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Mémoire-de-la-Littérature
12 avril 2013

Alain Connes, Alexandre Grothendieck, Marcel Proust… et Isabelle Serça - Séminaire du 9/4/2013

'‘Intelligence proustienne et imaginaire mathématique’’....... ou l’inverse ?

Alain Connes    Alain Connes. Né en 1947. Mathématicien éminent, multi récompensé (médaille Fields en 1982 ; prix Crafoord en 2001 ; médaille d’argent (1977), puis d’or (2004)  du CNRS, j’en passe ; professeur au Collège de France depuis 1984).

Oui, mathématicien éminent mais aussi penseur multicartes puisqu’on le trouve débattant à l’Ircam (janvier 2012 ?) avec Pierre Boulez autour de la musique et ici, au séminaire d’Antoine Compagnon pour parler de Proust.

Impressionnant, bien sûr.

Voyons l’affaire.  Je me suis contenté d’une écoute linéaire, quelques notations prises à la volée, sans plus, de l’enregistrement audio de son intervention.  Deux noms reviennent :

Grothendieck 1988 small     Alexandre Grothendieck, mathématicien prodigieux, probablement génial,  et individu parfaitement marginal qui termine une longue existence (il est né en 1928) en ermite quelque part dans les Pyrénées, ayant renoncé aux mathématiques depuis près de quarante ans  tout en interdisant qu’on prenne connaissance des milliers de pages de calcul qu’il a laissées derrière lui, avouant avoir eu trois passions dans sa vie, les femmes (à qui il a fait au passage un certain nombre d’enfants), les mathématiques (qu’il a également et magnifiquement ensemencées) et la méditation. Apatride, brièvement professeur au Collège de France avant d’être débarqué par ses collègues, il a fait le tour de sa démarche intellectuelle dans un volumineux ouvrage : Récoltes et Semailles, dont Alain Connes a curieusement affirmé qu’il était introuvable et surtout, dorénavant non consultable sur internet ( ?). On le téléchargera pourtant sans difficulté à l’adresse suivante :  http://www.math.jussieu.fr/~leila/grothendieckcircle/RetS.pdf 

Isabelle Serça     Isabelle Serça est sa  seconde référence, plus inattendue. Professeur de littérature à l’Université de Toulouse-Le Mirail, elle a assuré chez Antoine Compagnon le 27/02/2007 un séminaire présenté ici-même . J’ai relu par acquit de conscience mon compte-rendu. Il contient quelques rosseries accessoires que j’avais oubliées (il me semble que je rédige moins « potache » six ans après ; on vieillit …). Alain Connes, lui, avait apprécié la présentation et, si j’ose dire, réciproquement, car il nous lit (trop) longuement un courrier de demande d’éclaircissements fort respectueux que lui a adressé Isabelle Serça, sensible, sur le thème du temps (proustien ; son séminaire s’intitulait d’ailleurs « Proust, littérature et mémoire : Ecrire le temps »), au chapitre qu’il a pris en charge (Réflexion sur le temps) dans l’ouvrage à trois rédigé avec André Lichnérowicz et Marcel-Paul Schutzenberger : Triangle de pensées (chez Odile Jacob). Il en profitera, en toute fin d’exposé pour faire la brève promotion du livre dont la sortie est prévue en mai prochain chez le même éditeur , toujours si j’ai bien compris sur le thème du temps, cosigné cette fois avec son épouse et celui qui fut son directeur de thèse, Jacques Dixmier, né en 1924, dont j’ai dû, au temps de ma jeunesse folle, utiliser les Eléments de mathématiques.

L’exposé d’Alain Connes ? Ampleur wagnérienne de l’œuvre, vie et travail de recherche (mathématique / littéraire)  fusionnant dans l’effort de construction d’une œuvre d’art où ils finissent par ne plus se distinguer, Alain Connes a  rapproché, dès le début, Alexandre Grothendieck et Marcel Proust, faisant du Récoltes et Semailles du premier, sa Recherche du Temps Perdu. Après une brève remarque sur la pulsion de recherche du mathématicien qui serait du même ordre que la pulsion sexuelle, d’après Grothendieck - on va rejoindre le plaisir textuel chez Barthes – , il lit quelques lignes de la Recherche et un extrait de Récoltes et Semailles relatif à la quête de la vérité, qu’il apparente aux efforts de Proust pour démêler son confus sentiment d’un quelque chose à déchiffrer et qui lui échappe (la petite madeleine, les arbres d’Hudimesnil, les clochers de Martinville). Rien noté du texte de Grothendieck. Pour Proust, il a lu :

