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Mémoire-de-la-Littérature
8 avril 2019

LEÇON N° 10 - Mardi 26/3/2019

STEBEUVEComtesse de BoigneUNE LEÇON DE TACT

Sainte-Beuve est-il Mme de Villeparisis ou l'inverse?  On a beaucoup tourné autour de Mme de Villeparisis, probablement inspirée pour tout ou partie par la comtesse de Boigne, mais assurément porte-parole de Sainte-Beuve. Beaucoup de citations, presque toutes projetées sur écran, lues en tout ou partie, entourées de commentaires, avec parfois des échappées vers des questions connexes. La société, les hommes de lettres, les hommes du monde, le tact des uns, l'outrecuidance, la vanité des autres,. C'est disert, soutenu, parfois un peu brouillon, le temps qui passe, il faut aller plus vite sur la fin, on ne citera pas tout ce qu'on a prévu. Car il y a eu beaucoup de citations, beaucoup de textes, puisés aux bonnes sources des carnets de Proust et des cahiers de Sainte-Beuve pour l'essentiel. Mais Mme de Villeparisis, d'abord, dont Proust écrit en 1920 à Marcel Boulanger, critique de son état [dont j'ai eu le plus grand mal à dénicher l'existence, mais qui est effectivement cité ,  dans les "Cahiers Individualistes De Philosophie Et D’art, Volume 1, Number 3, April 1920" : < M. Marcel Boulanger qui fait à la fois l'écolâtre et le dandy, nomme "Le miroir des lettres" : "La critique chez la portière" > - Est-ce notre homme?] suite à l'article de ce dernier sur "A l'ombre des Jeunes filles en fleurs": Mme de Villepatisis, lettrée  mais au fond jugeant tout à faux, et bien moins gentille que ma grand-mère, d'origine si modeste. Curieuse impression de fusion entre le réel et le roman. Quelle grand-mère? Celle de Proust-auteur ou celle de Proust-narrateur? Il faudrait élargir la citation pour mieux saisir. 

Voici Mme de Villeparisis qui passe dans "Un amour de Swann": Elle [Odette] souhaitait qu'il [Swann] cultivât des relations si utiles mais elle était par ailleurs portée à les croire peu chic, depuis qu'elle avait vu passer dans la rue la marquise de Villeparisis en robe de laine noire, avec un bonnet à brides. – Mais elle a l'air d'une ouvreuse, d'une vieille concierge, darling ! Ça, une marquise ! Je ne suis pas marquise, mais il faudrait me payer bien cher pour me faire sortir nippée comme ça ! Fort peu amène. L'image générale est néanmoins plutôt celle d'une femme bienveillante et généreuse: Et Mme de Villeparisis, la bonne Mme de Villeparisis, aux joues qui me représentaient des joues de bourgeoise, Mme de Villeparisis qui m'envoyait tant de cadeaux (…)

A.C. souligne sa première apparition dans le roman (je reprends le passage exhaustivement avec, entre crochets, les lignes occultées par A.C.) : 

Pourtant un jour que ma grand'mère était allée demander un service à une dame qu'elle avait connue au Sacré-Coeur (et avec laquelle, à cause de notre conception des castes, elle n'avait pas voulu rester en relations, malgré une sympathie réciproque), la marquise de Villeparisis, de la célèbre famille de Bouillon, celle-ci lui avait dit : « Je crois que vous connaissez beaucoup M. Swann qui est un grand ami de mes neveux des Laumes ». [Ma grand'mère était revenue de sa visite enthousiasmée par la maison qui donnait sur des jardins et où Mme de Villeparisis lui conseillait de louer, et aussi par un giletier et sa fille, qui avaient leur boutique dans la cour et chez qui elle était entrée demander qu'on fît un point à sa jupe qu'elle avait déchirée dans l'escalier. Ma grand'mère avait trouvé ces gens parfaits, elle déclarait que la petite était une perle et que le giletier était l'homme le plus distingué, le mieux qu'elle eût jamais vu. Car pour elle, la distinction était quelque chose d'absolument indépendant du rang social. Elle s'extasiait sur une réponse que le giletier lui avait faite, disant à maman : « Sévigné n'aurait pas mieux dit ! » et, en revanche, d'un neveu de Mme de Villeparisis qu'elle avait rencontré chez elle : « Ah ! ma fille, comme il est commun ! »]

Or le propos relatif à Swann avait eu pour effet, non pas de relever celui-ci dans l'esprit de ma grand'tante, mais d'y abaisser Mme de Villeparisis. [l semblait que la considération que, sur la foi de ma grand'mère, nous accordions à Mme de Villeparisis, lui créât un devoir de ne rien faire qui l'en rendît moins digne et auquel elle avait manqué en apprenant l'existence de Swann, en permettant à des parents à elle de le fréquenter. « Comment ! elle connaît Swann ? Pour une personne que tu prétendais parente du maréchal de Mac-Mahon ! » Cette opinion de mes parents sur les relations de Swann leur parut ensuite confirmée par son mariage avec une femme de la pire société, presque une cocotte que, d'ailleurs, il ne chercha jamais à présenter, continuant à venir seul chez nous, quoique de moins en moins, mais d'après laquelle ils crurent pouvoir juger – supposant que c'était là qu'il l'avait prise – le milieu, inconnu d'eux, qu'il fréquentait habituellement.] 

Mais une fois, mon grand-père lut dans son journal que M. Swann était un des plus fidèles habitués des déjeuners du dimanche chez le duc de X..., dont le père et l'oncle avaient été les hommes d'État les plus en vue du règne de Louis-Philippe. Or mon grand-père était curieux de tous les petits faits qui pouvaient l'aider à entrer par la pensée dans la vie privée d'hommes comme Molé, comme le duc Pasquier, comme le duc de Broglie. Il fut enchanté d'apprendre que Swann fréquentait des gens qui les avaient connus. [Ma grand'tante au contraire interpréta cette nouvelle dans un sens défavorable à Swann : quelqu'un qui choisissait ses fréquentations en dehors de la caste où il était né, en dehors de sa «classe» sociale, subissait à ses yeux un fâcheux déclassement]. 

