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Mémoire-de-la-Littérature
30 septembre 2015

PIERRE JOURDE, CONFERENCIER.

J'avais reçu ceci:

Quatrième conférence - Pierre Jourde, écrivain, critique littéraire, professeur de littérature

 Où en est-on ? Quel état des lieux pour aujourd’hui ? Quelles valeurs pour demain ?

Un sens exacerbé de l’euphémisme pourrait nous faire dire que les temps que nous traversons sont ceux d’une transition complexe, insaisissable, éclatée, dangereuse même. Soumis à des mutations que la mondialisation a accrues de manière exponentielle, l’Occident assiste à un «décentrement» sans précédent du monde. En outre, l’instabilité chronique des systèmes économiques, l’obsolescence de certains modèles, de puissants rappels à l’ordre environnementaux, une tectonique des plaques inédite régissant un nouvel ordre géopolitique, l’inquiétude grandissante de sociétés engluées dans une disette de sens et de spiritualité, appellent plus que jamais à certaines refondations, à un remodelage urgent de nos axes de pensée, mais aussi de nos valeurs. Un défi majeur que nos civilisations – celles potentiellement mortelles qu’évoquait Valéry au lendemain de la 1ère Guerre Mondiale – sont, aujourd’hui, sommées de relever sous peine, peut-être, de connaître le sort des grands empires disparus.

Quel état des lieux peut-on dresser ?

Quelles perspectives peut-on se donner ?

Quels chemins neufs peut-on emprunter pour fonder notre avenir ?

Quelle éthique ou valeurs devra-t-on se donner ?

Autant de questions auxquelles des intellectuels parmi les plus éminents de ce temps – sociologues, économistes, philosophes, anthropologues, écrivains, historiens – ont accepté de répondre. 

Figure importante du paysage littéraire français, Pierre Jourde est romancier, poète, essayiste, critique littéraire et enseigne la littérature à l’université de Valence (Grenoble III). 

Révélé par ses écrits pamphlétaires (notamment La Littérature à l’estomac ou Le crétinisme alpin, mais aussi, avec Eric Naulleau, sur le modèle du Lagarde et Michard, le réjouissant Jourde et Naulleau), fustigeant l’indigence d’une pseudo-littérature promue par les réseaux médiatiques, il est aussi l’auteur de recueils de poèmes comme Haïkus tout foutus, d’essais (Géographies imaginairesLittérature monstre), de récits (Le Tibet sans peine ou Dans mon chien, livres proprement hilarants, mais aussi le magnifique La Première pierre) et d’un bon nombre de romans : Pays perdu, Festins secrets, La Cantatrice avariée et, plus récemment, Paradis noir et Le Maréchal absolu, chez Gallimard.

Pour son œuvre d’une grande richesse – plus de 40 livres à ce jour - il a notamment reçu:

-       le Prix de la critique de l’Académie française (pour La Littérature à l’estomac)

-        - le prix Thyde Monnier de la Société des Gens de Lettres

-       le Prix Renaudot des lycéens et le Prix Valery Larbaud pour un même livre : Festins Secrets 

-       le Prix Virilo pour Le Maréchal absolu 

-       le Prix Jean Giono pour La Première pierre. 

Son dernier livre, Géographie intérieure, un abécédaire inspiré, est paru au printemps dernier chez Grasset. Enfin, très engagé dans les débats de son temps, il tient régulièrement un blog incisif : “Confitures de culture” sur le site littéraire de L’Obs. Inutile de le préciser, on y fait souvent allusion dans les articles qui lui sont consacrés, que Pierre est un adepte fervent de la boxe française. Passion qui renvoie à un de ses titres récents qui semble avec humeur/humour résumer son parcours : La Littérature est un sport de combat

Bon.

Pierre Jourde est un auteur tout à fait intéressant, et si je n'ai pas apprécié également tout ce que j'en ai lu, il ne saurait laisser indifférent. La présentation précédente ne citait pas L'heure et l'ombre, qui m'avait plus que plu. J'avais un peu calé sur Le Maréchal absolu, trop ambitieux pour moi, mais Paradis noirs et Festins secrets sont de beaux et profonds romans, me semble-t-il, vraiment, auxquels il serait dommage de ne pas aller. Le dernier, Géographie intérieure, est un abécédaire très attachant. Etc.

