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Mémoire-de-la-Littérature
19 avril 2013

Quand c’est fini, n et i ni, ça recommence ?

Leçon du 9/4/2013

antoine-compagnon-480x360-1  La dernière, donc.  Et un pari perdu : le mien, formulé dans le compte-rendu précédent. S’arrachant à ses habitudes, Antoine Compagnon n’a pas commencé par son quart d’heure de redites, de rappels, de nouzavonvuques (oui : c’est le pluriel de nouzavonvuque ; un nouzavonvuque, des nouzavonsvuques).

Le désir, assurément, d’aller au bout de quelque chose, même si ce quelque chose ne m’a pas semblé outre mesure maîtrisé. On a parlé de Proust, et d’une façon assez claire, on a relu Combray, en débordant un peu (guère),  au sens de Gérard Genette : « Marcel devient écrivain » ; et c’est beaucoup autour de cela qu’AC veut boucler sa session 2013 ; mais je n’ai pas été sensible à son annonce liminaire – et reprise dans sa conclusion – d’une lecture naïve, d’un œil comme neuf, celui des premiers lecteurs, qui m’a paru davantage relever des effets du même nom que d’une structuration effective du regard critique.

On s’est beaucoup attaché tout du long, et beaucoup encore aujourd’hui, à la gestation du texte et au caractère tardif, par corrections sur les placards, sur les épreuves, de ce qui devenait dans une solidification presque de dernière minute, l’état final de Du côté de chez Swann et le premier volet d’une très grande œuvre.

Antoine Compagnon commence sa leçon du jour en renvoyant à une vingtaine de pages, dans Combray, qui traitent de la lecture,  d’un dimanche après-midi de lecture, en une longue méditation-description interrompue par la visite de Bloch et dans son prolongement  par  la narration de la découverte de Bergotte, long passage absent en 1909, intercalé en 1910, dans lequel AC isole immédiatement une notation du ‘‘héros-lisant’’: « Cette obscure fraîcheur de ma chambre était au plein soleil de la rue ce que l'ombre est au rayon, c'est-à-dire aussi lumineuse que lui et offrait à mon imagination le spectacle total de l'été dont mes sens, si j'avais été en promenade, n'auraient pu jouir que par morceaux ; et ainsi elle s'accordait bien à mon repos qui (grâce aux aventures racontées par mes livres et qui venaient l'émouvoir) supportait pareil au repos d'une main immobile au milieu d'une eau courante, le choc et l'animation d'un torrent d'activité … ».  Mise en jeu du corps et des sensations physiques dit AC. Il y a là un thème qu’il se serait plu à davantage développer … s’il en avait eu le temps. Toute la leçon va d’ailleurs consister en ce long regret d’un temps toujours trop court et dont on se gardera bien de lui dire qu’il l’a, de-ci de-là, en redites liminaires comme en retours et recours  qui m’ont semblé souvent excessifs aux brouillons, peut-être un peu perdu.

La fin de parcours qu’a représenté le « bouclage » de Du côté de chez Swann en 1913, fin de parcours toute provisoire, a correspondu à  un travail immense effectué sur les placards Grasset, dont Proust écrivait peu après l’avoir entamé à Jean-Louis Vaudoyer : « Mes corrections jusqu’ici, j’espère que cela ne continuera pas, ne sont pas des corrections ; il ne reste pas une ligne sur vingt du texte primitif (…) ».  Mais il y a là des transformations majeures : le regroupement en un seul Vinteuil de deux personnages jusque-là distincts en est une, essentielle. Et puis, le choix de la chute, la coda, est resté vraiment incertain jusqu’au bout. La contrainte paginatoire est dirimante. Proust hésite, écrit à Grasset qu’il lui faut trouver « un point d’orgue où arrêter ce premier volume si tout son contenu réel n’est pas épuisé quand son extrême limite de dimension matérielle sera atteinte. » Il en est à écrire au même correspondant : « … Le volume aurait 700 pages (…) mais vous êtes trop artiste pour ne pas comprendre qu’une fin n’est pas une simple terminaison et que je ne peux pas couper cela aussi facilement qu’une motte de beurre. Cela demande réflexion. »

Grasset répond : « Un livre de 700 pages est de circulation difficile, d’autre part il faut qu’un livre soit un livre, c’est-à-dire une chose complète se suffisant à elle-même. Le problème de la fragmentation ne peut donc être résolu que par vous-même. » Proust laissera de côté un tiers des placards qu’il a revus.  Il tente plusieurs fins, il fait des collages (placards 55 et 56) et pense à terminer sur le rayon de soleil sur le balcon, AC lisant une phrase qui ne me semble pas la bonne référence: « … sur le manteau de neige qui couvrait le balcon, le soleil apparu entrelaçait des fils d'or et brodait des reflets noirs (…) » et qui dans le texte définitif précède l’introduction de Mme Blatin ; je suppose qu’il parle d’un autre passage, description célèbre du rayon de soleil, précédant de très peu sa citation et qui effectivement tient de l’acmé stylistique : «  Devant la fenêtre, le balcon était gris. Tout d'un coup, sur sa pierre maussade je ne voyais pas une couleur moins terne, mais je sentais comme un effort vers une couleur moins terne, la pulsation d'un rayon hésitant qui voudrait libérer sa lumière. Un instant après, le balcon était pâle et réfléchissant comme une eau matinale, et mille reflets de la ferronnerie de son treillage étaient venus s'y poser. Un souffle de vent les dispersait, la pierre s'était de nouveau assombrie, mais, comme apprivoisés, ils revenaient, elle recommençait imperceptiblement à blanchir et par un de ces crescendos continus comme ceux qui, en musique, à la fin d'une Ouverture, mènent une seule note jusqu'au fortissimo suprême en la faisant passer rapidement par tous les degrés intermédiaires, je la voyais atteindre à cet or inaltérable et fixe des beaux jours, sur lequel l'ombre découpée de l'appui ouvragé de la balustrade se détachait en noir comme une végétation capricieuse, avec une ténuité dans la délinéation des moindres détails qui semblait trahir une conscience appliquée, une satisfaction d'artiste, et avec un tel relief, un tel velours dans le repos de ses masses sombres et heureuses qu'en vérité ces reflets larges et feuillus qui reposaient sur ce lac de soleil semblaient savoir qu'ils étaient des gages de calme et de bonheur. »