A.C. note : Où l'on retrouve Molé, Pasquier, Broglie, toutes gens du milieu fréquenté par Sainte-Beuve, ajoutant: "Mme de Villeparisis tient un bureau d'esprit", dit le Duc de Guermantes pour caractériser son salon littéraire. Si l'on s'accorde à voir dans la Comtese de Boigne un modèle de Mme de Villeparisis, Proust, dans une lettre de 1921 à Montesquiou met plutôt en avant Mme de Beaulaincourt [Fille du maréchal de Castellane, celle-ci avait épousé en premières noces le marquis de Contades, député du Cantal. Veuve, elle se remaria avec le comte de Beaulaincourt de Marles, attaché militaire auprès de l'ambassade de France en Prusse. Elle était la fille de Louise Cordélia Eucharis Greffulhe, épouse du maréchal de Castellane, qui fut la maîtresse de Molé, puis la "Mme de Castellane" de Chateaubriand, avant de psser dans les bras du peintre Horace Vernet]. 

Après quelques remarques de détail (les lectures préférées de la grand-mère dans la Recherche : lettres de Mme de Sévigné, Mémoires de Mme de Beausergent, par ailleurs soeur de Mme de Villeparisis; solidarité beuvienne de Mme de Villeparisis dans son jugement sur Chateaubriand, Balzac, Stendhal (il y reviendra); le père de Mme de Villeparisis était, le 25/2/1830, à la Première d'Hernani), A.C. cite la première tirade beuvienne de Mme de Villeparisis, à Balbec, dans les Jeunes filles en fleurs: Mme de Villeparisis interrogée par moi sur Chateaubriand, sur Balzac, sur Victor Hugo, tous reçus jadis par ses parents et entrevus par elle-même, riait de mon admiration, racontait sur eux des traits piquants comme elle venait de faire sur des grands seigneurs ou des hommes politiques, et jugeait sévèrement ces écrivains, précisément parce qu'ils avaient manqué de cette modestie, de cet effacement de soi, de cet art sobre qui se contente d'un seul trait juste et n'appuie pas, qui fuit plus que tout le ridicule de la grandiloquence, de cet à-propos, de ces qualités de modération, de jugement et de simplicité, auxquelles on lui avait appris qu'atteint la vraie valeur : on voyait qu'elle n'hésitait pas à leur préférer des hommes qui, peut-être, en effet, avaient eu, à cause d'elles, l'avantage sur un Balzac, un Hugo, un Vigny, dans un salon, une académie, un conseil des ministres, Molé, Fontanes, Vitrolles, Bersot, Pasquier, Lebrun, Salvandy ou Daru. 

Constante de toutes les interventions littéraires de Mme de Villeparisis, dit A.C., cette opposition systématique  de la distinction, la discrétion, la sobriété des uns (les hommes du monde) et de l'effronterie, l'outrecuidance, le manque de savoir vivre des autres (les hommes de lettres).  Dans la liste des références "politiques", parmi ces hommes qui ont été aux affaires sous la monarchie de Juillet, voire (Fontanes) l'empire, que vient faire, dit A.C., leur cadet Ernest Bersot, agrégé de philosophie qui fut brièvement secrétaire de Victor Cousin, refusa de prêter serment après le coup d'état du 2 décembre 1851, fut alors chassé de l'instruction publique avant un retour, après 1870, à la tête de l'Ecole normale supérieure? Il se promet d'y revenir.  Puis, la citation précédente reprend son fil : C'est comme les romans de Stendhal pour qui vous aviez l'air d'avoir de l'admiration. Vous l'auriez beaucoup étonné en lui parlant sur ce ton. Mon père qui le voyait chez M. Mérimée – un homme de talent au moins celui-là – m'a souvent dit que Beyle (c'était son nom) était d'une vulgarité affreuse, mais spirituel dans un dîner, et ne s'en faisant pas accroire pour ses livres. Du reste, vous avez pu voir vous-même par quel haussement d'épaules il a répondu aux éloges outrés de M. de Balzac. En cela du moins il était homme de bonne compagnie. Elle avait de tous ces grands hommes des autographes, et semblait, se prévalant des relations particulières que sa famille avait eues avec eux, penser que son jugement à leur égard était plus juste que celui de jeunes gens qui comme moi n'avaient pas pu les fréquenter: "Je crois que je peux en parler, car ils venaient chez mon père ; et comme disait M. Sainte-Beuve, qui avait bien de l'esprit, il faut croire sur eux ceux qui les ont vus de près et ont pu juger plus exactement de ce qu'ils valaient".

On retrouve là, dit A.C., presque à la lettre, une phrase de Sainte-Beuve dans son article des Causeries du lundi (Tome IX) sur Stendhal, où est évoqué également Balzac : Plusieurs écrivains dans ces derniers temps, et après M. de Balzac, se sont occupés de Beyle, de sa vie, de son caractère et de ses œuvres (…) mais (…) pour juger au net de cet esprit assez compliqué et ne se rien exagérer dans aucun sens, j’en reviendrai toujours de préférence, indépendamment de mes propres impressions et souvenirs, à ce que m’en diront ceux qui l’ont connu en ses bonnes années et à ses origines, à ce qu’en dira M. Mérimée, M. Ampère,  à ce que m’en dirait Jacquemont s’il vivait, ceux en un mot qui l’ont beaucoup vu et goûté sous sa forme première. On notera une fois de plus, dit A.C., que si Proust va chercher quelque chose chez Sainte-Beuve, c'est en début ou en fin d'article, et ici, en fin! Madame de Villeparisis, continue-t-il, montre bien sa méconnaissance des écrivains que la postérité a reconnus, sa méconnaissance de leurs oeuvres. Il enchaîne - un peu plus loin, sur le retour d'une promenade  : Souvent le jour était tombé avant que nous fussions de retour. Timidement je citais à Mme de Villeparisis en lui montrant la lune dans le ciel quelque belle expression de Chateaubriand, ou de Vigny, ou de Victor Hugo : "Elle répandait ce vieux secret de mélancolie" ou "Pleurant comme Diane au bord de ses fontaines" ou "L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle". — Et vous trouvez cela beau ? me demandait-elle, génial comme vous dites ? Je vous dirai que je suis toujours étonnée de voir qu’on prend maintenant au sérieux des choses que les amis de ces messieurs, tout en rendant pleine justice à leurs qualités, étaient les premiers à plaisanter. On ne prodiguait pas le nom de génie comme aujourd’hui, où si vous dites à un écrivain qu’il n’a que du talent il prend cela pour une injure. Vous me citez une grande phrase de M. de Chateaubriand sur le clair de lune. Vous allez voir que j’ai mes raisons pour y être réfractaire. A.C. précise les citations incluses dans le passage : Atala (Chateaubriand), La maison du berger (Vigny), Booz endormi (Hugo). 

