était cher, attaché à la même coquetterie : « … ayant pris l'habitude de penser tout haut, elle ne faisait pas toujours attention à ce qu'il n'y eût personne dans la chambre voisine, et je l'entendais souvent se dire à elle-même : « Il faut que je me rappelle bien que je n'ai pas dormi » (car ne jamais dormir était sa grande prétention dont notre langage à tous gardait le respect et la trace : le matin Françoise ne venait pas « l'éveiller », mais « entrait » chez elle ; quand ma tante voulait faire un somme dans la journée, on disait qu'elle voulait « réfléchir » ou « reposer » ; et quand il lui arrivait de s'oublier en causant jusqu'à dire : « ce qui m'a réveillée » ou « j'ai rêvé que », elle rougissait et se reprenait au plus vite). »

Il y avait d’ailleurs eu rougeur devant la dame en rose : « L'incertitude où j'étais s'il fallait dire madame ou mademoiselle me fit rougir et, n'osant pas trop tourner les yeux de son côté de peur d'avoir à lui parler, j'allai embrasser mon oncle (…) », comme il y en a chez la fille de Vineuil à la sortie de l’église : «  Si sa fille nous disait de sa grosse voix combien elle avait été contente de nous voir, aussitôt il semblait qu'en elle-même une sœur plus sensible rougissait de ce propos de bon garçon étourdi qui avait pu nous faire croire qu'elle sollicitait d'être invitée chez nous.» Crainte du ‘‘pataquès’’, dit AC.  Et puis encore Mme Blatin, la vieille lectrice du Journal des débats, aux Champs-Elysées: « {Je reprenais l'éloge de la vieille dame qui lisait les Débats (j'avais insinué à mes parents que c'était une ambassadrice ou peut-être une altesse) et je continuais à célébrer sa beauté, sa magnificence, sa noblesse, jusqu'au jour où je dis que d'après le nom qu'avait prononcé Gilberte, elle devait s'appeler Mme Blatin.}

Oh ! mais je vois ce que c'est, s'écria ma mère, tandis que je me sentais rougir de honte. À la garde ! À la garde ! comme aurait dit ton pauvre grand-père. Et c'est elle que tu trouves belle ! Mais elle est horrible et elle l'a toujours été. C'est la veuve d'un huissier. »

Baisemain       On arrive, évidemment, à M. de Norpois et au baise-main esquissé du narrateur, lorsque l’ambassadeur évoque la possibilité de parler de lui à Mme et Mlle Swann:

« – Ah ! mais je vais leur dire cela, elles seront très flattées (…) Cet homme important qui allait user en ma faveur du grand prestige qu'il devait avoir aux yeux de Mme Swann, m'inspira subitement une tendresse si grande que j'eus peine à me retenir de ne pas embrasser ses douces mains blanches et fripées, qui avaient l'air d'être restées trop longtemps dans l'eau. J'en ébauchai presque le geste que je me crus seul à avoir remarqué. »  Soit une ‘‘gaffe’’ qui ne restera pas sans suites, contrairement à l’appréciation du narrateur, puisque : « … quelques années plus tard, dans une maison où M. de Norpois, qui se trouvait en visite, me semblait le plus solide appui que j'y pusse rencontrer, parce qu'il était l'ami de mon père, indulgent, porté à nous vouloir du bien à tous, d'ailleurs habitué par sa profession et ses origines à la discrétion, quand, une fois l'Ambassadeur parti, on me raconta qu'il avait fait allusion à une soirée d'autrefois dans laquelle il avait «vu le moment où j'allais lui baiser les mains», je ne rougis pas seulement jusqu'aux oreilles, je fus stupéfait d'apprendre qu'étaient si différentes de ce que j'aurais cru, non seulement la façon dont M. de Norpois parlait de moi, mais encore la composition de ses souvenirs ; ce « potin » m'éclaira sur les proportions inattendues de distraction et de présence d'esprit, de mémoire et d'oubli dont est fait l'esprit humain ; et, je fus aussi merveilleusement surpris que le jour où je lus pour la première fois, dans un livre de Maspero, qu'on savait exactement la liste des chasseurs qu'Assourbanipal invitait à ses battues, dix siècles avant Jésus-Christ. »

AC dit deux mots sur le fait que cette anecdote sert de départ à un assez long développement sur la question des potins et puis prolonge par une autre citation, lorsque Mme Swann, chez Mme de Villeparisis, reviendra sur l’incident: « – Comme M. de Norpois est sympathique, dis-je à Mme Swann en le lui montrant. Il est vrai que Robert de Saint-Loup me dit que c'est une peste, mais...