Quoi qu’il en soit, Proust va changer d‘avis et opter pour la promenade au bois de Boulogne, située dans un temps postérieur à tout ce qui a précédé dans le volume, un retour dans l’Allée des Acacias . Il l’écrit à Lucien Daudet qui vient de lire les 3ièmes  épreuves : « J’ai eu l’idée d’interpoler  un peu les dernières pages que vous avez et d’ajouter pour la fin du volume quelques pages qui venaient un peu plus loin et que vous n’avez pas. Je vais tâcher de les trouver et de vous les envoyer et si cela ne vous gêne pas trop vous me direz si cela ne finit pas mieux que la dernière page actuelle. » Et à Louis de Robert : «  Je ne laisserai pas la fin telle que vous l’avez lue, je n’allongerai cependant pas le livre, j’ajouterai seulement cinq ou six pages qui se trouvent au milieu du second volume et qui feront un couronnement un peu plus étendu », précisant dans une autre ( ?)  lettre au même : « Alors se placerait le morceau sur mes promenades allée des acacias, ce morceau ne venait qu’une centaine de pages plus loin et était rétrospectif. Maintenant ce serait le contraire, il serait prospectif. Il annonce la rencontre de Mme Swann au lieu de revenir sur cette rencontre. Vous jugerez si cela termine mieux que le soleil sur le balcon. » (Ce qui me donne à penser que je ne me trompais pas plus haut dans ma ‘‘lecture’’ de cette histoire de soleil sur le balcon). On est en octobre 1913 et Proust bricole encore un montage (que certains trouveront bancal, problématique, dit AC).

Antoine Compagnon relit le début de cet épilogue : « Cette complexité du bois de Boulogne qui en fait un lieu factice et, dans le sens zoologique ou mythologique du mot, un Jardin, je l'ai retrouvée cette année comme je le traversais pour aller à Trianon, un des premiers matins de ce mois de novembre où, à Paris, dans les maisons, la proximité et la privation du spectacle de l'automne qui s'achève si vite sans qu'on y assiste, donnent une nostalgie (…) » . Cet épilogue avait été ébauché dans un cahier où figurent maints essais de départ : « {Dernièrement  ou L’an passé ou Un matin ou Un jour de l’an passé} j’ai traversé le bois en novembre, avant déjeuner, c’est {le moment  ou l’heure} où il est le plus multiple … », puis, nouvelle tentative : «  Un jour j’ai traversé le bois pour aller à Versailles… », puis « Un jour avant déjeuner de l’an passé, de novembre, à Paris… » et enfin dans la marge, on voit émerger la version quasi définitive : « Cette complexité du bois de Boulogne qui en fait un lieu factice, je l'ai retrouvée un jour de l’an passé comme je le traversais pour aller à Versailles, un matin de ce mois de novembre … ». Indispensable ? Peut-être.

On ne peut s’empêcher (‘‘On’’, c’est moi) de penser aux tâtonnements ridicules du héros camusien, dans ‘‘La Peste’’, aux prises avec la première phrase de son roman idéal : « Par une belle matinée du mois de mai, une élégante amazone parcourait, sur une superbe jument alezane, les allées fleuries du Bois de Boulogne. » AC n’a pas fait de lien.  

Par contre, il insiste sur le caractère troublant , totalement incertain en fait, de la chronologie. Le passage est au présent du narrateur, mais quel présent ? Quel est cet « an passé » ? Le texte a été travaillé en 1911-1912, mais au fond, il se date en bonne logique narrative comme postérieur au Temps retrouvé, publié en 1927, et relève d’un temps fictif où le narrateur a survécu à l’auteur, mort depuis cinq ans … Compliqué. En outre, la conclusion de l’épilogue, méditation sur la fuite de tout, et du temps, est en contradiction formelle avec la conclusion du Temps retrouvé, pourtant à ce moment-là déjà arrêtée sinon rédigée. Proust s’en expliquera en 1914 dans une lettre à Jacques Rivière : « J’ai trouvé plus probe et plus délicat, en vérité c’est trompeur, comme artiste, de ne pas laisser voir, de ne pas annoncer que c’était justement à la recherche de la vérité que je partais, ni en quoi elle consistait pour moi. Je déteste tellement les ouvrages idéologiques, les romans à thèse où le récit n’est tout le temps qu’un fouillis des intentions de l’auteur que j’ai préféré ne rien dire. Ce n’est qu’à la fin du livre et une fois les leçons de la vie comprises que ma pensée se dévoilera. (…) Celle [la conclusion] que j’exprime à la fin du premier volume, dans cette parenthèse du bois de Boulogne que j’ai dressée là comme un simple paravent pour finir et clôturer un livre qui ne pouvait pas pour des raisons matérielles excéder 500 pages, est le contraire de ma conclusion [définitive]. » Cette tromperie dont se rend coupable l’auteur n’est aussi que la marque de l’absence, chez Proust, de rigueur narratologique, affirmation d’Antoine Compagnon qui entre bien en résonance avec mon sentiment que ce qui compte absolument, dans la Recherche, sans rien ôter à la magnifique richesse de sens du texte, c’est le style. Nous y avons beaucoup affaire à un  charmeur de serpents ! Et ces dernières pages de Du côté de chez Swann sont un enchantement.