Mais dans ses préventions contre de grands poètes, le comble, dit A.C., est atteint quand on lui parle de Vigny :  Au nom de Vigny elle se mit à rire: - Celui qui disait  "Je suis le comte Alfred de Vigny".  On est comte ou on n’est pas comte, ça n’a aucune espèce d’importance. Et peut-être trouvait-elle que cela en avait tout de même un peu, car elle ajoutait : - D’abord je ne suis pas sûre qu’il le fût, et il était en tout cas de très petite souche, ce monsieur qui a parlé dans ses vers de son "cimier de gentilhomme". Comme c’est de bon goût et comme c’est intéressant pour le lecteur ! C’est comme Musset, simple bourgeois de Paris, qui disait emphatiquement : "L’épervier d’or dont mon casque est armé." Jamais un vrai grand seigneur ne dit de ces choses-là. Au moins Musset avait du talent comme poète. Mais à part Cinq-Mars je n’ai jamais rien pu lire de M. de Vigny, l’ennui me fait tomber le livre des mains. M. Molé, qui avait autant d’esprit et de tact que M. de Vigny en avait peu, l’a arrangé de belle façon en le recevant à l’Académie. Comment, vous ne connaissez pas son discours ? C’est un chef-d’œuvre de malice et d’impertinence.

Après cela, A.C. fait apparaître quelques lignes du carnet 1 (des notes prises dans Sainte-Beuve ou sur Sainte-Beuve) qui me semblent obscures et dont je regrette qu'il ne dise rien sauf que les premiers mots (C'est un redresseur) désignent Sainte-Beuve. Voici : C'est un redresseur / dit à Vigny ce n'est pas le mot qui convient, à Lamartine ce n'est pas cela Bossuet, à Musset vous n'étiez pas noble, à Pontmartin etc. [??] Il se contente de retranscrire le passage suivant que Mme de Villeparisis a de fait cité : — Et dans le sonnet à Alfred Tattet, qu’est-ce que « l’épervier d’or dont mon casque est orné » ? J’ai d’abord hésité à comprendre : je ne savais pas Musset un si vaillant et si belliqueux chevalier. Puis j’ai cru m’apercevoir qu’il ne s’agissait que de ses armes en peinture, de ses armoiries ; et alors c’est de la franche sottise, même à un poète, que de venir ainsi étaler son blason, — un blason tout fraîchement repeint. Le bon Musset-Pathay, père d’Alfred, ne le prenait pas de si haut, et on ne l’aurait pas cru un fils des croisés. Mais peu importe de savoir si Musset a ou non des quartiers ? La sottise est de le dire, et c’en serait une chez un Montmorency même. Il s'agit de la fin de la  note LXVI de Sainte-Beuve sur Musset des "Notes et pensées" du tome XI  des Causeries du lundi. Je la donne en entier : 

On vient de mettre dans la Revue des deux mondes (1er juin 1847) des vers de Musset : sur sept pièces, dont une traduite d’Horace, il y en a bien quatre d’inintelligibles ; de jolis vers isolés, mais sans liaison avec ce qui précède ou ce qui suit. La dernière pièce, qui est une parodie des Tu et des Vous, reste tout à fait inintelligible. Jamais la solution de continuité, qui est au fond du talent poétique de Musset, n’a été plus sensible ; il y a longtemps que cela existe pour qui sait réfléchir et veut se rendre compte ; ces lacunes ne sont pas nouvelles chez lui, mais les engoués n’y regardent pas de si près. — Dans son sonnet à Victor Hugo, lequel du moins est intelligible, quel salmigondis :

Les bonbons, l’océan, le jeu, l’azur des cieux,
Les femmes, les chevaux, les lauriers et les roses !

Il y a peut-être des gens qui admirent cela. Ce n’est que de la pure manière et de la fatuité. Quand on a aimé ou fait semblant d’aimer tant de choses et qu’on s’est noyé en ces mélanges, je demande ce qu’on peut aimer encore, et si, en se raccommodant avec un ancien ami, il y a garantie qu’à propos de bottes on ne se rebrouillera pas avec lui demain. Tout est devenu caprice et fantaisie. — Et dans le sonnet à Alfred Tattet, qu’est-ce que "l’épervier d’or dont mon casque est orné" ? J’ai d’abord hésité à comprendre : je ne savais pas Musset un si vaillant et si belliqueux chevalier. Puis j’ai cru m’apercevoir qu’il ne s’agissait que de ses armes en peinture, de ses armoiries ; et alors c’est de la franche sottise, même à un poète, que de venir ainsi étaler son blason, — un blason tout fraîchement repeint. Le bon Musset-Pathay, père d’Alfred, ne le prenait pas de si haut, et on ne l’aurait pas cru un fils des croisés. Mais peu importe de savoir si Musset a ou non des quartiers ? La sottise est de le dire, et c’en serait une chez un Montmorency même.

Je complète encore: On peut consulter ce numéro de juin 1847 de la Revue des deux Mondes ici. On y trouve les vers de Musset. 

Le sonnet A.V.H.  à Victor Hugo dont le premier quatrain ci-après irrite Sainte-Beuve : 

Il faut dans ce bas monde aimer beaucoup de choses,

Pour savoir après tout ce qu'on aime le mieux:

Les bonbons, l'océan, le jeu, l'azur des cieux,

Les femmes, les chevaux, les lauriers et les roses. 

Le sonnet A.A.T.  à Alfred Tattet, dont il a isolé le malheureux "épervier d'or", ici in extenso : 

Ainsi, mon cher ami, vous allez donc partir!

Adieu; laissez les sots blamer votre folie.

Quel que soit le chemin, quel que soit l'avenir,

Le seul guide en ce monde est la main d'une amie.

Vous me laissez pourtant bien seul, moi qui m'ennuie!

Mais qu'importe? L'espoir de vous voir revenir

Me donnera, malgré les dégoûts de la vie,

Ce courage d'enfant qui consiste à vieillir.

Quelquefois seulement, près de votre maîtresse,

Souvenez-vous d'un cœur qui prouva sa noblesse 

Mieux que l'épervier d'or dont mon casque est armé;

Qui vous a tout de suite et librement aimé, 

Dans la force et la fleur de la belle jeunesse,

Et qui dort maintenant, à tout jamais fermé.