– Il a raison, répondit-elle.

Et voyant que son regard se reportait à quelque chose qu'elle me cachait, je la pressai de questions. Peut-être contente d'avoir l'air d'être très occupée par quelqu'un dans ce salon, où elle ne connaissait presque personne, elle m'emmena dans un coin.

– Voilà sûrement ce que M. de Saint-Loup a voulu vous dire, me répondit-elle, mais ne le lui répétez pas, car il me trouverait indiscrète et je tiens beaucoup à son estime, je suis très « honnête homme », vous savez. Dernièrement Charlus a dîné chez la princesse de Guermantes ; je ne sais pas comment on a parlé de vous. M. de Norpois leur aurait dit – c'est inepte, n'allez pas vous mettre martel en tête pour cela, personne n'y a attaché d'importance, on savait trop de quelle bouche cela tombait – que vous étiez un flatteur à moitié hystérique. »

Voyeur        Partant de là, Antoine Compagnon va se laisser entraîner vers un thème un peu différent, même s’il l’expliquera comme connexe, celui de ‘‘l’image de soi’’ et de ce qu’il désignera comme ‘‘la présence de l’absence’’. En effet, de sa réflexion (et de celle de Proust) sur le  ‘‘potin’’, il passe à la question de l’image que se font de nous les autres, dans la logique de l’intérêt assez constant qui se manifeste dans la Recherche pour ‘‘ce qu’on dit de nous quand nous sommes absents’’, ce qui ouvre au thème de notre existence dans la conscience des autres et de la fascination qu’en peut exercer sur nous la prise de conscience, la connaissance, quand, rarement, elle nous est donnée.  Ainsi de ce qu’on dit de Charlus dans son dos, chez les Verdurin, à la Raspelière: «Quelle stupeur pour M. de Charlus, s'il avait pénétré dans un de ces pavillons adverses, grâce à quelque potin, comme par un de ces escaliers de service où des graffiti obscènes sont charbonnés à la porte des appartements par des fournisseurs mécontents ou des domestiques renvoyés ! », exclamation qui est la conclusion de ceci: « …  pour les Verdurin, sur l'affection et la bonté desquels il [Charlus] n'avait aucun droit de compter, les propos qu'ils disaient loin de lui (…) fussent si différents de ce qu'il les imaginait être, c'est-à-dire du simple reflet de ceux qu'il entendait quand il était là ? Ceux-là seuls ornaient d'inscriptions affectueuses le petit pavillon idéal où M. de Charlus venait parfois rêver seul, quand il introduisait un instant son imagination dans l'idée que les Verdurin avaient de lui. L'atmosphère y était si sympathique, si cordiale, le repos si réconfortant, que, quand M. de Charlus, avant de s'endormir, était venu s'y délasser un instant de ses soucis, il n'en sortait jamais sans un sourire. Mais, pour chacun de nous, ce genre de pavillon est double : en face de celui que nous croyons être l'unique, il y a l'autre, qui nous est habituellement invisible, le vrai, symétrique avec celui que nous connaissons, mais bien différent et dont l'ornementation, où nous ne reconnaîtrions rien de ce que nous nous attendions à voir, nous épouvanterait comme faite avec les symboles odieux d'une hostilité insoupçonnée. »

Dès le début de Combray, dit Antoine Compagnon, ce thème du hiatus présence/absence est introduit, à propos de Swann, grand mondain du Faubourg Saint-Germain et peu de chose pour la grand-tante : « Sans doute le Swann que connurent à la même époque tant de clubmen était bien différent de celui que créait ma grand'tante, quand le soir, dans le petit jardin de Combray, après qu'avaient retenti les deux coups hésitants de la clochette, elle injectait et vivifiait de tout ce qu'elle savait sur la famille Swann l'obscur et incertain personnage qui se détachait, suivi de ma grand'mère, sur un fond de ténèbres, et qu'on reconnaissait à la voix. Mais même au point de vue des plus insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un tout matériellement constitué, identique pour tout le monde et dont chacun n'a qu'à aller prendre connaissance comme d'un cahier des charges ou d'un testament ; notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres. Même l'acte si simple que nous appelons « voir une personne que nous connaissons » est en partie un acte intellectuel. Nous remplissons l'apparence physique de l'être que nous voyons de toutes les notions que nous avons sur lui, et dans l'aspect total que nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix comme si celle-ci n'était qu'une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons. »