Revenons au propos. Qui donc signait cette proposition, à moi comme à d'autres, adressée ? Patrick Tudoret. Ah! Patrick qui? Je google-ise ….

Patrick Tudoret

"Patrick Tudoret est écrivain, consultant auprès d’institutions internationales, comme la Commission européenne, et coach de dirigeants. Il est l'auteur d’une quinzaine de livres dont cinq parus aux Editions de La Table Ronde (groupe Gallimard) : La Gloire et la cendre (2008), Créances douteuses (2003), La Nostalgie des singes (1997), Les Jalousies de Sienne (1994) ou Impasse du capricorne (1992), et de plusieurs pièces de théâtre jouées à Paris et en province. Thèse de doctorat lauréate des Prix de la Recherche de l’INA en 2007, son essai L'Ecrivain sacrifié, Vie et mort de l'émission littéraire (INA/Le Bord de L'Eau), paru en 2009, lui a valu le Grand Prix de la Critique et le Prix Charles Oulmont de la Fondation de France. 

Journaliste, il a collaboré et continue de collaborer à de nombreux journaux et magazines dont Le Figaro, Grands Reportages, La Montagne... Il est titulaire d’un DEA en Sciences de l’Information et de la Communication, docteur en Science Politique de l’université Paris 1 Sorbonne et chercheur en sociologie des médias."

Journaliste, il a collaboré et continue de collaborer à de nombreux journaux et magazines dont Le Figaro, Grands Reportages, La Montagne... Il est titulaire d’un DEA en Sciences de l’Information et de la Communication, docteur en Science Politique de l’université Paris 1 Sorbonne et chercheur en sociologie des médias."

 Bien. Allons écouter cela ….

Pierre Jourde

Les festivités se déroulaient au Lucernaire, 53, rue ND des Champs, Paris, VIième et commençaient, lundi 28/9 dernier, à 20h15. Cadre fort agréable, petite salle de théâtre aux banquettes / fauteuils rouges. Peu de monde quand j'arrive vers 20h et puis, la salle se remplit. On se connaît, me semble-t-il, et aussi le conférencier.

La présentation liminaire m'a irrité. Je sais bien qu'il y a là un passage obligé, mais enfin, chacun avait reçu le papier ci-dessus reproduit. Etait-il bien nécessaire que Patrick Tudoret nous le relise? D'autant que je l'avais médiocrement apprécié.

Car j'ai beaucoup de mal avec ce que je perçois – peut-être trop facilement - comme le début d'une enflure. Peut-on vraiment avoir le souci d'aborder des questions quasi téléologiques tout en se prenant au sérieux? Je n'ai rien contre la réflexion, mais faut-il en annoncer à son de trompe l'étendue inouïe? Les objectifs a priori du cycle de conférences comme le discours de mise en valeur du conférencier m'ont semblé un peu excessifs, trop "roulements de tambour", trop convenus. Mais enfin, le locuteur était Patrick Tudoret, pour qui je n'étais pas venu, et le conférencier, Pierre Jourde que, tout agaçant panégyrique bu, je souhaitais réellement écouter. Donc, voyons les choses au fond et relisons d'abord nos notes.

Jourde annonce son plan :

-       L'homme justifié, la royauté de l'individu

-       Une généalogie de l'individu moderne

-       Une société de la différence

-       Rébellion et création

-       Représentations religieuses, spectacle, déréalisation      

Faut voir , enfin, entendre …

De fait, mes notes, lacunaires, sont difficiles à lire. Ecrire sur ses genoux en lumière tamisée est un exercice en soi délicat. D'où assurément un certain manque de fiabilité dans le restitué, et même un manque certain. Et puis ce qu'on a entendu, est-ce bien ce qui a été dit?