Soit, ça n'a rien de remarquable, c'est même assez plat, sauf cette trouvaille que j'aime : "Ce courage d'enfant qui consiste à vieillir". On notera armé transformé dans les citations en orné. Et je ne sais rien d'Alfred Tattet, sinon qu'il était ami de Musset, et le fils de Ferdinand Tattet, agent de change près la Bourse de Paris. Et aussi que Léon Séché a dit de lui : Parmi tous les viveurs que Musset fréquenta à partir de 1830, il ne rencontra vraiment qu'un ami [et c'était Alfred Tattet]. Quant à la dernière pièce, que Sainte-Beuve juge inintelligible {et démarquée du poème de Voltaire [du moins je le pense comme évident] intitulé "Les Vous et les Tu" (que l'on peut lire ICI )}, la voici : 

Elle a mis, depuis que je l'aime,

(Bien long-temps, peut-être toujours)

Bien des robes, jamais la même;

Palmire a dû compter les jours.

Mais, quand vous êtes revenue,

Votre bras léger sur le mien,

Il faisait dans cette avenue,

Un froid de loup, un temps de chien.

Vous m'aimiez un peu, mon bel ange,

Et tandis que vous bavardiez,

Dans cette pluie, dans cette fange

Se mouillaient vos chers petits pieds.

Songeait-elle, ta jambe fine,

Quand tu parlais de nos amours,

Qu'elle allait porter sous l'hermine

Le satin, l'or et le velours?

Si jamais mon cœur désavoue

Ce qu'il sentit en ce moment,

Puisse à mon front sauter la boue

Où tu marchais si bravement.

      Molé       alfred-de-vigny 

Mais revenons à nos moutons.  Le coeur de notre affaire, Mme de Villeparisis / l'opposition homme de lettres - homme du monde, c'est le couple Molé-Vigny, dit A.C., qui l'incarne. Esprit, tact, du premier contre vanité, outrance, prétention nobiliaire du second, tous deux archétypiques de leur catégorie. Et il va beaucoup s'y intéresser.  On reprend les "Jeunes filles en fleurs" (A.C. a fait une coupe, c'est le texte entre crochets): 

Après le dîner, quand j’étais remonté avec ma grand’mère, je lui disais que les qualités qui nous charmaient chez Mme de Villeparisis, le tact, la finesse, la discrétion, l’effacement de soi-même n’étaient peut-être pas bien précieuses puisque ceux qui les possédèrent au plus haut degré ne furent que des Molé et des Loménie, et que si leur absence peut rendre les relations quotidiennes désagréables, elle n’a pas empêché de devenir Chateaubriand, Vigny, Hugo, Balzac, des vaniteux qui n’avaient pas de jugement, qu’il était facile de railler, comme Bloch… Mais au nom de Bloch ma grand’mère se récriait. [Et elle me vantait Mme de Villeparisis. Comme on dit que c’est l’intérêt de l’espèce qui guide en amour les préférences de chacun, et pour que l’enfant soit constitué de la façon la plus normale fait rechercher les femmes maigres aux hommes gras et les grasses aux maigres, de même c’était obscurément les exigences de mon bonheur menacé par le nervosisme, par mon penchant maladif à la tristesse, à l’isolement, qui lui faisaient donner le premier rang aux qualités de pondération et de jugement, particulières non seulement à Mme de Villeparisis mais à une société où je pourrais trouver une distraction, un apaisement,] une société pareille à celle où l’on vit fleurir l’esprit d’un Doudan, d’un M. de Rémusat, pour ne pas dire d’une Beausergent, d’un Joubert, d’une Sévigné, esprit qui met plus de bonheur, plus de dignité dans la vie que les raffinements opposés lesquels ont conduit un Baudelaire, un Poe, un Verlaine, un Rimbaud, à des souffrances, à une déconsidération dont ma grand’mère ne voulait pas pour son petit-fils.

Il faudra revenir, dit A.C., sur les "nouveaux venus" cités: Loménie, Doudan, Rémusat, Joubert, Beausergent [ego-anecdote. J'avais noté "un Beausergent" et entendu Compagnon énoncer (confirmé à la réécoute): "et puis au milieu, Beausergent, auteur de fiction" et je me suis demandé, très incertain, s'il n'aurait donc pas existé un M. de Beausergent réel, homonyme du personnage féminin de la Recherche, contemporain des autres, mais auteur de romans, que j'ai vainement un peu cherché sur internet, avant de réécouter le passage et de me rendre, confus, à l'évidence: c'était "une" et il s'agissait bien de Mme de Beausergent, auteur "inventé" par Proust (donc, "de fiction") et admirée et lue par la grand-mère !]. Mais ce qui lui importe, c'est ce grand mot de "tact" présent à la deuxième ligne de la citation ci-dessus, une sorte de sixième sens, d'aptitude à juger sur de simples indices, une qualité d'une certaine façon féminine car "c'est par les femmes qu'on l'acquiert" .. A.C. évoque une soi-disant expression usuelle : "le tact médical", qui ne me le semble pas (usuelle) mais attire mon attention sur le fait qu'il tousse beaucoup depuis le début de la leçon. J'espère qu'il soigne ça. Peut-être en appui de son "expression usuelle", A.C. cite Sainte-Beuve qui dans "Mes poisons" (ses futures "Notes et pensées" du tome XI des Causeries) dit de Molé : M. Molé compare ce qui manque aux doctrinaires en politique au tact médical sans quoi on n'est jamais un vrai médecin. On trouve bien l'expression dans le Littré: Tact médical, habileté à juger du caractère d'une maladie et des moyens qui y conviennent, habileté qui paraît presque instinctive et qui provient d'une longue expérience et d'un naturel heureux. Mais elle ne me paraît pas avoir survécu dans le langage actuel. 

Quoi qu'il en soit, le tact, pour Sainte-Beuve comme pour Proust, c'est avant tout une valeur mondaine, le sens des convenances, des usages, le bon goût. Le TLF (Trésor de la Langue Française) donne un exemple dont A.C. s'amuse qu'il soit ... tiré de Proust, tout en estimant qu'il n'est pas le meilleur (j'ai mis entre crochets les éléments aval et amont qu'il n'a pas retenus mais qui fixent le cadre de sa citation)  :[Je n'aurais donc pas eu lieu d'être étonné en entendant le nom de Forcheville (et déjà je me demandais si c'était une parente du Forcheville dont j'avais tant entendu parler)] si la jeune fille blonde ne m'avait dit aussitôt, désireuse sans doute de prévenir avec tact des questions qui lui eussent été désagréables [: "Vous ne vous souvenez pas que vous m’avez beaucoup connue autrefois, … vous veniez à la maison, ... votre amie Gilberte. J'ai bien vu que vous ne me reconnaissiez pas. Moi je vous ai bien reconnu tout de suite."]

