Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Mémoire-de-la-Littérature
30 mars 2013

Carlo Ginzburg chez Antoine Compagnon. 19/3/2013

« L’étranger qui n’est pas de la maison. »

Carlo_Ginzburg_-mars_2013        Grand historien italien, inventeur et pape de la microhistoire, etc.

Respect ! comme disent les djeunes ...

Malheureusement, je n’ai pas tenu le coup. Entre hier au soir et ce matin, j’avais écouté la leçon en deux parties de Compagnon du 26/3, bissée dans le cadre du « faux bond » de Marc Fumaroli, en prenant des notes. C’est un travail toujours très lent. Fatigant.

Et j’ai cru ouvrir une fenêtre en rattrapant mon retard d’une semaine et en me calant dans la foulée sur l’enregistrement audio du séminaire de Carlo Ginzburg.  Mauvaise idée. Je l’ai traversé dans un demi-sommeil et sauf la chaleur de l’accent italien du conférencier, je n’ai rien noté et rien retenu.

Recommencer ? Lassitude. Je crois que  ce sera : « Tant pis ».

Lire quelques articles (Le Point, Libération, via Google) sur Ginzburg, ce que j’ai fait en émergeant de l’écoute, est intéressant. On voit un peu l’affaire du « paradigme indiciaire » qui relève beaucoup de l’enquête à la Sherlock Holmes.

Avant de perdre pied, j’avais quand même retenu de l’introduction d’AC une recommandation : la lecture du livre de Natalia Ginzburg, « Les mots de la tribu ». Cela semble proustiennement valoir le détour.

Il [Ginzburg] définit son contexte d’origine comme antifasciste, juif, intellectuel, turinois, je ne sais plus dans quel ordre. Il est né en 1939 et il a lu Proust pour la première fois en 1959, à 20 ans. Il a beaucoup cité la préface de la Bible d’Amiens, Auerbach, Kracauer, Curtius, d’autres, italiens et qui m’ont traversé sans laisser de trace ; il a terminé sur le rapprochement de deux passages,  (1) de Saint-Simon ( une entrevue improvisée avec le duc d'Orléans) et (2) de Proust (quand il ne reconnaît pas sa grand-mère):

(1) « Il y était sur sa chaise-percée, parmi ses valets. Et deux ou trois de ses premiers officiers. J’en fus effrayé. Je vis un homme la tête basse, d’un rouge pourpre, avec un air hébété, qui ne me vit seulement pas approcher. »

(2) «  De moi – par ce privilège qui ne dure pas et où nous avons, pendant le court instant du retour, la faculté d’assister brusquement à notre propre absence – il n’y avait que le témoin, l’observateur, en chapeau et manteau de voyage, l’étranger qui n’est pas de la maison, le photographe qui vient prendre un cliché des lieux qu’on ne reverra plus (…) pour la première fois et seulement pour un instant, car elle disparut bien vite, j’aperçus sur le canapé, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au dessus d’un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée que je ne connaissais pas. »

Carlo Ginzburg a beaucoup coupé dans Proust.

Le passage est long et je vais, il est profond, le redonner en entier :

« Hélas, ce fantôme-là, ce fut lui que j'aperçus quand, entré au salon sans que ma grand'mère fût avertie de mon retour, je la trouvai en train de lire. J'étais là, ou plutôt je n'étais pas encore là puisqu'elle ne le savait pas, et, comme une femme qu'on surprend en train de faire un ouvrage qu'elle cachera si on entre, elle était livrée à des pensées qu'elle n'avait jamais montrées devant moi. De moi – par ce privilège qui ne dure pas et où nous avons, pendant le court instant du retour, la faculté d'assister brusquement à notre propre absence – il n'y avait là que le témoin, l'observateur, en chapeau et manteau de voyage, l'étranger qui n'est pas de la maison, le photographe qui vient prendre un cliché des lieux qu'on ne reverra plus. Ce qui, mécaniquement, se fit à ce moment dans mes yeux quand j'aperçus ma grand'mère, ce fut bien une photographie. Nous ne voyons jamais les êtres chéris que dans le système animé, le mouvement perpétuel de notre incessante tendresse, laquelle, avant de laisser les images que nous présente leur visage arriver jusqu'à nous, les prend dans son tourbillon, les rejette sur l'idée que nous nous faisons d'eux depuis toujours, les fait adhérer à elle, coïncider avec elle. Comment, puisque le front, les joues de ma grand'mère, je leur faisais signifier ce qu'il y avait de plus délicat et de plus permanent dans son esprit, comment, puisque tout regard habituel est une nécromancie et chaque visage qu'on aime le miroir du passé, comment n'en eussé-je pas omis ce qui en elle avait pu s'alourdir et changer, alors que, même dans les spectacles les plus indifférents de la vie, notre œil, chargé de pensée, néglige, comme ferait une tragédie classique, toutes les images qui ne concourent pas à l'action et ne retient que celles qui peuvent en rendre intelligible le but ? Mais qu'au lieu de notre œil ce soit un objectif purement matériel, une plaque photographique, qui ait regardé, alors ce que nous verrons, par exemple dans la cour de l'Institut, au lieu de la sortie d'un académicien qui veut appeler un fiacre, ce sera sa titubation, ses précautions pour ne pas tomber en arrière, la parabole de sa chute, comme s'il était ivre ou que le sol fût couvert de verglas. Il en est de même quand quelque cruelle ruse du hasard empêche notre intelligente et pieuse tendresse d'accourir à temps pour cacher à nos regards ce qu'ils ne doivent jamais contempler, quand elle est devancée par eux qui, arrivés les premiers sur place et laissés à eux-mêmes, fonctionnent mécaniquement à la façon de pellicules, et nous montrent, au lieu de l'être aimé qui n'existe plus depuis longtemps mais dont elle n'avait jamais voulu que la mort nous fût révélée, l'être nouveau que cent fois par jour elle revêtait d'une chère et menteuse ressemblance. Et, comme un malade qui ne s'était pas regardé depuis longtemps, et composant à tout moment le visage qu'il ne voit pas d'après l'image idéale qu'il porte de soi-même dans sa pensée, recule en apercevant dans une glace, au milieu d'une figure aride et déserte, l'exhaussement oblique et rose d'un nez gigantesque comme une pyramide d'Égypte, moi pour qui ma grand'mère c'était encore moi-même, moi qui ne l'avais jamais vue que dans mon âme, toujours à la même place du passé, à travers la transparence des souvenirs contigus et superposés, tout d'un coup, dans notre salon qui faisait partie d'un monde nouveau, celui du temps, celui où vivent les étrangers dont on dit « il vieillit bien », pour la première fois et seulement pour un instant, car elle disparut bien vite, j'aperçus sur le canapé, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus d'un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée que je ne connaissais pas. »