Deux références de départ :

The Private Memoirs and Confessions of a Justified Sinner. Un roman de l'écossais James Hogg, publié en 1824, assez oublié puis remis en selle, par André Gide entre autres, au milieu du siècle dernier. Le résumé de Pierre Jourde est lapidaire : le calvinisme, c'est la grâce acquise en amont de tout comportement et donc, on peut "y aller".

Les confessions, de Jean-Jacques Rousseau. Rédaction dans les années 1760, publication posthume, années 1780 (Rousseau meurt en 1778). Jourde lit quelques lignes du préambule (Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Etc.) et glisse une remarque pour partie sérieuse (allusion à Saint Augustin), pour partie acide (Christine Angot comme épigone).  Il s'appuie sur le "Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre" pour introduire la piste ouverte du jugement suspendu par nécessité, de la position "au-delà du jugement", où la grâce calviniste est remplacée par l'absolutisation de l'individu, où la différence devient une qualité absolue. Si l'on s'en tient au préambule, c'est peut-être une systématisation du propos, car Rousseau semble davantage se réclamer de la sentence "Peu m'estime quand me juge, beaucoup quand me compare" que d'une position de dépassement des valeurs, énonçant : Être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables ; qu'ils écoutent mes confessions (…) et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose : je fus meilleur que cet homme-là.

On passe au romantisme, à l'assomption de l'individu en héros byronien, en rupture, asocial, peut-être même "monstre" (la créature de Mary Shelley / Frankenstein). Le moi comme instance absolue de la connaissance. Et l'éclosion du mythe du mort-vivant, du vampire . Il cite la nouvelle de John William Polidori (The Vampyre) publiée en 1819 dans le New Monthly Magazine. Polidori, ami de Byron et des Shelley aurait extrapolé un brouillon du premier, rédigé lors d'un séjour des quatre amis, été 1816, à la villa Diodati, au bord du lac Leman, où fut aussi élaboré Frankenstein.

Mais je suis assez mal, je comprends mal, ce que Jourde fait de son mort-vivant, l'affirmant mortel par son désir, dont il n'a de cesse de faire l'objet semblable à lui-même (sa morsure fait basculer l'autre de son côté), et soulignant que ce faisant, il pratique la contamination d'une différence sans contenu, d'une pure négativité.

Le romantisme, selon lui, a accouché de l'accent mis sur les différences de tous ordres, nationales, ethniques, culturelles, religieuses, etc. avec émergence de l'idée de génie national, d'âme populaire et de royauté de l'individu rapporté à sa spécificité, à son idiosyncrasie.

On glisse de là à l'époque actuelle à travers le soulignement de ce qu'aujourd'hui, la différence veut s'introduire dans le droit, qui tendrait à s'individualiser en fonction de l'ethnie, de la religion, de la sexualité, toutes spécificités qui revendiqueraient un statut juridique propre. Il me semble que cela manque d'exemples. Y a-t-il une évidence qui ne me saute pas aux yeux? Ainsi du mariage pour tous? N'est-ce pas plutôt en l'espèce la volonté  d'un effacement de la différence?

Sur cette affaire de différence, Pierre Jourde reprend une anecdote qui doit être sauf erreur dans Géographie intérieure. Une publicité pour la marque Levi's des années 1970 où une bande de jeunes en jeans se moque d'une sexagénaire à petit chien bien proprette et dont ils se démarquent, elle représentant le corps social le plus convenu, eux la branchitude en marche, à ceci près, dit Jourde, qu'elle s'assume au fond seule sur la photo quand ils ont besoin de se regrouper dans leurs tenues pseudo rebelles et de fait uniformes pour se sentir exister. Paradoxe. La marque comme marqueur d'une individuation qui se veut rébellion et se retrouve argument publicitaire pour un produit de grande diffusion. La révolte comme conformisme. Classique.

Et ceci, en annexe, qu'être ne satisfait plus les egos. Il ne suffit pas d'être, il faut le revendiquer. Et si possible, le médiatiser. La fierté, la pride, est devenue une forme d'affirmation. Il fut un temps où la différence induisait une discrétion. Elle exige aujourd'hui une proclamation.