A.C. revient sur l'idée d'une "féminité" du tact, disant que Sainte-Beuve l'identifie à la délicatesse naturelle des femmes, car si un homme a du tact, c'est parce qu'une femme le lui a enseigné, et que si le tact s'apprend dans les salons, c'est à travers la conversation avec des femmes qui s'y trouvent. Tout cela me semble bien daté ...  Jean-Jacques Ampère (le fils du grand savant, André-Marie) qui était ami de Sainte-Beuve  (et qui aurait - je fais un pas de côté - été le premier à utiliser le terme de Renaissance) aurait ainsi subi, si on en croit ce dernier, l'influence bénéfique de Mme de Récamier: Elle lui avait adouci ses aspérités et à la place, y avait mis du savoir-vivre; elle lui avait donné du tact, du goût, et ce sentiment du ridicule qui n'est autre, peut-être, que celui de la bonne société. Sainte-Beuve note à plusieurs reprises que chez Molé - le sommet du tact! - il y a quelque chose de féminin: M. Molé, dans l'action, est m'assure-t-on d'une extrême faiblesse [A.C. : Molé qui n'en a pas moins été ministre de Napoléon 1er, de Louis XVIII, de Louis Philippe ...], il a des nerfs comme une femme, mais dans le conseil et le devis des choses, il a la clairvoyance, la justesse de coup d'oeil, c'est là qu'est sa supériorité. Et dans le long portrait du même Molé qu'il dresse dans "Chateaubriand et son groupe littéraire", Sainte-Beuve redit : ... il avait de la femme en lui. Dans ce monde de Chateaubriand, je me le définis assez bien, un René dépravé et consolé qui a tourné de bonne heure à la politique [ A.C. : et qui exerçait sa séduction sur tous, tant hommes que femmes, jusqu'à Napoléon 1er et les monarques qui ont suivi]. Sainte-Beuve lui-même avait du tact aussi et le tenait de sa mère dont il était "le vivant portrait", une mère dont Jules Troubat, qui fut le dernier secrétaire de Sainte-Beuve, disait qu'on lui avait rapporté - il ne l'avait pas connue - qu'elle avait de la finesse d'esprit, du bon sens et beaucoup de tact

Parler de tact, c'est également parler de manque de tact, caractérisable pas l'absence du sentiment du ridicule, l'inconvenance, l'impudence, l'indécence, comme en témoignait Lamartine, s'épanchant sur sa mère et provoquant ce commentaire de Sainte-Beuve : Il ne se contente pas de nous la peindre, il nous la décrit. Décrire avec une si visible complaisance une personne qui nous touche de si près et à laquelle on a tant de chances de ressembler, c'est déjà un manque de tact.

J'en donne un peu plus pour qu'on mesure mieux le reproche : Et par exemple, sans sortir des Confidences, dans l’ordre des choses de goût et de sentiment, que fait M. de Lamartine quand il nous parle de sa mère ? Il ne se contente pas de nous la peindre, il nous la décrit. Décrire avec une si visible complaisance une personne qui nous touche de si près et à laquelle on a tant de chances de ressembler, c’est déjà un manque de tact en si délicate matière. Mais en quels termes encore la décrit-il ? Tantôt "on retrouve en elle ce sourire intérieur de la vie, cette tendresse intarissable de l’âme et du regard, et surtout ce rayon de lumière si serein de raison, si imbibé de sensibilité, qui ruisselait comme une caresse éternelle de son œil un peu profond et un peu voilé, comme si elle n’eût pas voulu laisser jaillir toute la clarté et tout l’amour qu’elle avait dans ses beaux yeux." Tantôt "ses traits sont si délicats, ses yeux noirs ont un regard si candide et si pénétrant ; sa peau transparente laisser tellement apercevoir sous son tissu un peu pâle le bleu des veines et la mobile rougeur de ses moindres émotions ; ses cheveux très-noirs, mais très-fins, tombent avec tant d’ondoiements et des courbes si soyeuses le long de ses joues jusque sur ses épaules, qu’il est impossible de dire si elle a dix-huit ou trente ans." Un spirituel romancier qui, de nos jours, a inventé un genre, M. de Balzac, a décrit aussi la femme de trente ans, et il ne l’a pas fait avec des traits plus choisis et plus délicieusement disposés ; mais, en la décrivant, il ne décrivait pas une mère. Est-ce que vous ne sentez pas la différence ? 

Proust est lui aussi un grand utilisateur du mot "tact". Dans "Un amour de Swann", à propos de la connaissance devenue naturelle chez Swann des moeurs du grand monde (entre crochets je mets l'amont de la citation d'A.C.) : [Elle (Odette) avait soif de chic, mais ne s’en faisait pas la même idée que les gens du monde. Pour eux, le chic est une émanation de quelques personnes peu nombreuses  qui le projettent jusqu’à un degré assez éloigné — et plus ou moins affaibli dans la mesure où l'on est distant du centre de leur intimité - dans le cercle de leurs amis ou des amis de leurs amis dont les noms forment une sorte de répertoire.] Les gens du monde le possèdent dans leur mémoire, ils ont sur ces matières une érudition d'où ils ont extrait une sorte de goût, de tact, si bien que Swann par exemple, sans avoir besoin de faire appel à son savoir mondain, s'il lisait dans un journal les noms des personnes qui se trouvaient à un dîner pouvait dire immédiatement la nuance du chic de ce dîner, comme un lettré, à la simple lecture d'une phrase, apprécie exactement la qualité littéraire de son auteur.

Il y a là, dit A.C., une remarque sur le lettré "intuitif/instinctif" qui en fait l'opposé du philologue, lequel a besoin de savoir, d'érudition pour juger, position même de Proust (intelligence vs instinct). Le tact, c'est une appréciation "intuitive" du décorum  au sens de son étymologie, le decet romain: ce qui sied, ce qui convient. Dans les Causeries du lundi, continue A.C., le tact est encore défini comme "le génie de l'occasion", ce qui permet d'être tpujours "à propos", d'avoir le comportement adéquat. Proust, comme Sainte-Beuve, fait du tact une valeur essentielle, ce tact qui manque absolument à Bloch, incarnation, lui, du manque de tact. 