Cela dit, poursuit AC, Swann se soucie fort peu de ce qu’on pense de lui à Combray! Mais en d’autres circonstances … Il pense à l’échange entre Swann et de Mme Cottard, à la fin d’Un amour de Swann:

« – Les oreilles ont dû vous tinter, monsieur, lui dit-elle, pendant le voyage que nous avons fait avec Mme Verdurin. On ne parlait que de vous.

Swann fut bien étonné, il supposait que son nom n'était jamais proféré devant les Verdurin.

– D'ailleurs, ajouta Mme Cottard, Mme de Crécy était là et c'est tout dire. Quand Odette est quelque part, elle ne peut jamais rester bien longtemps sans parler de vous. Et vous pensez que ce n'est pas en mal. Comment ! vous en doutez ? dit-elle, en voyant un geste sceptique de Swann.

Et emportée par la sincérité de sa conviction, ne mettant d'ailleurs aucune mauvaise pensée sous ce mot qu'elle prenait seulement dans le sens où on l'emploie pour parler de l'affection qui unit des amis :

– Mais elle vous adore ! Ah ! je crois qu'il ne faudrait pas dire ça de vous devant elle ! On serait bien arrangé ! À propos de tout, si on voyait un tableau par exemple elle disait : « Ah ! s'il était là, c'est lui qui saurait vous dire si c'est authentique ou non. Il n'y a personne comme lui pour ça. » Et à tout moment elle demandait : « Qu'est-ce qu'il peut faire en ce moment ? Si seulement il travaillait un peu ! C'est malheureux, un garçon si doué, qu'il soit si paresseux. (Vous me pardonnez, n'est-ce pas ?) En ce moment je le vois, il pense à nous, il se demande où nous sommes. » Elle a même eu un mot que j'ai trouvé bien joli ; M. Verdurin lui disait : « Mais comment pouvez-vous voir ce qu'il fait en ce moment puisque vous êtes à huit cents lieues de lui ? » Alors Odette lui a répondu : « Rien n'est impossible à l'œil d'une amie. » Non je vous jure, je ne vous dis pas cela pour vous flatter, vous avez là une vraie amie comme on n'en a pas beaucoup. Je vous dirai du reste que si vous ne le savez pas, vous êtes le seul. Mme Verdurin me le disait encore le dernier jour (vous savez les veilles de départ on cause mieux) : « Je ne dis pas qu'Odette ne nous aime pas, mais tout ce que nous lui disons ne pèserait pas lourd auprès de ce que lui dirait M. Swann. » Oh ! mon Dieu, voilà que le conducteur m'arrête, en bavardant avec vous j'allais laisser passer la rue Bonaparte... me rendriez-vous le service de me dire si mon aigrette est droite ? »

Et Mme Cottard sortit de son manchon pour la tendre à Swann sa main gantée de blanc d'où s'échappa, avec une correspondance, une vision de haute vie qui remplit l'omnibus, mêlée à l'odeur du teinturier. Et Swann se sentit déborder de tendresse pour elle, autant que pour Mme Verdurin (et presque autant que pour Odette, car le sentiment qu'il éprouvait pour cette dernière n'étant plus mêlé de douleur, n'était plus guère de l'amour), tandis que de la plate-forme il la suivait de ses yeux attendris, qui enfilait courageusement la rue Bonaparte, l'aigrette haute, d'une main relevant sa jupe, de l'autre tenant son en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre, laissant baller devant elle son manchon. »

Pour autant, commente AC, est-on mieux renseigné dans le hasard de tels  ‘‘rapports circonstanciés’’? Pour proférer de tels propos, Mme Cottard, nous a dit le narrateur, dans « l'embarras de parler à Swann des Verdurin [et] voyant qu'on était encore loin du coin de la rue Bonaparte où le conducteur devait l'arrêter, (…) écouta son cœur qui lui conseillait d'autres paroles. » Un mensonge par bienveillance est-il absolument exclu? L’épisode, précise AC, prend place à un moment crucial où l’amour de Swann se meurt et - si j’ose dire- va s’enterrer dans le mariage …

Revenant au fond, Antoine Compagnon souligne le trouble que nous cause la découverte du monde quand nous n’y existons que comme personnages pour les autres.