Un paragraphe sur la création artistique et la rébellion suit. Evocation d'expositions récentes au Palais de Tokyo. Pierre Jourde souligne que, dans les panonceaux explicatifs des œuvres présentées (par parenthèse, il me semble que l'inflation de la veine "explicative" est directement proportionnelle à la vacuité de l'œuvre!), on n'évite jamais l'interrogation, le questionnement: l'œuvre interroge, questionne, dérange, etc. La rébellion est énoncée comme loi, et l'artiste maudit cohabite très bien semble-t-il avec le soutien institutionnel. Ainsi Buren naguère, expliquant, dans le cadre d'une exposition au Centre Pompidou, combien il était persécuté. On glisse à une anecdote plus personnelle où Pierre Jourde, invité à une rencontre littéraire quelque part dans la France profonde, y côtoie une consœur en écriture qui s'affirme comme marginale dans une table ronde à l'issue de laquelle la municipalité la gratifierait d'un ( de fait modeste) cachet de 200€. Il voit là un paradoxe.

Le sujet me semble difficile. Tout peut dépendre de la marginalité revendiquée. Sur le principe du "Faut bien vivre", peut-on reprocher à des traîne-misère d'aller à la soupe un peu honteusement, tout en clamant haut et fort que le système est pourri? Jusqu'où peut-on manger son chapeau?

Et si la rébellion rapporte, il est sans doute dommage, mais humainement compréhensible, qu'elle devienne un fond de commerce. Le triomphe de l'argent est dans nos sociétés une irréfragable fatalité. Et dans l'autre sens, Mathieu Pigasse, que Pierre Jourde évoque, en s'offrant Les Inrocks, s'achète aussi une conduite. Difficile, tout ça. Comment garder la pureté prêtée à Diogène?

Jourde reste un moment sur cette affaire d'exposition du moi comme mode de réussite sociale, parlant d'une sorte de rousseauisme dégradé. Il renvoie au succès de l'autobiographie rebelle. Se montrant, le rebelle va dans le sens des médias, dont la rébellion des autres est le pain quotidien, et l'on vit du système qu'on dénonce et qui de son côté engrange des bénéfices en donnant en spectacle facile des clowns protestataires. Se constitue ainsi un champ culturel totalement éclaté, sans école mais parsemé d'individus dont les audaces vides et vaines sont tout à fait compatibles avec le pouvoir marchand.

Avec la question, que Pierre Jourde dérive de Max Weber, de la réussite de l'artisan:  modifie-t-elle le sens de son travail? Il évoque Jeff Koons à Versailles, en rappelant que les Impressionnistes n'étaient pas adoubés par les instances officielles. Et puis, il glisse à Marcel Duchamp et au ready made. Mais à y repenser, j'ai du mal à adhérer entièrement à l'hypothèse qu'il formule, qui revient implicitement à soulever ce sujet type du baccalauréat: Qu'est-ce qu'une œuvre d'art? Il envisage la situation comparée de deux œuvres supposées oubliées dans un grenier: l'urinoir de Duchamp et un quelconque tableau de Degas. Tout le temps de l'oubli, dit-il, le second reste une œuvre d'art, quand le premier cesse de l'être. Je n'en suis pas si sûr, tant c'est le regard qui étiquette l'œuvre. Pas de regard, pas de statut.

Car il ne s'agit pas de discuter d'autre chose que de cela, du statut de l'œuvre. Le tableau (resp. l'urinoir) a été étiqueté œuvre d'art? A partir de là, où qu'il soit, il le reste. L'urinoir est signé (sur le produit industriel, l'artiste a ajouté à l'aide de peinture noire l'inscription « R. Mutt 1917 »), il est donc parfaitement identifiable. Sa valeur marchande est dans la signature, mais celle du Degas aussi. Et, représentatif d'une idée, l'urinoir sigle son époque comme le fait pour la sienne une danseuse de Degas.