Retour, sans pour autant changer de ligne de force (à la poursuite du "tact"), à Mme de Villeparisis, pour souligner combien, dans la genèse de la Recherche, elle représente une cheville ancienne, toujours présente, incarnant d'une certaine façon, depuis les éléments constitutifs du projet du Contre Sainte-Beuve, la persistance de l'essai dans le roman. Et A.C. reprend un passage du Contre Sainte-Beuve, à propos de Balzac, mal aimé : Une personne qui n’était pas de son avis et que je te cite aussi parce qu’elle est un autre type des lecteurs de Balzac, c’était la marquise de Villeparisis. Elle niait l’exactitude de ses peintures  : "Ce Monsieur nous dit  : je vais vous faire parler un avoué. Jamais un avoué n’a parlé comme cela." Mais surtout, ce qu’elle ne pouvait pas admettre, c’est qu’il eût prétendu peindre la société  : "D’abord il n’y était pas allé, on ne le recevait pas, qu’est-ce qu’il pouvait en savoir  ? Sur la fin, il connaissait Mme de Castries, mais ce n’est pas là qu’il pouvait rien voir, elle n’était de rien. Je l’ai vu une fois chez elle quand j’étais toute jeune mariée, c’était un homme très commun, qui n’a dit que des choses insignifiantes et je n’ai pas voulu qu’on me le présente".  

Puis il saute ceci : "Je ne sais pas comment, sur la fin, il avait trouvé le moyen d’épouser une Polonaise d’une bonne famille qui était un peu parente à nos cousins Czartoryski. Toute la famille en a été désolée et je vous assure qu’ils ne sont pas fiers quand on leur en parle. Du reste, cela a très mal fini. Il est mort presque tout de suite." Et, en baissant les yeux d’un air bougon sur son tricot  : "J’ai entendu dire même des vilaines choses là-dessus. C’est sérieusement que vous dites qu’il aurait dû être à l’Académie  ? (comme on dit au Jockey). D’abord il n’avait pas un bagage pour cela. Et puis l’Académie est une sélection"

Et reprend la suite : "Sainte-Beuve, lui, voilà un homme charmant, fin, de bonne compagnie ; il se tenait parfaitement à sa place et on ne le voyait que quand on voulait. C’était autre chose que Balzac. Et puis il était allé à Champlâtreux ; lui, au moins, il aurait pu raconter des choses du monde. Et il s’en gardait bien parce que c’était un homme de bonne compagnie. Du reste, ce Balzac, c’était un mauvais homme."  A.C. précise : Champlâtreux, c'est la demeure de Molé qui en possède le château. La commune d'Epinay-Champlâtreux est dans le Val-d'Oise, en Île-de-France, au nord de Paris. On voit que c'est la fréquentation de Molé qui, aux yeux de Mme de Villeparisis, classe Sainte-Beuve. Celui-ci est allé deux fois à Champlâtreux, en 1843 et en 1845 où il retrouvait, souligne A.C., la nièce de Molé, Mme d'Arbouville.

Sophie d'Arbouvlille

Je me suis demandé pourquoi A.C. soulignait cela. J'ai cherché: Sophie d'Arbouville, auteur de nouvelles, de six ans plus jeune que Sainte-Beuve, épouse de général, a été sa muse. Léon Séché aurait dit d'elle: Elle était plutôt mal de figure, [avec] des traits forts et des yeux ressortis qui, de prime abord, disposaient peu en sa faveur, mais dès qu'elle ouvrait la bouche on oubliait sa laideur relative. D'où tirait-il cela, Séché? Il avait deux ans quand elle est morte! Sainte-Beuve était moins net: [Une] jeune femme charmante, un peu Diane, sans enfants. Restée enfant et plus jeune que son âge. Pas jolie, mais mieux.

Il la courtisa en vain, essuyant un refus clair dont il prit acte en vers:

 En me voyant gémir, votre froide paupière 

M'a refermé d'abord ce beau ciel que j'aimais, 

Comme aux portes d'Enfer, de vos lèvres de pierre, 

Vous m'avez opposé pour premier mot : Jamais !

Ce quatrain est extrait du poème "A elle qui était allée entendre des scènes de l'opéra d'Orphée" qu'on peut lire ICI. Ils correspondirent quoi qu'il en soit pendant dix ans. J'ai voulu en savoir un peu plus encore. Pour cela, il m'a suffi de lire la préface que Jules Troubat a donnée à l'édition, en 1881 - on rappelle que Sainte-Beuve est mort en 1869 - d'un ensemble de lettres de Sainte-Beuve "exhumées d'un tiroir" (?), Le clou d'Or, qui n'est semble-t-il que l'explicitation de sa cour à Sophie d'Arbouville, une préface qu'on pourra lire ICI et qui laisse une porte ouverte avec cette citation (de Sainte-Beuve) : Posséder, vers l’âge de trente-cinq à quarante ans, et ne fût-ce qu’une seule fois, une femme qu’on connaît depuis longtemps et qu’on a aimée, c’est ce que j’appelle planter ensemble le clou d’or de l’amitié. 

Revenons à A.C. et à Champlâtreux. Il évoque l'ouvrage de l'arrière-petit-fils de Molé, "Le comte Molé, 1781-1855: Sa vie - Ses mémoires", où sont racontées les visites de Sainte-Beuve à Champlâtreux : M. Molé disait que l'un des charmes de son [Sainte-Beuve] esprit était qu'il écoutait et ne répondait pas avant qu'on eût parlé. Et il commente : Voilà le tact, la politesse, voilà un homme à qui il était inutile de dire, comme le duc de Gramont à Proust, au château de Vallière, en 1904 : Pas de pensée, Monsieur Proust, le nom seulement.

A.C. fait allusion, là, à une affaire un peu malheureuse et dont Proust a dû garder un désagréable souvenir (ma source ici) : Le 14 juillet 1904, Marcel Proust est invité au château de Vallière, pour les  fiançailles avec Elaine Greffulhe d'Armand de Gramont, dont il est l'ami. Au déjeuner, il constate qu'il est le seul à être venu en habit et s'en trouve malheureux. Les contrariétés ne s'arrêtent pas là. Un peu plus tard [récit d'Armand de Gramont]: "Mon père, qui ne savait rien de Proust, si ce n’est qu’il était l’un de mes amis, lui tend le livre des invités ; il avait la phobie de l’album classique que la plupart des jeunes filles émaillaient alors de pensées demandées aux parents de leurs amis. Voyant Proust un peu gêné avec sa cravate blanche, [il] lui dit pour le rassurer : "Pas de pensée, M. Proust, le nom seulement" […] Mon père, sans s’en douter, l’avait profondément blessé." Proust utilisera l'épisode dans Le Côté de Guermantes, avec le duc de Guermantes dans le rôle du duc de Gramont. Voici le passage : "Des «pensées», il [Victor Hugo] en exprimait alors sous la forme la plus directe, presque dans le sens où le duc prenait le mot, quand, trouvant vieux jeu et encombrant que les invités de ses grandes fêtes, à Guermantes, fissent, sur l’album du château, suivre leur signature d’une réflexion philosophico-poétique, il avertissait les nouveaux venus d’un ton suppliant : « Votre nom, mon cher, mais pas de pensée!"