Le lien entre la malice, la perversité du héros et sa vocation d’écrivain ? AC y revient … au prix d’un désagréable : « Et c’est de cela dont je voudrais parler ». Les cuirs journalistiques finissent par nous imprégner, tous, et les puristes n’y feront rien ; le français tel qu’on le parle s’écarte lentement mais hélas sûrement des chemins où nous avaient conduits les instituteurs rigoureux de nos enfances, eux-mêmes je le crains disparus à jamais.

Quoi qu’il en soit : AC voudrait en parler. Mais j’ai du mal à saisir clairement le fil de l’argumentation. Il démarre de fait sur Bergotte, un rappel de son dédoublement, lui qui transpose la langue de ses frères et sœurs dans son style, unique, et la proscrit du coup de sa propre élocution. Dédoublement nécessaire, dit AC. Soit. Mais comment articule-t-il logiquement ce rappel avec l’affirmation d’une rivalité entre le héros et Bergotte comme avec le soulignement du premier expérimentant précocement l’alternance du désir d’écrire et de l’incapacité où il se trouve d’y donner suite ? Il cite, à la fin de Combray, l’abattement de l’écrivain en herbe qui veut écrire mais ne sait quoi : « Aussi, découragé, je renonçais à jamais à la littérature, malgré les encouragements que m'avait donnés Bloch. Ce sentiment intime, immédiat, que j'avais du néant de ma pensée, prévalait contre toutes les paroles flatteuses qu'on pouvait me prodiguer, comme chez un méchant dont chacun vante les bonnes actions, les remords de sa conscience. »  Mais il ne lit pas ceci, quelques lignes plus haut, qui justifie la citation qu’il fait : «  … puisque je voulais un jour être un écrivain, il était temps de savoir ce que je comptais écrire. Mais dès que je me le demandais, tâchant de trouver un sujet où je pusse faire tenir une signification philosophique infinie, mon esprit s'arrêtait de fonctionner, je ne voyais plus que le vide en face de mon attention, je sentais que je n'avais pas de génie (…) » ; il reprendra le passage plus loin. Ici, ce qui intéressait AC, c’est cette référence – troublante, dit-il – à un escroc que l’on prendrait pour un être moral, lorsqu’il s’agit d’élaborer une image de l’écrivain en mal de sujet. Il semble lire là, à travers les termes qu’il emploie pour commenter les lignes qu’il cite, tromperie, mensonge, imposture, fêlure morale, un ressort de l’argumentation dont j’ai dit plus haut que je peinais à l’entrevoir.

En tout cas, dans l’impuissance affirmée, dans l’hypocrisie et l’imposture suggérées qu’un sentiment  de culpabilité accompagne sans doute, pense-t-il, avec la nécessité d’y faire face, AC lit la situation de Proust en 1913, année mal commencée par les refus des éditeurs sollicités, refus qui l’éprouvent, même s’il reste discret dans sa correspondance. Avec l’accord de Grasset et la suite, la revanche va venir, mais il y a en parallèle la passion pour Agostinelli, et la fuite et la mort au début de l’année suivante de ce dernier.

Je reste très étonné que Compagnon n’ait pratiquement rien dit dans ce ‘‘Proust en 1913’’ sur ce drame aux proportions intimes probablement formidables, même si – mais dans un constat plat et froid de vingt secondes – il signale ici que le renouvellement de l’œuvre en sera la conséquence. Proust, dont il traque les tâtonnements rédactionnels, a-t-il à ce point effacé les traces ? Peut-être le réinvestissement dans le travail d’écriture masqué a-t-il eu des effets thérapeutiques suffisants. Mais enfin, l’occultation de l’épisode me surprend. Il est vrai qu’avec DSK et Cahuzac, on vient d’avoir des exemples instructifs de fonctionnements duels hermétiquement scindés.

Vieille énigme avec tout ça : A.C. veut examiner la question « Quand Proust a-t-il su qu’il avait écrit un grand roman ? » Et il a son hypothèse et sa réponse: justement là, en 1913. L’année de la déception éditoriale, l’année du drame intime, c’est donc aussi l’année de l’épiphanie littéraire, non plus du je veux devenir, mais bien du je suis devenu écrivain. Il pense même, AC, pouvoir être encore plus précis : printemps 1913, à la relecture des placards, avec la création de Vinteuil, dans la jubilation de la fusion en un de deux personnages ; Proust sent que « ça marche » - on dirait aujourd’hui : « ça va le faire » ( !) ; il ne l’a pas dit -  et qu’il est à l’heure de son « Zut, zut, zut, zut », de son « Euréka ».