« Quand j'essaye de faire le compte de ce que je dois au côté de Méséglise, des humbles découvertes dont il fût le cadre fortuit ou le nécessaire inspirateur, je me rappelle que c'est cet automne-là, dans une de ces promenades, près du talus broussailleux qui protège Montjouvain, que je fus frappé pour la première fois de ce désaccord entre nos impressions et leur expression habituelle. Après une heure de pluie et de vent contre lesquels j'avais lutté avec allégresse, comme j'arrivais au bord de la mare de Montjouvain devant une petite cahute recouverte en tuiles où le jardinier de M. Vinteuil serrait ses instruments de jardinage, le soleil venait de reparaître, et ses dorures lavées par l'averse reluisaient à neuf dans le ciel, sur les arbres, sur le mur de la cahute, sur son toit de tuile encore mouillé, à la crête duquel se promenait une poule. Le vent qui soufflait tirait horizontalement les herbes folles qui avaient poussé dans la paroi du mur, et les plumes de duvet de la poule, qui, les unes et les autres se laissaient filer au gré de son souffle jusqu'à l'extrémité de leur longueur, avec l'abandon de choses inertes et légères. Le toit de tuile faisait dans la mare, que le soleil rendait de nouveau réfléchissante, une marbrure rose, à laquelle je n'avais encore jamais fait attention. Et voyant sur l'eau et à la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du ciel, je m'écriai dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie refermé : « Zut, zut, zut, zut. » Mais en même temps je sentis que mon devoir eût été de ne pas m'en tenir à ces mots opaques et de tâcher de voir plus clair dans mon ravissement. »

Et :

« Je résolus de laisser provisoirement de côté les objections qu'avaient pu faire naître en moi contre la littérature ces pages des Goncourt. Même en mettant de côté l'indice individuel de naïveté qui est frappant chez le mémorialiste, je pouvais d'ailleurs me rassurer à divers points de vue. D'abord, en ce qui me concernait personnellement, mon incapacité de regarder et d'écouter, que le journal cité avait si péniblement illustrée pour moi, n'était pourtant pas totale. Il y avait en moi un personnage qui savait plus ou moins bien regarder, mais c'était un personnage intermittent, ne reprenant vie que quand se manifestait quelque essence générale, commune à plusieurs choses, qui faisait sa nourriture et sa joie. Alors le personnage regardait et écoutait, mais à une certaine profondeur seulement, de sorte que l'observation n'en profitait pas. Comme un géomètre qui, dépouillant les choses de leurs qualités sensibles, ne voit que leur substratum linéaire, ce que racontaient les gens m'échappait, car ce qui m'intéressait, c'était non ce qu'ils voulaient dire, mais la manière dont ils le disaient, en tant qu'elle était révélatrice de leur caractère ou de leurs ridicules ; ou plutôt c'était un objet qui avait toujours été plus particulièrement le but de ma recherche parce qu'il me donnait un plaisir spécifique, le point qui était commun à un être et à un autre. Ce n'était que quand je l'apercevais que mon esprit – jusque-là sommeillant, même derrière l'activité apparente de ma conversation, dont l'animation masquait pour les autres un total engourdissement spirituel – se mettait tout à coup joyeusement en chasse, mais ce qu'il poursuivait alors – par exemple l'identité du salon Verdurin dans divers lieux et divers temps – était situé à mi-profondeur, au delà de l'apparence elle-même, dans une zone un peu plus en retrait. Aussi le charme apparent, copiable, des êtres m'échappait parce que je n'avais plus la faculté de m'arrêter à lui, comme le chirurgien qui, sous le poli d'un ventre de femme, verrait le mal interne qui le ronge. J'avais beau dîner en ville, je ne voyais pas les convives, parce que quand je croyais les regarder je les radiographiais. »

Alain Connes évoque ensuite la délectation particulière qu’est, pour le mathématicien, la lecture de Proust, une lecture qui peut se faire en ouvrant le texte au hasard, pour meubler richement un moment de désœuvrement, délassement d’une trop grande tension dans la rigueur, mais aussi éblouissement de voir l’intuition se réconcilier avec la liberté poétique. Il passe de là - et il s’adosse pour cela explicitement au point de vue de Grothendieck - voulant faire aussi un lien avec le thème général du cours mis en avant par Antoine Compagnon (je m’aperçois qu’ils ont tous deux les mêmes initiales : AC, ce qui dissuade pour cette fois d’y recourir …)  à l’importance de l’innocence, de l’approche candide , de l’oubli provisoire de tout fatras pédantesque pour s’ouvrir à la possibilité d’une découverte. En quelque sorte : Pavés inégaux de la cour de l’hôtel de Guermantes et Géométrie non commutative (une sinon la  spécialité d’Alain Connes), même combat !