Ulysse Chant VIII

Et il voit une scène inaugurale de ce phénomène dans l’épisode homérique des larmes d’Ulysse, au chant VIII de l’Odyssée.

Wikipedia donne de ce chant le résumé suivant :

*** [Chants V, VI et VII :  Ayant quitté l’île de Calypso sur un radeau, Ulysse après une vingtaine de jours de navigation aborde sur la côte de la Phéacie où il rencontre Nausicaa qui le conduit au palais de son père, le roi Alcinoos. Puis :] : Le jour suivant, Alcinoos invite Ulysse à un banquet en son honneur. L’aède Démodocos chante la querelle d'Ulysse et d’Achille au temps de la Guerre de Troie ; Ulysse ne peut retenir ses larmes à ce souvenir, mais il les dissimule et seul Alcinoos s'en rend compte. Pour changer les idées de son hôte, Alcinoos ordonne des jeux improvisés, comprenant des épreuves de course, de lutte, de saut, de disque et de boxe. Invité à participer à l'une des épreuves, Ulysse commence par refuser, puis se décide lorsqu'un nommé Euryale se moque de lui. Il s'essaie alors au lancer de disque, et surpasse de loin tous les autres concurrents. Fier de sa performance, Ulysse défie les Phéaciens et évoque son talent pour le tir à l'arc. Personne n'ose plus se mesurer à lui : Alcinoos met alors fin aux jeux et fait de nouveau venir Démodocos. L'aède reprend ses chants, et évoque un épisode cocasse de la vie des dieux (…). [Puis] pendant le repas, Démodocos chante pour la troisième fois et raconte l'épisode du Cheval de Troie. Encore une fois, Ulysse ne peut retenir ses larmes devant cette évocation de la Guerre de Troie, mais dissimule son chagrin à tous, sauf à Alcinoos. Intrigué, le roi demande enfin à son hôte de révéler son nom. ***

Antoine Compagnon se réfère à la traduction de Leconte de Lisle .

Il lit les premiers pleurs: « Après qu'ils eurent assouvi leur faim et leur soif, la Muse excita l'Aède à célébrer la gloire des hommes par un chant dont la renommée était parvenue jusqu'au large Ouranos. Et c'était la querelle d'Odysseus et du Pèléide Achilleus, quand ils se querellèrent autrefois en paroles violentes dans un repas offert aux Dieux. (…) . Et l'illustre Aède chantait ces choses, mais Odysseus ayant saisi de ses mains robustes son grand manteau pourpré, l'attira sur sa tête et en couvrit sa belle face, et il avait honte de verser des larmes devant les Phéaciens. Mais quand le divin Aède cessait de chanter, lui-même cessait de pleurer, et il écartait son manteau, et, prenant une coupe ronde, il faisait des libations aux Dieux. Puis, quand les princes des Phéaciens excitaient l'Aède à chanter de nouveau, car ils étaient charmés de ses paroles, de nouveau Odysseus pleurait, la tête cachée. »

Puis, AC, reprend au passage où Ulysse pleure une deuxième fois : « L'illustre Aède chantait ces choses, et Odysseus défaillait, et, sous ses paupières, il arrosait ses joues de larmes. De même qu'une femme entoure de ses bras et pleure son mari bien aimé tombé devant sa ville et son peuple, laissant une mauvaise destinée à sa ville et à ses enfants ; et de même que, le voyant mort et encore palpitant, elle se jette sur lui en hurlant, tandis que les ennemis, lui frappant le dos et les épaules du bois de leurs lances, l'emmènent en servitude afin de subir le travail et la douleur, et que ses jours sont flétris par un très-misérable désespoir ; de même Odysseus versait des larmes amères sous ses paupières, en les cachant à tous les autres convives. »

Scène prototypique, dit Antoine Compagnon, où l’on entend et voit, comme si on était absent, le spectacle même dont on est acteur, le spectacle de sa propre présence, comme s’il ne s’agissait pas de soi ; on entend ce que l’on ne saurait entendre, on voit ce qu’on ne saurait voir et Ulysse, qui vit cette situation, éprouve, au lieu du plaisir qui pourrait naître de la reconnaissance de ses hauts faits, le choc, la peine, l’impossibilité de faire, de ce qu’il vit encore comme un présent, une histoire . Et AC cite l’historien contemporain François Hartog (né en 1946), analysant cette scène : « C’est comme s’il [Ulysse] rêvait de lui-même tout en sachant qu’il ne dort pas ».