J’en profite pour dire à quel point ce « Zut, zut, zut, zut » m’indispose.

Le passage d’abord, à rappeler : « Le vent qui soufflait tirait horizontalement les herbes folles qui avaient poussé dans la paroi du mur, et les plumes de duvet de la poule, qui, les unes et les autres se laissaient filer au gré de son souffle jusqu'à l'extrémité de leur longueur, avec l'abandon de choses inertes et légères. Le toit de tuile faisait dans la mare, que le soleil rendait de nouveau réfléchissante, une marbrure rose, à laquelle je n'avais encore jamais fait attention. Et voyant sur l'eau et à la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du ciel, je m'écriai dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie refermé : « Zut, zut, zut, zut. » Mais en même temps je sentis que mon devoir eût été de ne pas m'en tenir à ces mots opaques et de tâcher de voir plus clair dans mon ravissement. »

La pauvreté de cette expression ridicule m’a toujours été une atteinte à la force du texte, et combien j’aurais préféré une bonne bordée de jurons ! Hélas, Marcel, là, n’a pas osé « y aller ». Et puis, sans doute n’était-ce pas « son genre ». ‘‘Zut’’, et ‘‘Crotte’’ sont pour moi les archétypes de cette minoration de l’expression qui donne a contrario toute sa force et sa saveur au langage dit vert.  Le passage m’a dès la première lecture – et nulle part dans la Recherche aucun autre à ce point - navré ; même si ailleurs un  « zut », m’a dépité: « … ce jour où, en passant sur le pont de la Vivonne, l'ombre d'un nuage sur l'eau m'eût fait crier « zut alors!» » ou paru acceptable : « Eh bien ! zut pour le ministère ! Oui, zut pour le ministère ! », mais là c’est Odette. Et je déplore que Compagnon, commentant, n’ait jamais souligné cette verrue quitte à la défendre et la justifier, mais en se montrant au moins sensible à sa mignardise, à sa « culcuterie », à sa « nunucherie », à son manque d’à propos quand il s’agit d’enthousiasme adolescent ou adulte. Merde alors !

Enesco_1930     Reprenons … Cette fusion de deux personnages antérieurs en un seul Vinteuil, Proust la fait peu après avoir entendu la sonate de Franck, jouée par Georges Enesco, incarnant par ce choix la thèse de son livre, celle de l’incohérence du moi mondain et du moi créateur (où l’on pourrait en tirant le fil retrouver la possibilité d’un développement sur les schizophrénies d’actualité : DSK – Cahuzac ?), Vinteuil à la fois vieille bête et génie. On sent, dit AC, le grand contentement de soi quand Proust, écrivant à Lucien Daudet, évoque cette fusion : «  Vous me dites qu’il y a un certain sens social  et des répercussions dans ce livre. J’accepte ce double compliment. Souvent, vous le savez, on dit d’un grand artiste, ‘‘à côté de son génie, c’était une vieille bête qui avait les idées les plus étroites’’, mais comme on a par avance l’idée de son génie, on ne se le figure pas en réalité étroit et ridicule ; aussi j’ai trouvé plus frappant de montrer d’abord Vinteuil vieille bête, sans laisser soupçonner qu’il a du génie, et, dans le deuxième chapitre, de parler de sa sublime sonate ».

Retour à Bergotte et à cette histoire de rivalité qui m’a semblé peu évidente. Bergotte a été lui aussi, dit AC, totalement transformé sur les placards. Et, le mot rivalité étant derechef prononcé par AC, on va vers une situation où le héros se lirait en lisant Bergotte. Est-ce bien clair, cela ? Voici au départ ce qu’on trouve dans les cahiers … AC lit : « Dès les premières fois, je fus sensible sans bien le distinguer, comme des notes qui nous charment sans nettement démêler l’air qu’elles composent (…) », ce qui va devenir finalement : « Les premiers jours, comme un air de musique dont on raffolera, mais qu'on ne distingue pas encore, ce que je devais tant aimer dans son style ne m'apparut pas. », suivi rapidement de : « Puis je remarquai les expressions rares, presque archaïques qu'il aimait employer à certains moments où un flot caché d'harmonie, un prélude intérieur, soulevait son style ; et c'était aussi à ces moments-là qu'il se mettait à parler du «vain songe de la vie », de « l'inépuisable torrent des belles apparences », du «tourment stérile et délicieux de comprendre et d'aimer », des « émouvantes effigies qui anoblissent à jamais la façade vénérable et charmante des cathédrales », qu'il exprimait toute une philosophie nouvelle pour moi par de merveilleuses images dont on aurait dit que c'était elles qui avaient éveillé ce chant de harpes qui s'élevait alors et à l'accompagnement duquel elles donnaient quelque chose de sublime. » Ces lignes n’ont pas été lues, mais rapidement commentées, AC signalant que c’est dans Anatole France que Proust a pris les expressions citées. Il fait ensuite allusion à cette extase qui viendra de la phrase, avant de venir, plus tard,  d’éléments extérieurs, sensoriels, visuels, s’adossant sans le lire à ceci : « Un de ces passages de Bergotte, le troisième ou le quatrième que j'eusse isolé du reste, me donna une joie incomparable à celle que j'avais trouvée au premier, une joie que je me sentis éprouver en une région plus profonde de moi-même, plus unie, plus vaste, d'où les obstacles et les séparations semblaient avoir été enlevés. »

