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Mémoire-de-la-Littérature
12 juillet 2014

ANTOINE ET FERDINAND

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Ainsi, Eurydice nous en informe, l’année 2015 sera une année «sans». Antoine Compagnon, tout en nous promettant que sa chaire n’entre pas en hibernation, sursoit pour un an à la poursuite de ses investigations dans le cadre prestigieux de l’amphithéâtre Marguerite de Navarre, qui va se sentir bien vide.

Pas d’explications. Un coup de mou?

Je suis un peu, par le hasard de mes propres centres d’intérêt, certaines de ses activités annexes. Il a totalement laissé tomber son blog du Huffington Post, après un dernier billet (Le choc Swann) du 10 novembre 2013, blog qu’il nourrissait de toute façon peu, sans enthousiasme me semblait-il, et où quelques commentaires peu amènes n’ont pas dû l’encourager à poursuivre. Dans le Monde des livres de ce vendredi 11/07 - depuis un an Jean Birnbaum lui avait confié une chronique sauf erreur mensuelle où il s’est attaché à parler de quelques «premiers romans» - il produit un billet qui sent son adieu. Je peux me tromper, mais enfin, comme on dit, «je ne le sens pas».

Antoine Compagnon, être de fuite? Oui, peut-être un coup de mou … Je me demande aussi, car les intellectuels médiatisés ont nécessairement des problèmes d’ego, si l’élection de Finkielkraut à l’Académie française n’a pas été de nature à instiller un peu d’aigreur dans son univers mental. Il avait occupé la chaire de l’Ecole Polytechnique avant que Finkielkraut n’y prenne place et je me rappelle la critique, dans mon souvenir un peu mordante (de mémoire, il lui reprochait de méconnaître Baudelaire), qu’il avait écrite dans Le Monde lors de la sortie en librairie d’un cours que Finkielkraut y professait, Nous autres modernes, cours formidable au demeurant. Or voilà qu’en 2013, sa candidature à l’Académie française est fraîchement retoquée et qu’en 2014, fût-ce au prix d’une polémique, Finkielkraut, lui, est élu avec le score de Victor Hugo! Dur, dur de chercher les honneurs. Cela peut avoir encore fait un caillou dans la chaussure et bout à bout … le coup de mou.

Mais bon, il ne faut pas se laisser abattre, et puis là, franchement, je vaticine. En attendant, de cours 2015 sur lequel se faire les dents (et s’enrichir de lectures connexes), point!

Pour quelle suite?

Les ouvertures ne manquent pas, mais si j’avais une proposition à faire, une piste que j’aimerais voir empruntée, ce serait Céline. Je sais, c’est un poncif, Proust et Céline, les deux géants du XX° siècle, etc. Mais quand même, après l’un, et avant qui sait d’y revenir, pourquoi pas l’autre?

Si Compagnon a intitulé son dernier billet du Huffington post, Le choc Swann, indiscutablement, pour ses lecteurs, dont je fus à 20 ans, il y a eu un choc Céline. Lire Le voyage au bout de la nuit est une expérience de jeunesse qui marque. J’ai repris en ce début juillet mon exemplaire de la Pléiade de 1963, Le Voyage et Mort à crédit, sous l’égide d’Henri Mondor (dont la préface, soit dit en passant, m’a semblé vraiment d’un autre temps!). Je n’y étais pas revenu depuis cinquante ans. J’ai lu les autres Céline, mais le Voyage, j’en étais resté à mon impression de 1963, autrement dit, une suffocation enthousiaste et … aucun souvenir de détail.

Les premières dizaines de pages, souvenirs de 14-18, s’inscrivent naturellement dans le cours 2014 de Compagnon et j’étais coupable de ne pas les avoir reprises dans ce cadre. Etonné aussi, l’ayant fait, qu’il ne les ait, sauf erreur, pas davantage sollicitées dans ledit cours. Peu importe. Il y a comme toujours chez Céline quelques tunnels, peu, mais sinon, quelle extraordinaire machine! Proust et lui sont deux grands auteurs comiques, lui plus explicitement, mais tous les deux jouant sur une intelligence d’observation distanciée qui fait le régal du lecteur. On va de morceau d’anthologie en morceau d’anthologie. Il sait être - quel autre qualificatif ? - génial dans l’abjection autodérisoire et la description putréfiante. Citer? Il faudrait recopier la quasi-totalité du bouquin.

Quand même, comme cela, pour le plaisir, un epsilon, une pincée :

Une race française? La race, ce que t’appelles comme ça, c’est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C’est ça la France, et puis c’est ça les français.

Visite de l’Institut Joseph Bioduret, à la recherche d’un docteur Parapine estimable savant: Pendant mon stage dans les écoles pratiques de la Faculté, Parapine m’avait donné quelques leçons de microscope et témoigné en diverses occasions de quelque réelle bienveillance […] On lui accordait, à ce Parapine, dans son milieu spécialisé, la plus haute compétence. Tout ce qui concernait les maladies typhoïdes lui était familier, soit animales, soit humaines. Sa notoriété datait de vingt ans déjà, de l’époque où certains auteurs allemands prétendirent un beau jour avoir isolé des vibrions Eberthiens vivants dans l’excrétat vaginal d’une petite fille de dix-huit mois. Ce fut un beau tapage dans le domaine de la vérité. Heureux, Parapine riposta dans le moindre délai au nom de l’Institut National et surpassa d’emblée ces fanfarons teutons en cultivant, lui, Parapine, le même germe mais à l’état pur et dans le sperme d’un invalide de soixante et douze ans. Célèbre d’emblée, il ne lui restait plus jusqu’à sa mort, qu’à noircir régulièrement quelques colonnes illisibles dans divers périodiques spécialisés pour se maintenir en vedette. Ce qu’il fit sans mal d’ailleurs depuis ce jour d’audace et de chance. Le public scientifique sérieux lui faisait à présent crédit et confiance. Cela dispensait le public sérieux de le lire. S’il se mettait à critiquer, ce public, il n’y aurait plus de progrès possible. On resterait un an sur chaque page.