Moment capital que le moment de ce chant VIII, insiste AC. Au chant suivant, Ulysse prend la parole pour se raconter (pour narrer ses aventures depuis le départ de Troie) et au chant XI, il y a la scène mémorable et que Proust connaît bien de la nékuia (nekuia) , de l’invocation des morts, lorsqu’il convoque, au pays des Cimmériens, les ombres des défunts, dont l’ombre de sa mère Anticlée, son fantôme, sa mère morte depuis qu’il a quitté Ithaque, qui lui donne des nouvelles du pays, et qu’il tente en vain d’embrasser : « Elle parla ainsi, et je voulus, agité dans mon esprit, embrasser l'âme de ma mère morte. Et je m'élançai trois fois, et mon cœur me poussait à l'embrasser, et trois fois elle se dissipa comme une ombre, semblable à un songe. » Oui, insiste AC, Proust est familier de ce texte, et Legrandin décrit Balbec comme ‘‘le véritable pays des Cimmériens dans l’Odyssée’’. Il redit : la scène des larmes d’Ulysse est ‘‘prototypique’’, elle illustre la distance qui existe entre identité et altérité, entre passé et présent, elle modélise une situation finalement fréquente dans la Recherche, même si Démodocos n’est jamais cité.

Par exemple, cette rencontre que l’on vient de rappeler entre Swann et Mme Cottard, dans l’autobus, qui provoquera le rêve de Swann dévoilant la fin de son amour : « Il devait la revoir une fois encore, quelques semaines plus tard. Ce fut en dormant, dans le crépuscule d'un rêve. Il se promenait avec Mme Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme en fez qu'il ne pouvait identifier, le peintre, Odette, Napoléon III et mon grand-père, sur un chemin qui suivait la mer et la surplombait à pic tantôt de très haut, tantôt de quelques mètres seulement, de sorte qu'on montait et redescendait constamment ; ceux des promeneurs qui redescendaient déjà n'étaient plus visibles à ceux qui montaient encore, le peu de jour qui restât faiblissait et il semblait alors qu'une nuit noire allait s'étendre immédiatement. Par moment les vagues sautaient jusqu'au bord, et Swann, sentait sur sa joue des éclaboussures glacées. Odette lui disait de les essuyer, il ne pouvait pas et en était confus vis-à-vis d'elle, ainsi que d'être en chemise de nuit. Il espérait qu'à cause de l'obscurité on ne s'en rendait pas compte, mais cependant Mme Verdurin le fixa d'un regard étonné durant un long moment pendant lequel il vit sa figure se déformer, son nez s'allonger et qu'elle avait de grandes moustaches. Il se détourna pour regarder Odette, ses joues étaient pâles, avec des petits points rouges, ses traits tirés, cernés, mais elle le regardait avec des yeux pleins de tendresse prêts à se détacher comme des larmes pour tomber sur lui, et il se sentait l'aimer tellement qu'il aurait voulu l'emmener tout de suite. Tout d'un coup Odette tourna son poignet, regarda une petite montre et dit : « Il faut que je m'en aille », elle prenait congé de tout le monde, de la même façon, sans prendre à part Swann, sans lui dire où elle le reverrait le soir ou un autre jour. Il n'osa pas le lui demander, il aurait voulu la suivre et était obligé, sans se retourner vers elle, de répondre en souriant à une question de Mme Verdurin, mais son cœur battait horriblement, il éprouvait de la haine pour Odette, il aurait voulu crever ses yeux qu'il aimait tant tout à l'heure, écraser ses joues sans fraîcheur. Il continuait à monter avec Mme Verdurin, c'est-à-dire à s'éloigner à chaque pas d'Odette, qui descendait en sens inverse. Au bout d'une seconde il y eut beaucoup d'heures qu'elle était partie. Le peintre fit remarquer à Swann que Napoléon III s'était éclipsé un instant après elle. «C'était certainement entendu entre eux, ajouta-t-il, ils ont dû se rejoindre en bas de la côte, mais n'ont pas voulu dire adieu ensemble à cause des convenances. Elle est sa maîtresse. » Le jeune homme inconnu se mit à pleurer. Swann essaya de le consoler. « Après tout elle a raison, lui dit-il en lui essuyant les yeux et en lui ôtant son fez pour qu'il fût plus à son aise. Je le lui ai conseillé dix fois. Pourquoi en être triste ? C'était bien l'homme qui pouvait la comprendre. » Ainsi Swann se parlait-il à lui-même, car le jeune homme qu'il n'avait pu identifier d'abord était aussi lui ; comme certains romanciers, il avait distribué sa personnalité à deux personnages, celui qui faisait le rêve, et un qu'il voyait devant lui coiffé d'un fez. »