Ce sont ces lectures de Bergotte, dit AC, qui font rêver le héros d’un destin d’écrivain. Mais c’est tout de suite l’échec. Il lit (sauf ce que je mets entre {}): « {Je rêvais que Mme de Guermantes m'y faisait venir, éprise pour moi d'un soudain caprice ; tout le jour elle y pêchait la truite avec moi. Et le soir me tenant par la main, en passant devant les petits jardins de ses vassaux, elle me montrait, le long des murs bas, les fleurs qui y appuient leurs quenouilles violettes et rouges et m'apprenait leurs noms.} Elle me faisait lui dire le sujet des poèmes que j'avais l'intention de composer. Et ces rêves m'avertissaient que, puisque je voulais un jour être un écrivain, il était temps de savoir ce que je comptais écrire. Mais dès que je me le demandais, tâchant de trouver un sujet où je pusse faire tenir une signification philosophique infinie, mon esprit s'arrêtait de fonctionner, je ne voyais plus que le vide en face de mon attention, je sentais que je n'avais pas de génie ou peut-être une maladie cérébrale l'empêchait de naître. »  J’ai déjà donné plus haut dans un cadre d’explication logique (selon moi) les lignes lues.

Et le marasme ici pointé, dit AC, s’approfondit encore juste après l’apparition de la duchesse dans l’église de Combray: « Combien depuis ce jour, dans mes promenades du côté de Guermantes, il me parut plus affligeant encore qu'auparavant de n'avoir pas de dispositions pour les lettres, et de devoir renoncer à être jamais un écrivain célèbre.»

Ce leitmotive du manque de disposition, de talent, joint à l’aspiration à la célébrité est itératif. AC en signale le point de départ dans les cahiers de 1911 dont il lit de larges extraits : « Elle  [Mme de Guermantes] me faisait raconter le sujet des {romans, poèmes} que je devais composer et ce m’était un avertissement que puisque je voulais être écrivain, il était temps de penser à ce que je voulais écrire, mais dès que je me le demandais, tâchant de trouver un sujet philosophique d’une profondeur infinie, mon esprit cessait aussitôt de fonctionner, je ne voyais plus que du noir devant moi, je sentais que je n’avais aucun génie, peut-être était-ce une maladie qui l’empêchait de naître. J’étais inquiet, je cherchais à qui je pourrais demander conseil, à notre curé, à notre médecin. Malgré les avis de Bloch, je renoncerais à faire des lettres car ce sentiment intime, immédiat, de mon néant prévalait contre les compliments qu’on pouvait me faire, comme pour {un méchant, un criminel méchant} dont chacun célèbre les bonnes actions qui pendant ce temps connaît la noirceur de sa mauvaise conscience ».

Il fait pourtant état d’extases. Passage célèbre des cahiers, dit AC [célèbre pour qui ? Qui a accès aux cahiers, hormis les chercheurs ? Célèbre dans le milieu de la recherche proustienne ? Est-ce être bien célèbre, cela ?]. Il lit : « C’est de ces promenades solitaires que je fis à l’automne du côté de Méséglise que date une des lois vraiment immuables de ma vie spirituelle. Tout d’un coup, tandis qu’une image passait sous mes yeux ou dans ma pensée, je sentais un plaisir particulier, une sorte de profondeur, qu’il y avait quelque chose sous elle, une réalité plus profonde. » Malgré l’absence de grand sujet, l’intuition de moments poétiques révélateurs est là, dit AC. Il continue à lire les cahiers : « Ce n’est jamais la grandeur, la valeur rationnelle d’une idée, qui m’a depuis donné la sensation de sa beauté, qui m’a dit voilà, il y a du beau, du vrai, il y a quelque chose à creuser, c’est quelque image qui était a priori sans valeur intellectuelle, quelque clocher filant dans une perspective …» ; avec en marge : « Zut, que c’est beau », et puis : « Quelquefois, au lieu de coups de parapluie de droite et de gauche, l’exaltation de ma pensée s’échappait en des mots qui ne la traduisaient  pas plus clairement, je criais ‘‘Zut, zut, que c’est beau, etc.’’ en riant de bonheur. En entendant ce ‘‘zut’’, je m’arrêtais malgré la pluie qui commençait à tomber … ». On sait mon sentiment sur ces accès de ‘‘zuttisme’’. AC dit : petite révélation ici de ce qui est le motif de la création, accompagnée en bas de page d’une notation intéressante : « Dans cet ordre d’idées, les petits pastiches qu’on a lus de moi ne sont que la continuation de l’effort qui commence sur le Pont Vieux », dévoilant une confusion entre le héros et l’auteur (Proust) – l’auteur IRL comme disent les geeks (les internet-addicts), où IRL est à comprendre : In Real Life – desdits pastiches.

Toute une réflexion s’élabore là, dit AC, sur l’échec philosophique et la poésie des petites choses, qu’on retrouvera dans le roman achevé. Il pointe alors l’affaire des clochers de Martinville, reprise d’un texte paru en 1907 dans le Figaro : ‘‘Impressions de route en automobile’’.  Etrange situation dit-il car ce texte, élaboré à l’âge adulte (Proust a 36 ans en 1907) est attribué au héros tout jeune. En 1918, quand Proust inclura dans ‘‘Pastiches et Mélanges’’ l’article du Figaro, il l’accompagnera d’une note où il dit de cette page « qu’elle n’a été citée que partiellement dans Du côté de chez Swann comme un exemple de ce que j’écrivis dans mon enfance. Et dans le quatrième volume non encore paru d’A la recherche du temps perdu, la publication dans le Figaro de cette page remaniée est le sujet de presque tout un chapitre ».