Pour la question de la beauté, convergence si discutable des opinions éclairées, comment porter un jugement sur un objet qui n'est pas vu? Non, décidément, j'ai du mal à suivre. Si le statut d'œuvre d'art a été officialisé antérieurement à la disparition, il demeure dans tous les cas. S'il ne l'a pas été, pourquoi le tableau  de Degas qui n'a jamais accédé à l'existence publique ne serait-il pas une invraisemblable croûte?

Plus que l'épreuve du grenier, c'est l'attribution du statut qui pourrait plutôt poser problème.

Je reste dubitatif.

Suivent quelques phrases (avec retour référencé à Rousseau) sur l'impossibilité du jugement quand – Jourde évoque l'exposition de déjections dans un bocal par leur auteur – l'œuvre consistant en une projection brute du moi, à un produit spontané et direct de son idiosyncrasie, elle échappe à la notion de valeur.

Et l'on remonte aux sources : péché originel et assomption de l'individu. Deux mots sur la Genèse et ce paradoxe : Adam et Eve en ayant accès à la connaissance vont se rendre semblables à Dieu et dès lors, s'en éloigner. S'humaniser, car ils s'humanisent par là, en se donnant accès aux notions de Bien et de Mal, les rapproche de Dieu et, ipso facto, les en éloigne, ils seront chassés du Paradis. Ainsi :

Genèse 3

3.1 Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs, que l'Éternel Dieu avait faits. Il dit à la femme: Dieu a-t-il réellement dit: "Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin?"

3.2 La femme répondit au serpent: "Nous mangeons du fruit des arbres du jardin.

3.3 Mais quant au fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit: Vous n'en mangerez point et vous n'y toucherez point, de peur que vous ne mouriez".

3.4 Alors le serpent dit à la femme: "Vous ne mourrez point;mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal".

Etc.

La faute, dit Pierre Jourde, consiste à accéder à la conscience de soi, à se séparer.

3.6 La femme vit que l'arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu'il était précieux pour ouvrir l'intelligence; elle prit de son fruit, et en mangea; elle en donna aussi à son mari, qui était auprès d'elle, et il en mangea.

3.7 Les yeux de l'un et de l'autre s'ouvrirent, ils connurent qu'ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s'en firent des ceintures.

L'individuation est le péché, qui nous enlève à l'unicité primordiale. La faute consiste en ceci qu'on devient soi et par là, quelqu'un.

Jourde renvoie au philosophe italien contemporain (il est né en 1942) Giorgio Agamben, auteur de La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque. Cette affaire de singularité quelconque n'est pas d'une accessibilité immédiate (on peut se reporter à ceci : https://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2008-HS-page-249.htm). Pour le dire très schématiquement, il semble qu'il s'agisse d'envisager une articulation de la communauté et de la singularité qui s'écarte de la promotion des particularismes identitaires et juxtapose des singularités ne se laissant inclure dans aucune identité représentable, ce qui rend cette communauté irréductible à toute forme d'institué. Pierre Jourde, qui n'est pas rentré dans le détail, retourne à Rousseau dont sa singularité le met en marge du bien et du mal et en ce sens – pour en revenir à l'homme justifié des débuts de l'exposé – le justifie.

Kierkegaard? Pourquoi pas. Le désespoir pour lui, rappelle Jourde consiste : 1- à vouloir être soi. 2 – à ne pas vouloir être soi. Où l'on retrouve, dit-il, la Genèse : Vouloir être soi sépare.

Dans cette veine biblique, les démons ricanants et fluos de la cathédrale d'Orvieto, occupés à pousser les damnés vers l'Enfer, le font songer aux mises en scènes proprement effrayantes des divertissements télévisés à travers lesquels l'évidence de la disparition de toute valeur éclate, où chacun devient l'ens causa sui (l'être, cause (créateur) de lui-même), où l'on voit, s'arrachant à la culture du refoulement qui domina le XIX° siècle, une culture du soi qui crée, selon Jourde, une circulation de fétiches déréalisés, ce qui lui remet en tête une phrase de Tocqueville : (…) je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul (…). Devant ce spectacle télévisuel, Pierre Jourde l'avoue, il a peur.