Les larmes du jeune homme au fez, comme celles d’Ulysse, ce sont les larmes de la reconnaissance, de la prise de conscience, du recul factuel et impossible, du ‘‘C’était mon histoire’’ … c’était mon présent et c’est du passé, et en même temps, ce sont deux présents.

Et le fez ? On ne sait pas trop. Il apparaît au Cahier 19. A rattacher à la croisière que viennent d’effectuer les Verdurin? Au  réveil, Swann se rend compte que le temps où il était heureux, où il était aimé, est fini, passé. Tous ces moments, dit AC en se ressaisissant au passage de la dame en rose comme de Bloch, sont des moments situés entre la présence et l’absence.

Comme cet autre aussi, lors de l’arrivée de Swann, quand il arrive sans être encore là : « Nous étions tous au jardin quand retentirent les deux coups hésitants de la clochette. On savait que c'était Swann ; néanmoins tout le monde se regarda d'un air interrogateur et on envoya ma grand'mère en reconnaissance. « Pensez à le remercier intelligiblement de son vin, vous savez qu'il est délicieux et la caisse est énorme», recommanda mon grand-père à ses deux belles-sœurs. «Ne commencez pas à chuchoter, dit ma grand'tante. Comme c'est confortable d'arriver dans une maison où tout le monde parle bas. » – « Ah ! voilà M. Swann. Nous allons lui demander s'il croit qu'il fera beau demain », dit mon père. Ma mère pensait qu'un mot d'elle effacerait toute la peine que dans notre famille on avait pu faire à Swann depuis son mariage. »

Comme encore les fredonnements du grand-père, parfait indice entre la présence et l’absence, fredonnement qui porte la présence de ce qu’il évoque au sein de son absence mais aussi qui abstrait quelque chose de celui qui est présent pour le signifier comme s’il n’était pas là.

Antoine Compagnon conclut …

 

BHL-Bloch     Dame en rose      … en quelques mots, sur ces actes manqués du héros (dame en rose, Bloch) qui ont poussé son commentaire vers la digression, des rougeurs aux larmes d’Ulysse, et qui sont pense-t-il les témoins d’une absence d’innocence qui jouera un rôle dans sa vocation d’écrivain, ce dont on parlera … la prochaine fois.

Je ne voudrais toutefois pas conclure moi-même sans évoquer, au chant XVII, d’autres larmes d’Ulysse et qui ont inspiré à Roger Grenier le titre d’un livre, celles que le héros  grec verse en l’honneur de son vieux chien, Argos, qui l’a reconnu : « … et un chien, qui était couché là, leva la tête et dressa les oreilles. C'était Argos, le chien du malheureux Odysseus qui l'avait nourri lui-même autrefois, et qui n'en jouit pas, étant parti pour la sainte Ilios. Les jeunes hommes l'avaient autrefois conduit à la chasse des chèvres sauvages, des cerfs et des lièvres ; et, maintenant, en l'absence de son maître, il gisait, délaissé, sur l'amas de fumier de mulets et de boeufs qui était devant les portes, et y restait jusqu'à ce que les serviteurs d'Odysseus l'eussent emporté pour engraisser son grand verger. Et le chien Argos gisait là, rongé de vermine. Et, aussitôt, il reconnut Odysseus qui approchait, et il remua la queue et dressa les oreilles ; mais il ne put pas aller au-devant de son maître, qui, l'ayant vu, essuya une larme, en se cachant (…). »

                         tete-de-chiot-berger-allemand

 

 

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