Cet épisode des clochers apparaît en tout cas dit AC comme reliant pour la première fois l’extase des petites choses et l’écriture , de façon néanmoins encore implicite. Il lit : « Sans me dire que ce qui était caché derrière les clochers de Martinville devait être quelque chose d'analogue à une jolie phrase, puisque c'était sous la forme de mots qui me faisaient plaisir que cela m'était apparu, demandant un crayon et du papier au docteur, je composai malgré les cahots de la voiture, pour soulager ma conscience et obéir à mon enthousiasme, le petit morceau suivant que j'ai retrouvé depuis et auquel je n'ai eu à faire subir que peu de changements : ‘‘Seuls, s'élevant du niveau de la plaine ….’’ {c’est l’article du Figaro (allégé); avec cette chute, l’ayant recopié : quand} j'eus fini de l'écrire, je me trouvai si heureux, je sentais qu'elle [cette page] m'avait si parfaitement débarrassé de ces clochers et de ce qu'ils cachaient derrière eux, que comme si j'avais été moi-même une poule et si je venais de pondre un œuf, je me mis à chanter à tue-tête

Curieux collage quand même, dit AC, que ce morceau ;  et pourquoi une telle joie ? Il avance : … voir là un moment révélateur de la naissance de l’art et l’ouverture de la possibilité d’un triomphe. Et il revient au thème de Proust acquérant la certitude de son statut d’écrivain. Il avait parlé du printemps 1913, de l’invention de Vinteuil, il parle maintenant de la fin de l’année, avec la publication du roman, y évoquant le motif prolongé de l’attente de la publication de l’article du héros dans le Figaro. Le discours d’AC m’a semblé un peu flottant, incertain, déstructuré, confus, débouchant in fine sur un retour au mois de Janvier et à des lettres à Lucien Daudet et Louis de Robert dont il lit des extraits. Ainsi (adressée au second, sauf erreur) : «  Quand je lis une phrase où je reconnais une idée ou une image à laquelle j’ai pensé, que j’ai trouvée détestable et bien au-delà de laquelle j’ai la conscience ou le souvenir d’être allé moi qui suis peu de choses, eh bien il me vient de l’accablement ». Traduction d’AC : il lit chez d’autres  ce qui l’a privé en particulier de la NRF, il pense probablement à Péguy, il pense à des formulations que lui n’a pas retenues parce que médiocres et que la NRF loue, il en éprouve un malaise devant l’aveuglement des lecteurs. Et cette réaction, mais totalement inversée, elle apparaît dans le roman. AC lit : « Un jour, ayant rencontré dans un livre de Bergotte, à propos d'une vieille servante, une plaisanterie que le magnifique et solennel langage de l'écrivain rendait encore plus ironique, mais qui était la même que j'avais si souvent faite à ma grand'mère en parlant de Françoise, une autre fois que je vis qu'il ne jugeait pas indigne de figurer dans un de ces miroirs de la vérité qu'étaient ses ouvrages une remarque analogue à celle que j'avais eu l'occasion de faire sur notre ami M. Legrandin (remarques sur Françoise et M. Legrandin qui étaient certes de celles que j'eusse le plus délibérément sacrifiées à Bergotte, persuadé qu'il les trouverait sans intérêt), il me sembla soudain que mon humble vie et les royaumes du vrai n'étaient pas aussi séparés que j'avais cru, qu'ils coïncidaient même sur certains points, et de confiance et de joie je pleurai sur les pages de l'écrivain comme dans les bras d'un père retrouvé. »

Oui, dit AC, renversement de situation, car dans la lettre à Louis de Robert qu’on vient de citer, où il évoque son accablement, Proust écrivait : «  C’est ce qui fait que quelquefois je me demande si j’ai raison de publier ce livre, sentant que je suis sur les autres - par conséquent sur des points où j’ai la chance d’être plus impartial - en si profond désaccord avec les moins bêtes de mes contemporains [comprendre : les gens de la NRF, dit AC] ». On est là dans la période où il a été partout refusé. Au même Louis de Robert, encore : «  J’avoue que j’ai un peu le délire de la persécution, mais je n’ai nullement celui des grandeurs » ; à René Blum qu’il contacte en vue d’une publication  chez Grasset à compte d’auteur (Blum finalement l’aidera) et qui lui dit : « Vous avez trop de talent pour payer vos éditions comme un amateur », il répond : « Sauf le talent que j’ignore », ce qu’AC traduit par : ‘‘J’ignore si j’ai du talent’’. Au début de 1913 il connaît les mêmes phases de doute que son héros et c’est Louis de Robert qui l’encourage, comme Bloch dans le roman : « Soyez rassuré, vous triompherez au bout du compte et vous goûterez la gloire pure qui vient d’en haut, celle que nous souhaitons tous et que vous méritez l’un des premiers parmi nous », lui rapportant le mot d’une amie, « Ah ! Marcel Proust, celui qui a tant de talent ». En juin, devant les deuxièmes épreuves, Louis de Robert crie son admiration, puis Lucien Daudet (sa mère, Mme Alphonse Daudet les a lues elle aussi et aimées) ; et Proust communique les réactions de l’un à l’autre. A Louis de Robert qui lui a fait la joie de le féliciter : « … cette joie n’a pas été unique. Deux êtres d’élite à qui j’ai cette semaine seulement fait connaître mon livre en ont reçu une impression qui, même en défalquant de leurs termes tout ce qui peut être la part de la tendresse et de l’aveuglement, reste encore infiniment au-dessus de tout ce que j’avais pu supposer ».