Quelques mots de bon sens suivent, à propos de l'internet et de son illusion de démocratisation du savoir, tant ne trouve que celui qui sait ce qu'il cherche et tant l'accès à la connaissance suppose de connaissances préalables, tant seuls enfin s'y cultiveront les cultivés. Etc. Pour revenir encore à la religion de l'idiosyncrasie qui débouche in fine sur la people-isation (la peopolisation, la pipolisation?) du politique.

Pierre Jourde renvoie à Pasolini dans Ecrits corsaires, qui écrivait en 1973:

Le centralisme fasciste n’a jamais réussi à faire ce qu’a fait le centralisme de la société de consommationLe fascisme proposait un modèle, réactionnaire et monumental, qui est toutefois resté lettre morte. Les différentes cultures particulières (paysanne, prolétaire, ouvrière) ont continué à se conformer à leurs propres modèles antiques : la répression se limitait à obtenir des paysans, des prolétaires ou des ouvriers leur adhésion verbale. Aujourd’hui, en revanche, l’adhésion aux modèles imposés par le Centre est totale et sans conditions. Les modèles culturels réels sont reniés. L’abjuration est accomplie. On peut donc affirmer que la « tolérance » de l’idéologie hédoniste, défendue par le nouveau pouvoir, est la plus terrible des répressions de l’histoire humaine. Comment a-t-on pu exercer pareille répression ? A partir de deux révolutions, à l’intérieur de l’organisation bourgeoise : la révolution des infrastructures et la révolution du système des informations. Les routes, la motorisation, etc. ont désormais uni étroitement la périphérie au Centre en abolissant toute distance matérielle. Mais la révolution du système des informations a été plus radicale encore et décisive. Via la télévision, le Centre a assimilé, sur son modèle, le pays entier, ce pays qui était si contrasté et riche de cultures originales. Une œuvre d’homologation, destructrice de toute authenticité, a commencé. Le Centre a imposé - comme je disais - ses modèles : ces modèles sont ceux voulus par la nouvelle industrialisation, qui ne se contente plus de « l’homme-consommateur », mais qui prétend que les idéologies différentes de l’idéologie hédoniste de la consommation ne sont plus concevables. Un hédonisme néo-laïc, aveugle et oublieux de toutes les valeurs humanistes, aveugle et étranger aux sciences humaines.

L'information ne nous informe plus, dit Jourde, elle nous présente le reflet de nos propres opinions, dans un cercle vicieux où nous apprenons qu'il faut s'intéresser à ce dont on nous parle, et dont, dès lors, nous parlons, qu'on nous présente comme notre souci premier, et qui du coup, le devient.

On termine sur quelques allusions …

-       à Proust, en termes de fictionnalisation des êtres et avec la littérature comme accès privilégié à la réalité

-       à Borges, disant que Shakespeare ressemblait à tous les hommes, sauf justement en ceci qu'il ressemblait à tous les hommes

-       à Alexandre Vialatte (Jourde lui a consacré un chapitre de sa Géographie intérieure; Pierre Vialatte, son fils, est dans la salle) et sa découverte douloureuse et étonnée, à huit ans, de ce qu'il était auvergnat

-       à Hannah Arendt, disant qu'Eichmann manquait d'imagination

-       …

… pour conclure sur cette crainte que l'Occident ne soit plus que la proposition d'une juxtaposition d'individus.

 

UN BILAN?

En une phrase: Tout était intéressant et j'ai trouvé un peu brownien. Le format était court. Pierre Jourde, comme tout enseignant, avait prévu trop long. Le chronomètre l'a bousculé. Certaines transitions ont dû sauter. Du coup, la pensée qu'on s'attache à suivre n'est peut-être pas exactement celle qui a conçu l'exposé. Et puis, une fois de plus, on est victime du filtre de sa propre … idiosyncrasie. Mais le schéma général d'une progressive généalogie de l'homme moderne dans une individualisation dont les racines plongent profond, avec des incidentes qui auraient mérité des développements, a clairement structuré la progression.

Et j'ai découvert, sur la table du conférencier, que j'avais raté un épisode : je n'ai pas lu La première pierre. Bientôt réparé.

 

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