Temps proustien et Orbite du flot de Kronecker. Alain Connes, en deuxième partie d’exposé, se recentre plus particulièrement sur le temps en commençant par le mail évoqué ci-dessus d’Isabelle Serça. Il a préparé un petit film qu’il projette (qu’évidemment, enregistrement audio oblige, je n’ai pas vu, mais qu’il a tenu à s’efforcer de décrire), destiné à éclairer ‘‘géométriquement’’ le phénomène central de la mémoire involontaire qui fait du passé un morceau extatique de présent. Dans ce phénomène, des temps très éloignés en termes physiques (où le temps se déploie linéairement, sans réversibilité possible) deviennent des expériences intimes simultanées où l’on vit maintenant et autrefois dans une identité profonde qui excède la juxtaposition par la création d’une spatialité extratemporelle. Alain Connes a recours à la métaphore de l’orbite d’un flot de Kronecker enroulé sur un tore. Evidemment, dit comme cela …. Le vocabulaire a sa poésie mais le concept sous-jacent est compliqué et s’adresse uniquement à de « vrais » mathématiciens de niveau universitaire. Dans les faits, c’est d’un flot du temps, au sens le plus commun, qu’il est bien question, et d’une représentation de ce flot susceptible d’amener proches l’un de l’autre deux instants linéairement séparés (dans la version physique du temps comme flux linéaire, de l’instant comme point sur une droite). Et si ce flux / flot linéaire est représenté par une ficelle que l’on laisse progressivement remplir une boîte dans laquelle elle s’emmêle, il ne me semble pas difficile de concevoir que des mouvements imprimés à la boîte en la secouant puissent en démêlant/ré-emmêlant aléatoirement ladite ficelle conduire à des croisements qui font se toucher deux points qui seraient très éloignés l’un  de l’autre si on la dépliait. On pourrait assimiler la boîte à notre mémoire, remplie progressivement de façon linéaire (la ficelle des instants de la physique élémentaire) par l’enregistrement du fil/flux/flot des événements successifs mais dans laquelle  le choc de sensations extérieures crée l’analogue de mouvements de convection dans un liquide, au gré desquels, des empreintes passées viennent se superposer aux enregistrements en cours, c’est-à-dire au présent. Etc.

Quand la vidéo sera accessible, je regarderai le petit film d’Alain Connes. Il est sans doute « parlant » .

Il évoque le début ‘‘hallucinatoire’’ de Combray où se montre, dit-il, que la topologie (la structure  continue) du temps ordinaire, dans les phases de réveil ou d’endormissement, s’affaiblit et avoue qu’il lui est arrivé de rêver de l’espace de Hilbert en tant que chaise, aveu assez abscons en soi, mais qui me rappelle, et il ne les faisait pas dans un état second, que dans ses cours d’analyse à l’Ecole Polytechnique, années 1960, Laurent Schwartz avait une fois pris le bureau qui trônait sur l’estrade comme exemple de la notion qu’il était en train d’introduire, qui sait, pourquoi pas justement celle d’espace de Hilbert ?

Alain Connes lit un passage du Temps retrouvé significatif d’une interrogation qui pourrait être aussi, éventuellement, celle du mathématicien sur le point d’entrevoir un nouvel espace. On est tout près de la découverte et le temps se suspend. Voici: « Je glissais rapidement sur tout cela, plus impérieusement sollicité que j'étais de chercher la cause de cette félicité, du caractère de certitude avec lequel elle s'imposait, recherche ajournée autrefois. Or, cette cause, je la devinais en comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné où le bruit de la cuiller sur l'assiette, l'inégalité des dalles, le goût de la madeleine allaient jusqu'à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais ; au vrai, l'être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu'elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu'elle avait d'extra-temporel, un être qui n'apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l'essence des choses, c'est-à-dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j'avais reconnu, inconsciemment, le goût de la petite madeleine, puisqu'à ce moment-là l'être que j'avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l'avenir. Cet être-là n'était jamais venu à moi, ne s'était jamais manifesté qu'en dehors de l'action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d'une analogie m'avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours. » 