Mme A   Julia Allard, épouse Daudet, peinte par Renoir

Femme de lettres, salon littéraire tous les jeudis (c’est chez elle que François Mauriac rencontre Proust en 1918) , collaboratrice très impliquée d’Alphonse Daudet (celui-ci dira : « Pas une page qu’elle n’ait revue ou retouchée » ; et Jules Lemaître, la présentant dans un ouvrage publié en 1898, renvoie à sa collaboration avec le ‘‘grand homme’’ telle qu’elle l’a elle-même définie : « Notre collaboration, un éventail japonais ; d’un côté, sujet, personnages, atmosphère ; de l’autre, des brindilles, des pétales de fleurs, la mince continuation d’une branchette, ce qui reste de couleur et de piqûre d’or au pinceau du peintre. Et c’est moi qui fais ce travail menu, avec la préoccupation du dessus et que mes cigognes envolées continuent bien le paysage d’hiver ou la pousse verte aux creux bruns des bambous, le printemps étalé sur la feuille principale. »), son jugement est incontestablement précieux.

Lucien et Mme Daudet, de Robert, il y a là un début de récompense, dit AC. Mme Daudet a écrit à Proust. Il répond :  « Il n’y avait pas d’épreuve que je puisse estimer plus redoutable et plus probante que celle-là, votre lecture. » Il ajoute : « Comme, dans les pages auxquelles vous faites allusion avec tant de bonté, je me suis rassuré auprès de la pensée si vaste de Bergotte , de même mon admiration pour vous me donnait confiance ». Admiration, dit AC, vaut ici certificat de rencontre, de ressemblance, et Proust s’intéresse aux convergences accidentelles qui rassurent. Lucien Daudet lui signale une phrase qui lui a rappelé sa mère : « Divisant la hauteur d'un arbre incertain, un invisible oiseau s'ingéniait à faire trouver la journée courte, explorait d'une note prolongée la solitude environnante, mais il recevait d'elle une réplique si unanime, un choc en retour si redoublé de silence et d'immobilité qu'on aurait dit qu'il venait d'arrêter pour toujours l'instant qu'il avait cherché à faire passer plus vite» , et c’est une phrase que Proust a beaucoup retravaillée. Celui-ci la rapproche d’un vers de Mme Daudet : « Son vol est un circuit dessiné par la voix », ajoutant : « Mme Daudet peut être certaine que s’il y a rencontre, il n’y a jamais eu plagiat. Eussé-je connu cette pièce avant d’avoir écrit cette page, en réalité écrite depuis des années, que j’aurais été incapable d’y introduire quelque chose qui ne serait pas de moi. »

Bergotte-Vermeer     Et Bergotte ? Il est en abîme dans Combray, dit Antoine Compagnon qui y retourne. Il y a, on le voit à travers les placards, totalement transformés en avril-mai 1913, des pages essentielles sur la reconnaissance de lui-même dans Bergotte, sur le désir du héros de connaître en toutes choses l’opinion de Bergotte : « Malheureusement sur presque toutes choses j'ignorais son opinion. Je ne doutais pas qu'elle ne fût entièrement différente des miennes, puisqu'elle descendait d'un monde inconnu vers lequel je cherchais à m'élever : persuadé que mes pensées eussent paru pure ineptie à cet esprit parfait, j'avais tellement fait table rase de toutes, que quand par hasard il m'arriva d'en rencontrer, dans tel de ses livres, une que j'avais déjà eue moi-même, mon cœur se gonflait comme si un Dieu dans sa bonté me l'avait rendue, l'avait déclarée légitime et belle. » AC veut préciser : cette idée de rencontre légitimante est une addition du début de 1913 sur la dactylographie. Il lit la suite : « Il arrivait parfois qu'une page de lui disait les mêmes choses que j'écrivais souvent la nuit à ma grand'mère et à ma mère quand je ne pouvais pas dormir, si bien que cette page de Bergotte avait l'air d'un recueil d'épigraphes pour être placées en tête de mes lettres. Même plus tard, quand je commençai de composer un livre, certaines phrases dont la qualité ne suffit pas pour décider à le continuer, j'en retrouvai l'équivalent dans Bergotte. Mais ce n'était qu'alors, quand je les lisais dans son œuvre, que je pouvais en jouir ; quand c'était moi qui les composais, préoccupé qu'elles reflétassent exactement ce que j'apercevais dans ma pensée, craignant de ne pas « faire ressemblant », j'avais bien le temps de me demander si ce que j'écrivais était agréable ! Mais en réalité il n'y avait que ce genre de phrases, ce genre d'idées que j'aimais vraiment. Mes efforts inquiets et mécontents étaient eux-mêmes une marque d'amour, d'amour sans plaisir mais profond. Aussi quand tout d'un coup je trouvais de telles phrases dans l'œuvre d'un autre, c'est-à-dire sans plus avoir de scrupules, de sévérité, sans avoir à me tourmenter, je me laissais enfin aller avec délices au goût que j'avais pour elles, comme un cuisinier qui pour une fois où il n'a pas à faire la cuisine trouve enfin le temps d'être gourmand. »