Sur Montaigne, dont un bouquiniste lui a vendu un exemplaire. En l’ouvrant, je suis juste tombé sur une page d’une lettre qu’il écrivait à sa femme le Montaigne, justement pour l’occasion d’un fils à eux qui venait de mourir. […] «Ah! Qu’il lui disait le Montaigne, à peu près comme ça à son épouse. T’en fais pas va, ma chère femme! Il faut bien te consoler ! … Ca s’arrangera! … Tout s’arrange dans la vie … Et puis d’ailleurs, qu’il lui disait encore, j’ai justement retrouvé hier dans des vieux papiers d’un ami à moi une certaine lettre que Plutarque envoyait lui aussi à sa femme dans des circonstances tout à fait pareilles aux nôtres … Et que je l’ai trouvée si joliment bien tapée sa lettre ma chère femme que je te l’envoie sa lettre … C’est une belle lettre! D’ailleurs, je ne veux pas t’en priver plus longtemps, tu m’en diras des nouvelles pour ce qui est de guérir ton chagrin! … Ma chère épouse! Je te l’envoie la belle lettre! Elle est un peu là comme lettre celle de Plutarque! … On peut le dire! Elle a pas fini de t’intéresser! … Ah! Non! Prenez-en connaissance ma chère femme! Lisez-la bien! Montrez-la aux amis. Et relisez-la encore! Je suis bien tranquille à présent! Je suis certain qu’elle va vous remettre d’aplomb! … Votre bon mari, Michel.» Voilà que je me dis moi, ce qu’on peut appeler du beau travail. Sa femme devait être fière d’avoir un bon mari qui s’en fasse pas comme son Michel. Enfin, c’était leur affaire à ces gens. On se trompe peut-être toujours quand il s’agit de juger le cœur des autres. Peut-être qu’ils avaient vraiment du chagrin? Du chagrin de l’époque?» Merveilleux passage, et merveilleuse chute, profonde.

Autre chose: une épopée de la parole ? Il avait des dents bien mauvaises, l’Abbé, rancies, brunies et haut cerclées de tartre verdâtre, une belle pyorrhée alvéolaire en somme. J’allais lui en parler de sa pyorrhée mais il était trop occupé à me raconter des choses. Elles n’arrêtaient pas de venir juter les choses qu’il me racontait contre ses chicots sous les poussées d’une langue dont j’épiais tous les mouvements. A maints minuscules endroits écorchée sa langue sur ses rebords saignants.

J’avais l’habitude et même le goût de ces méticuleuses observations intimes. Quand on s’arrête à la façon par exemple dont sont formés et proférés les mots, elles ne résistent guère nos phrases au désastre de leur décor baveux. C’est plus compliqué et plus pénible que la défécation notre effort mécanique de la conversation. Cette corolle de chair bouffie, la bouche, qui se convulse à siffler, aspire et se démène, pousse toutes espèces de sons visqueux à travers le barrage puant de la carie dentaire quelle punition! Voilà pourtant ce qu’on nous adjure de transposer en idéal. C’est difficile. Puisque nous sommes que des enclos de tripes tièdes et mal pourries nous aurons toujours du mal avec le sentiment.

Docteur, songerait-il à changer d’horizon? Quant aux malades, aux clients, je n’avais point d’illusions sur leur compte …Ils ne seraient dans un autre quartier ni moins rapaces, ni moins bouchés, ni moins lâches que ceux d’ici. Le même pinard, le même cinéma, les mêmes ragots sportifs, la même soumission enthousiaste aux besoins naturels, de la gueule et du cul, en referaient là-bas comme ici la même horde lourde, bouseuse, titubante d’un bobard à l’autre, hâblarde toujours, trafiqueuse, malveillante, agressive entre deux paniques.

Philosophe amer. La grande fatigue de l’existence n’est peut-être en somme que cet énorme mal qu’on se donne pour demeurer vingt ans, quarante ans, davantage, raisonnable, pour ne pas être simplement, profondément soi-même, c’est-à-dire immonde, atroce, absurde. Cauchemar d’avoir à présenter toujours comme un petit idéal universel, surhomme du matin au soir, le sous-homme claudicant qu’on nous a donné.

Etc.

J’ai peut-être tort d’isoler ainsi quelques lignes. C’est l’ensemble qu’il faut lire et qui a sa vraie cohérence, avec ceci en filigrane que derrière le tombereau d’excès de langage et de dégoût qu’il explicite, on sent souvent Céline comme un grand sentimental déçu. Mais ceci est une autre histoire …

Alors, rentrée 2016, si on s’attaquait à Louis-Ferdinand Destouches?

On a le temps d'ici-là d’en reparler. Et d’autres choses, encore.

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Commentaires
E
Je dois dire, à sa décharge, que le livre et le cours sur la première guerre mondiale ont été éprouvants comme il dit. Il mérite, donc, un peu de repos. Qu'en pensez-vous?
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E
Nous cherchions de deviner le prochain sujet de A.C. et nous voilà surpris par sa décision : un vrai coup de théâtre. Un peu déçue, quand même, d'autant plus que je n'ai pas tellement aimé le sujet de cette année. Patience.
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R
Difficile de croire que malgré ses succès d'audience il poursuive les honneurs... Je vais le regretter Compagnon. Mais je continuerai à vous suivre. Merci à vous
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