Proust mort     Alain Connes, dans les dernières minutes, tient à dire l’émotion ressentie à l’écoute de l’émissiion de Roger Stéphane, plusieurs fois citée dans ce cours ou dans des séminaires, consacrée en 1962 par Roger Stéphane à Marcel Proust, en lisant une réflexion de ce dernier dictée à Céleste Albaret peu avant de s’éteindre : « Et puis un jour tout est changé, ce qui était détestable pour nous, qu’on nous avait toujours défendu, on nous le permet, et par exemple : « Mais je ne pourrais pas prendre du champagne ? », et là, on entend Céleste qui répond : « Mais parfaitement, si cela vous est agréable ». On n’en croit pas ses oreilles. On fait venir les marques qu’on s’était le plus défendues, et c’est ce qui donne quelque chose d’un peu vil à cette incroyable frivolité des mourants. » Lucide et dur, effectivement. Et Alain Connes de souligner combien jusqu’au bout, « l’intelligence proustienne a gardé son incandescence ».

Que dire en conclusion de ce compte-rendu ? Trois choses peut-être. Qu’il n’a pas été désagréable à suivre – Qu’il me semble toujours aussi impossible de donner un sens au mot vulgarisation et que, comme il fut un temps où « les français parlaient aux français », les mathématiciens, éternellement, ne peuvent parler qu’aux mathématiciens – Que je ne vois pas, sauf à se payer de mots (et j’ai eu le même sentiment lors du débat Alain Connes – Pierre Boulez à l’Ircam), la possibilité de sentir ‘‘de l’extérieur’’ ce pourtant poncif qu’est une analogie entre l’imaginaire mathématique et les intuitions poétiques. Mais je ne suis ni poète, ni un vrai mathématicien. Or, souci proustien, il faudrait ‘‘en être’’.

 

Myosotis        Post-scriptum. En marge de l’annonce de son bouquin à paraître, Alain Connes n’a pas manqué d’évoquer La classe de rhéto, d’Antoine Compagnon (compte-rendu ici-même) . Alors, puisque c’est la foire aux livres, j’en rappelle aussi  un autre, Ednat, pour lequel je plaide coupable .

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Commentaires
U
http://www.grothendieckcircle.org<br /> <br /> <br /> <br /> Vous trouverez sur ce site le dernier tome de la biographie écrite par W Scharlau (« Spirituality »). La lecture n’est pas très confortable, mais c’est la seule façon d’en prendre connaissance en anglais. Comme indiqué sur le site, les autres tomes sont par contre disponibles en librairie.
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U
Sinon, je tiens à vous féliciter pour cet article (c’est la première fois à ma connaissance que sont évoqués en même temps M Proust, A Grothendieck et A Connes). En plus, s’agissant des deux derniers, vous écrivez des choses très justes, ce qui n’a rien d’évident. Il existe une biographie monumentale de Grothendieck, écrite par Winfried Scharlau (lui-même mathématicien). A l’origine en allemand, elle a fini par être traduite en anglais dans son intégralité (par la soeur de Leila Schnepps, violoniste (!), (la soeur, pas Leila, qui elle est mathématicienne, et membre du « cercle Grothendieck).<br /> <br /> <br /> <br /> S’agissant d’Alain Connes, pour lequel j’ai une immense admiration, on peut noter qu’il est l’auteur de deux romans de science-fiction (en quelque sorte), « le théatre quantique » et « le spectre d’Atacama ». Outre leur intérêt littéraire, ces ouvrages sont également une porte d’entrée dans l’univers mathématique de l’auteur. Ils ont été écrits en collaboration avec sa femme, et J Dixmier (qui a lui même a écrit un très intéressant recueil de nouvelles de SF, et est très âgé (c’était le directeur de thèse de A connes !).<br /> <br /> <br /> <br /> Merci encore.
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U
Pour votre information : Amain Connes avait raison de dire que Récoltes et Semailles était introuvable (en dehors d'une édition papier confidentielle au Japon, je crois) au moment où il l'a dit , car c'était alors la volonté expresse de Grothendieck, que, par respect pour lui, les sites qui lui sont consacrés ont alors respectée. Après le décès de Grothendieck, les choses ont bien entendu évolué.
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