Ajout là aussi, dit AC, mais cette fois sur les placards. Passage important, dont on voit une amorce au verso d’une première dactylographie , datable de mars ou avril 1913 : « Je pourrais dire quand je lis l’article que je le lis comme du Bergotte, c’est-à-dire sans avoir plus de scrupules, etc. »

Ce motif, la rencontre de phrases de lui chez Bergotte, est de 1913. Mais AC veut regarder en amont, dans les manuscrits, l’origine de ces phénomènes de ‘‘reconnaissance’’. Quelques mots ainsi, lus dans les cahiers : « Bergotte parlait de sa cuisinière ou de ses pantoufles avec les mêmes belles expressions que l’on n’emploie d’habitude que pour le langage cérémonieux des vérités philosophiques. » C’est cela qu’il retrouve chez lui, Bergotte comparant ainsi le plumeau de sa cuisinière au sceptre du roi Agamemnon. Curieuse cette analyse de Compagnon, qui s’installe en quelque sorte à l’intérieur du roman s’élaborant comme à l’intérieur d’un monde en cours d’évolution, mais autonome, un monde parallèle mais de même réalité que le nôtre, où évoluent un écrivain confirmé et un écrivain en gestation, totalement indépendants l’un de l’autre, le second examinant les résonances du premier dans sa sensibilité littéraire sans aucune allusion au fait que c’est lui-même qui le créant les crée. Certes, Bergotte émane en partie d’Anatole France, nous dit-on, et Proust peut être conscient de son goût au moins initial pour certaines des pratiques langagières de ce dernier, mais quand même, cette façon de commenter la fiction en oubliant qu’elle en est une me semble, pour emprunter à AC son propre vocabulaire du jour, troublante.

Il cite encore, à l’appui de sa présentation, au sens – il ne l’a pas explicité ainsi - d’un plaidoyer pro domo de Proust : « Je remarquai aussi dans la façon dont Swann me parla de Bergotte quelque chose qui en revanche ne lui était pas particulier, mais au contraire était dans ce temps-là commun à tous les admirateurs de l'écrivain, à l'amie de ma mère, au docteur du Boulbon. Comme Swann, ils disaient de Bergotte : « C'est un charmant esprit, si particulier, il a une façon à lui de dire les choses un peu cherchée, mais si agréable. On n'a pas besoin de voir la signature, on reconnaît tout de suite que c'est de lui. » Mais aucun n'aurait été jusqu'à dire : « C'est un grand écrivain, il a un grand talent.» Ils ne disaient même pas qu'il avait du talent. Ils ne le disaient pas parce qu'ils ne le savaient pas. Nous sommes très longs à reconnaître dans la physionomie particulière d'un nouvel écrivain le modèle qui porte le nom de « grand talent » dans notre musée des idées générales. Justement parce que cette physionomie est nouvelle, nous ne la trouvons pas tout à fait ressemblante à ce que nous appelons talent. Nous disons plutôt originalité, charme, délicatesse, force ; et puis un jour nous nous rendons compte que c'est justement tout cela le talent. »

Cette appréciation du talent de Bergotte, collage absent du manuscrit, absent de la dactylographie, elle est d’avril-mai 1913, et signe la prise de conscience par un grand écrivain de son talent. Le passage a été très remarqué, par Mme Daudet, mais aussi par Lucio d’Ambra (1880-1939 ; de son vrai nom Renato Eduardo Manganella ; scénariste et réalisateur italien, également journaliste, critique littéraire, dramaturge, directeur artistique de compagnies théâtrales et directeur de théâtre) qui affirme dans la Scena contemporanea que Proust sera, à l’horizon du demi-siècle, égalé à Stendhal, tous deux, Mme Daudet et lui, clairement conscients de la mise en abîme.

Après tant de rebuffades, dans le courant de 1913 - et Antoine Compagnon veut conclure là-dessus - en relisant et remaniant son texte sur épreuves, Proust comprend ce qui se passe, et la grandeur de ce qu’il est en train d’élaborer. AC en lit la trace au terme des dialogues implicites du héros avec Bergotte, entre « se lire comme si on était un autre » et « lire un autre comme soi-même », dans ce retour (in Albertine disparue) sur l’article dans le Figaro : « Le surlendemain matin je me réjouis que Bergotte fût un grand admirateur de mon article, qu’il n’avait pu lire sans envie. Pourtant au bout d’un moment ma joie tomba. En effet Bergotte ne m’avait absolument rien écrit. Je m’étais seulement demandé s’il eût aimé cet article, en craignant que non. A cette question que je me posais, Mme de Forcheville m’avait répondu qu’il l’admirait infiniment, le trouvait d’un grand écrivain. Mais elle ne m’avait pas dit que je dormais : c’était un rêve. Presque tous répondent aux questions que nous nous posons par des affirmations complexes, mises en scène à plusieurs personnages, mais qui n’ont pas de lendemain. »

On va s’arrêter là, sur une fin qu’Antoine Compagnon veut ouverte puisqu’il dit de ce chantier 2013 qui m’a paru riche en même temps qu’alourdi de bien des choses et constamment incertain : « Peut-être le reprendrons-nous un jour ? ». Never say never ….

Jamais-jamaisChutNever-say-never

                                              

 

 

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