A.C. revient à Mme de Villeparisis dans le Contre Sainte-Beuve (Cahier 32) : Or, si elle avait gardé un souvenir plein d'estime et d'admiration pour M. Lebrun, pour M. Pasquier, pour M. Daru ou pour M. de Barante, en revanche, les portraits qu'elle nous donna de Chatreaubriand, Balzac, de Vigny, d'ailleurs délicieux de malice et d'esprit, étaient fort loin d'être flatteurs. Elle leur trouvait précisément le genre de défauts que je trouvais à Ragenot et il semblait qu'elle n'accordât à leurs œuvres que la médiocre estime qu'elle accordait à leur caractère et à la situation morale qu'ils avaient dans la société. Ragenot, précise A.C., c'est "l'ancêtre" de Bloch, qui prend des positions opposées à celles de Mme de Villeparisis; il est qualifié certes de "vrai amateur", mais avec des ridicules et il manque de tact. Et A.C. prolonge en remontant à une page précédente des cahiers : Mme de Villeparisis avait fait allusion à la belle poésie de Casimir Delavigne sur Jeanne d'Arc, or Ragenot m'avait dit que c'était idiot et en effet, je n'y trouvai aucune des beautés que je trouvais dans Victor Hugo

Cette "belle poésie" de Casimir Delavigne écrite en 1835, on peut la trouver ICI. Rien d'extraordinaire, effectivement. Une remarque toutefois. A lire ces quatre vers, dans les débuts du poème ... 

Ainsi, quand, tourmentés d’une impuissante rage,
Les soldats de Bedfort, grossis par leurs succès,
Menaçaient d’un prochain naufrage
Le royaume et le nom français;

... on pense me semble-t-il, au moins en termes de rythme car la musicalité elle-même y est très inférieure, et l'ampleur, au début du Lac de Lamartine : 

Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour ?

Non? Soit, c'est très subjectif. Peut-être seul le premier vers est-il réellement le déclencheur du rapprochement. Le lac a été publié en 1820. Et Casimir Delavigne le connaissait assurément.

Poursuivant, A.C. projette, dans son état manuscrit, un autre passage des Cahiers Sainte-Beuve où sont soulignés en rouge (un montage qu'il aurait fait?) ces trois fragments de phrases: ... Vigny à qui M. Molé riva son clou quand il le reçut à l'Académie française (...) on sentait que M. Molé, M. de Barante, M. de Vitrolles étaient des hommes d'esprit, de sens, de caractère (...) on se disait aussi qu'il y a un autre univers où la Légende des siècles et les Mémoires d'outre-tombe ont une beauté absolue et où les ouvrages de M. Daru et de M. Lebrun n'en ont pas . Puis ailleurs, toujours dans les Cahiers, ceci : ... dont le genre spécial de sociabilité, d'esprit, d'idéal intellectuel qu'elle cultive et développe - celui des Doudan, des Remusat, des Broglie - est le plus opposé aux raffinements maladifs <ou simplement au désordre bohème, bouillon de culture des névroses et de la folie > qui ont conduit à la maladie et au déshonneur et à la mort, un Baudelaire, un Gérard de Nerval, un Edgar Poe. Enfin, dans le Cahier 70, et alors, dit-il, qu'on se rapproche de l'état définitif du texte : ... parlait d'eux sévèrement, précisément parce qu'ils avaient manqué de cette modestie, de cet effacement, de cet à-propos, de ces qualités de mesure, de jugement et de simplicité, auxquelles on lui avait appris qu'atteint l'homme de valeur, et leur préférait des hommes délicieux qui peut-être en effet en étaient pourvus, et avaient sans doute l'avantage dans un salon, une académie, un conseil des ministres, Molé, Barante, Fontanes, Vitrolles, Pasquier, Lebrun ou Daru.  Il annonce qu'il reviendra la semaine prochaine sur le moins connu de la liste, Doudan, qui apparaît encore dans une page supplémentaire qu'il projette et dont il ne transcrit que ceci : ... l'atmosphère où fleurit cet esprit de Doudan, de Mme de Rémusat, voire de Mme de Sévigné, qui met plus de bonheur, de dignité dans la vie que les raffinements opposés qui conduisent un Baudelaire, un Poe à des souffrances, à une déconsidération dont elle ne voulait pas pour son petit-filsCette dernière citation est effectivement quasi identique au passage des "Jeunes filles en fleurs" cité dans les débuts (voir plus haut).

Le noyau dur dans cette question de tact, d'opposition "homme de lettres vs homme du monde", dit A.C. qui ne va plus cette fois quitter le sujet jusqu'à la fin de la leçon, c'est le discours de réception de Vigny à l'Académie française et la réponse de Molé. Cela est évoqué plusieurs fois dans la Recherche Oui, Monsieur, je me souviens très bien de M. Molé, c'était un homme d'esprit, il l'a prouvé quand il a reçu M. de Vigny à l'Académie, mais il était très solennel et je le vois encore descendant dîner chez lui son chapeau haut de forme à la main. Anecdotiquement, j'ai noté (où? peut-être wikipédia) lors d'une lecture à propos de Molé: "Molé était détesté de ses subordonnés qui lui reprochaient sa morgue", ce qui recoupe assez bien le chapeau haut-de-forme ... Cette réception à l'Académie, Sainte-Beuve y revient souvent, disant qu'elle est un événement littéraire, une légende. Vigny fut emphatique et trop long et Molé, qui l'exécuta dans sa réponse, restera fameux pour l'avoir remis à sa place, dit A.C. Il ajoute que c'est une affaire compliquée, qu'on a tort souvent de réduire à un affrontement entre classicisme et romantisme. Ami de Chateaubriand et amant de Mme de Castellane, Molé rompra cette amitié lorsque sa maîtresse lui préfèrera Chateaubriand, rencontré à Champlâtreux, ce qui ne l'empêchera pas de reprocher à Vigny d'avoir oublié de citer celui-ci dans les jalons de notre histoire littéraire. Portrait par Ingres de Mme de Castellane et texte en regard de Montesquiou, rendant compte d'une exposition: 