Je viens quand même de reprendre la fin de l’enregistrement de Ginzburg où il donne ces deux citations. Elle est intéressante. La voici : « Je vis une vieille femme, écrit Proust, Je vis un homme, avait écrit Saint-Simon. La décadence physique, soulignée par la notation de couleur, rouge, rouge pourpre, efface l’individualité pour faire affleurer l’appartenance à une espèce, à l’espèce humaine. Dans le cas de Proust, le fait qu’il ne reconnaisse pas sa grand-mère lui fait voir, même s’il ne s’agit que d’un instant, avec les yeux de l’étranger, de ‘‘l’étranger qui n’est pas de la maison’’, ce que l’amour lui avait interdit de voir et d’accepter, que sa grand-mère est sur le point de mourir. Il me semble inutile de souligner la parenté entre ces deux textes. De façon étrange, elle a échappé aussi bien à Erich Auerbach [philologue et critique littéraire allemand ;1892-1957]  qui construisit Mimésis sur le modèle de la Recherche et des romans de Virginia Woolf, qu’à Leo Spitzer [philologue et théoricien de la littérature autrichien; 1887-1960] qui avait consacré un essai aux échos des Mémoires de Saint-Simon dans la Recherche. Mais il n’y a là rien que de très normal. Chez chaque chercheur, même les plus grands, comme Spitzer et Auerbach, il y a un point aveugle ; c’est pourquoi la recherche est sans fin. » Applaudissements. Je n’aurais pas dû tant m’assoupir !

Dans cette coda, l’amusant, entre autres, est qu’on peut aussi lire le dernier membre de phrase : « … la Recherche [du temps perdu] est sans fin. »

L’expérience fait espérer un échange post-exposé entre Compagnon et Ginzburg lorsque la vidéo aura pris le relais de l’enregistrement audio. J’y reviendrai peut-être alors.

Une dernière remarque : Ginzburg, ici, a beaucoup – je l’ai dit – coupé Proust, et puis a rajouté deux mots de commentaire. Or qu’apparaît-il à l’évidence sur la citation intégrale ? Que son commentaire est une paraphrase affaiblie des coupures. Et c’est une remarque constamment valable. Proust est un auteur qu’il est un peu dérisoire d’expliquer pour cette bonne raison qu’il fournit et le texte, et l’explication de texte. Antoine Compagnon veut tourner la difficulté en exhumant l’avant-texte, les brouillons. C’est un peu se défausser et – selon moi – faiblement convaincant. Reste la curiosité des prémices … pour les curieux.

J’avais dit dernière remarque, mais non, une encore. Dans la citation intégrale, on retrouve ce qui pourrait passer pour une fascination de Proust : les nez ! Compagnon s’en préoccupe (cf. compte-rendu à suivre) et le voici qui apparaît ici dans la face amaigrie du malade : ‘‘un nez gigantesque comme une pyramide d'Égypte’’. Et pas n’importe quel nez, un nez ‘‘racialement’’ connoté, un nez qui resurgit comme une trahison. AC y reviendra, pour Swann, et nous, derrière.

Publicité
Publicité
Commentaires
Mémoire-de-la-Littérature
Publicité
Derniers commentaires
Archives
Publicité