Mme de Castellane

Que dire des autres portraits? Si celui de la maréchale de Castellane, née Greffulhe, à défaut d'immortalité peut paraître assuré d'une élégante durée, c'est à la touchante grâce du modèle qu'il le devra, sous la fine auréole de ses frisons dorés, en l'exquise délicatesse d'un visage de fleur dont la tige est ce buste jeune, ce corps charmant simplement infléchi en une très féminine attitude que le peintre sut au moins surprendre et fixer (…) rien que le rappel, par le feuillage d'un camélia  se détachant sur une tenture garance, des carreaux de même ton, d'un tartan dont s'enveloppent prosaïquement les genoux de l'idéale jeune femme

Tiré du Carnet 1, A.C. montre quelques bribes de notes de Proust et les accompagne d'un extrait de Sainte Beuve (Une omission, etc.):  

... article sur Joubert, sur réception de Vigny (Carnet 1) / inertie de la pensée chez Sainte Beuve [M. Molé nous a déroulé  la chaîne dont M. De Vigny ne nous avait montré que les derniers anneaux d'or] (Carnet 1)

Une omission éclatante s'offrait au milieu du tableau que M. de Vigny venait de tracer [dans son discours de réception] de notre régénération littéraire, il avait négligé M. de Châteaubriand; M. Molé s'en est emparé avec bonheur, avec l'accent d'une vieille amitié et de la justice; il a ainsi renoué la chaîne dont le nouvel élu n'avait su voir que les derniers anneaux d'or.  

Sainte-Beuve est longuement revenu sur cette histoire dans son article nécrologique après la mort de Vigny. Ici, A.C. prolonge la citation précédente du paragraphe qui la suit dans les "Portraits littéraires" de Sainte-Beuve: Il y a longtemps qu'on ne parle plus du cardinal de Richelieu à l'Académie, lui que pendant plus d'un siècle on célébrait régulièrement dans chaque discours: cette fois la rentrée du cardinal a été imprévue, elle a été piquante : Cinq-Mars en fournissait l'occasion et presque le devoir. M. Molé n'y a pas manqué; le ton s'est élevé avec le sujet; la grandeur méconnue du cardinal était vengée en ce moment non plus par l'académicien, mais par l'homme d'Etat. 

Cette réponse au discours de réception  on la trouve ICI. Sainte-Beuve commente encore : Vigny fut blessé de ce que M. Molé sembla lui donner une leçon de tact en lui reprochant d'avoir dans Cinq-Mars dépeint Richelieu sous les traits d'un homme cruel et sanguinaire : "Vous trouverez naturel, sans doute, qu’au sein de cette compagnie dont il a été l’illustre fondateur, il s’élève une voix pour rappeler la gloire et défendre au besoin la mémoire du cardinal de Richelieu." , concluant en quelque sorte [cité par A.C. jusqu'à "convenance"]: En un mot, le tact de M. Molé a su, dans cette demi-heure si bien remplie, toucher tous les points de justesse et de convenance [: son discours répondait au sentiment universel de l’auditoire, qui le lui a bien rendu.]. Il n'y a aucun doute, dit A.C., dans l'affaire, quant à la préférence de Sainte-Beuve pour le tact de Molé face à l'indélicatesse de Vigny. 

Pressé par le temps, il bouscule une citation de Sainte-Beuve qui passe sans s'arrêter sur l'écran et qui était celle-ci, intéressante, mais on ne peut pas rester sur tout ...

Aujourd'hui les choses ont changé de point de vue: les deux acteurs du drame académique ont disparu de la scène du monde. Celui des deux qui n'était pas homme de lettres est volontiers sacrifié dorénavant par ceux qui sont du métier et qui prennent parti selon leurs préventions, sans savoir ni le premier ni le dernier mot de la comédie (…) [J'ai eu le souci] surtout [de] ne pas laisser travestir et dénaturer le personnage de M. Molé, de l'homme d'une rare distinction , qui eut de son côté ce jour-là, comme cela lui arriva souvent, le véritable esprit français, le tact et le goût. (…) Dans ce duel si fortuitement engagé avec M. Molé, les supériorités poétiques de M. de Vigny sont hors de cause et demeurent hors d'atteinte; mais dans les sphères humaines et même littéraires, c'est quelque chose aussi qu'un esprit fin, un esprit juste et un bon esprit. 

... car A.C. veut mettre en valeur le "coup de pied de l'âne" de Sainte-Beuve dans ses "Poisons" (ses "Notes et pensées" du tome XI des Causerie, la note XL), dont il pense que Proust avait connaissance : Vigny a donné une nouvelle édition de Cinq-Mars où il a mis son Discours de réception à l’Académie, en  y ajoutant quelque réfutation de celui de M. Mole: « Mais, en le réfutant, je me suis bien gardé de le nommer, disait-il l’autre jour chez la princesse de Craon ;  je me suis souvenu que Corneille et Racine avaient donné  l’immortalité à certains critiques en les nommant. » — Il a dit cela sans rire. Mais il me semble que la citation avait déjà été donnée dans une leçon précédente. 

Pour une présentation en longueur de toute l'affaire Molé/Vigny par Sainte-Beuve, on peut aller lire CECI (dont sont extraites les dernières citations). Pour le discours même de réception de Vigny, en date du 29 janvier 1846, il est ICI. 

Plastron d'académicien

ET DONC ? Tout cela, qui m'a fort intéressé, riche de citations et de références, est malgré tout un peu ... foutraque. Si j'étais de l'autre côté de l'estrade et supposé en possession du même fond de culture, ce qu'à Dieu ne plaise, il me semble que ...

Mais il est plus sage que je me souvienne de Parménion, général d'Alexandre le Grand. La cité de Tyr refuse de se soumettre aux macédoniens . Le siège est acharné. Alexandre l'emporte. Darius III souhaite une négociation de paix, va jusqu'à offrir la main de sa fille et tous les territoires à l'Ouest de l'Euphrate. "J'accepterais, si j'étais Alexandre" se permet le général, pour s'entendre répondre: "Mais moi aussi j’accepterais, si j’étais Parménion".

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